L’Empire et quelques “râles d’agonie”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’Empire et quelques “râles d’agonie”

19 avril 2023 (17H25) – J’admire immensément ceux qui peuvent parler avec une certaine sureté des aventures, des ambitions, des buts et de la signification des ‘Pentagon Papers-II’, – on leur donne ce nom d’emprunt puisque la désignation est aujourd’hui courante mais il faut alors rendre à Ellsberg, l’homme des ‘Pentagon Papers’ de 1971, – devenant alors ‘Pentagon Papers-I’, – ce qui lui revient historiquement. J’avoue poursuivre mon odyssée de l’inconnaissance assumée de cette fuite majeure attribuée avec assurance à un gamin de la Garde Nationale (Air) du Massachussetts, mais avec la conviction que cette inconnaissance est le signe assuré d’une situation générale extraordinaire.

Je vais m’attacher à un exemple, parce qu’il est fameux et goûteux me semble-t-il. Un autre signe des temps est que l’on n’éclate pas de rire ni d’un haussement d’épaule en le citant, et notamment parce que l’auteur de l’analyse est une plume énigmatique qui a déjà prouvé son introduction dans les couloirs des mystères politiques. Il s’agit de John Helmer, dont nous écrivions ceci en juin 2016, – et il n’y a aucune raison pour que je change un mot de ce jugement d’il y a sept ans :

« A la fin de son article, Zuesse cite une autre source, John Helmer, sur son site ‘Dances with Bear’. Helmer est un citoyen américain vivant depuis très longtemps à Moscou, à la fois dans le monde des affaires mais aussi dans celui de la communication, soit comme correspondant, soit comme éditeur indépendant. Il est en général considéré comme une source disons “originale”, à l’image d’un Israël Shamir, avec des contacts inédits dans divers milieux de direction, en Russie et avec des connexions US. Il fait en général clairement partie des commentateurs US de type “dissident” par rapport au Système, sinon clairement antiSystème (selon les sujets)... »

Dans son texte du 15 avril 2023, Helmer compare cette fuite des ‘Pentagon Papers-II’ à « un râle d’agonie de l’empereur mais pas encore de l’empire ». Il se réfère aussitôt à l’histoire de Rome, à la liquidation de Caligula comme début de l’agonie, à une succession d’empereurs divers jusqu’aux dernières créatures fantomatiques, quelques siècles plus tard...

« Par la suite, il n'y eut plus que des empereurs fantômes : le véritable pouvoir se trouvait dans l'armée romaine. Mais le pouvoir de l'armée se réduisit de plus en plus géographiquement à mesure qu'elle manquait d'armes pour prélever le tribut et imposer son protectorat fiscal, jusqu'à ce qu’elle ne puisse plus se protéger elle-même. 

» L'histoire montre que l'empire ne meurt pas aussi rapidement que l'empereur. »

Ensuite, Helmer y va franchement. Il développe sa thèse qui consiste à annoncer que les États-Unis sont devenus un empire en complète dégénérescence, tout entier soumis à la puissance et au bon vouloir de ses généraux. Nul ne serait désormais censé prétendre à la présidence s’il n’est pas adoubé par le Joint Chief of Staff ; en attendant, estime Helmer, la bataille est engagée entre les militaires et les “caligulistes”, – c’est-à-dire les neocon dans leur position d’irresponsables et de “fouteurs de merde” (selon le mot fameux d’Obama concernant le premier des caligulistes, Joe-Caligula lui-même : « On sous-estime toujours la capacité de Joe à foutre la merde »). D’où cette orientation de la fuite ‘Pentagon Papers-II’ à saboter toutes les illusions sur les capacités ukrainiennes et les espérances de la future contre-offensive déjà cent fois repoussée...

« Ce que les Pentagon Papers signifient, c'est que les États-Unis se dirigent vers un régime militaire. Un président en exercice ou un candidat qui n'a pas l'aval de l'état-major interarmées ne peut pas gagner ou conserver le pouvoir. Cette forme de régime militaire ne vise pas tant à sauver l'empire des Russes en Europe et des Chinois en Asie, – l’armée de terre, la marine et l'armée de l'air américaines sont déjà en train de perdre ces deux guerres. Ils ont fait part de leurs avertissements à un garçon malchanceux dans une base aérienne de Cap Cod afin de réduire leurs pertes et de se préserver pour combattre un autre jour.

» En conséquence, les Pentagon Papers marquent le début de leur lutte contre les caligulistes du département d'État, comme Antony Blinken et Victoria Nuland, et contre la faction dite des neocon du parti démocrate.

» Cela signifie également que les voix militaires américaines alternatives que vous voyez sur Youtube, – le colonel Douglas McGregor, le lieutenant-colonel Anthony Shaffer, le major Scott Ritter et les vétérans de la CIA comme Philip Giraldi, Larry Johnson et Ray McGovern, – essaient elles aussi de sauver l'empire américain. Ils ne sont ni prorusses ni prochinois. Ils ne veulent pas voir les forces américaines défaites de manière si complète qu'aucun des alliés n'acceptera de payer la facture pour être protégé.

» C’est l'objectif des Pentagon Papers que le général Mark Milley, président sortant de l'état-major interarmées (JCS), et le général Charles Brown, chef d'état-major de l'armée de l'air américaine (USAF) et candidat à la succession de Milley, tentent d'atteindre depuis qu'une opération de fuite des documents JCS les plus confidentiels sur la guerre en Ukraine a été lancée par la chaîne de commandement de l'armée de l'air, de son sommet à sa base, en décembre dernier. Cette opération n’a atteint sa cible qu'en avril, – le tir de missile guidé le plus lent de l'histoire de l'USAF. » 

Ce qui m’a le plus étonné dans ce développement, c’est mon peu d’étonnement à le lire attentivement, – ou disons, à le relire. Mon premier coup d’œil avait été un peu moqueur, avec un “allons, allons” intérieur ; puis, y revenant, et me faisant la remarque qu’après tout, oui, non, ce n’est pas vraiment absurde ni insensé, ni rêveries enfiévrées de provocateur et de complotistes comme disent nos matons de la vertu... Non, je me suis dit : “C’est bien possible, après tout”, – ou plutôt : “C’est bien possible après tout, mais c’est un peu trop ordonnée comme perspective”.

Voici le plus surprenant, effectivement : ma pensée, à venir et y revenir, a conclu que cette perspective de John Helmer était un peu trop structurée, un peu trop contrôlée, – un peu trop “sage” ? Oui, effectivement alors qu’on aurait pu croire que j’aurais écarté cette idée comme trop audacieuse et trop extravagante, – la juger au contraire un peu trop sage pour offrir une possibilité de prendre en main l’immense bordel d’hystérie et de corruption qu’est devenu le pouvoir dans la civilisation occidentale, et expressément aux États-Unis, représentant sans concurrent de ce qu’il y a de plus grossier à cet égard. Je pense effectivement, et sincèrement je le dis, que si les généraux voulaient prendre le pouvoir en y mettant les formes comme il se doit, en promouvant la démocratie, etcetera, ils n’y parviendraient pas.

Enfin, Helmer est-il fondé à développer cette thèse ? Autrement dit : est-il fondé à transporter la scène de la bataille des terribles tranchées ukrainiennes aux sordides et furieuses batailles bureaucratiques de Washington D.C. ? J’ai trouvé une réponse qui me satisfait d’autant que je plaide depuis longtemps pour cette idée que l’essentiel est ce qui va se passer à Washington D.C., et non à Kiev ni à Bruxelles, ni même à Moscou-Pékin. Cette réponse est bien résumée par le court chapô d’un article de Joe Lauria, de ‘ConsortiumNews’ sur les fuites des ‘Pentagon Papers-II’, – qui nous dit en fait que le simulacre est mis à nu  et qu’il va falloir passer au travail sérieux, – le baston à Washington D.C. :

« Des documents de renseignement américains divulgués ont révélé la désinformation occidentale sur [le simulacre de] victoire de l'Ukraine dans la guerre. Maintenant, les combats intenses se déplacent vers Washington. »

Lauria cite un article de ‘Foreign Affairs’, la revue vénéré du CFR (Council of Foreign Relations), par deux plumes prestigieuses du Royaume du Simulacre de l’américanisme, nous expliquant comment il va falloir que nous nous arrangions d’une situation générale dont on déduit de la lecture studieuse des fuites qu’elle a tout pour devenir catastrophique... Car...

« Écrivant dans l’uber-Establishment Foreign Affairs, l’ancien fonctionnaire du Département d'État Richard Haass et  Charles Kupchan, chercheur principal au Council on Foreign Relations,  écrivent qu’“il est difficile de se sentir optimiste quant à la direction que prend la guerre”. »

Ensuite, Lauria développe l’argument des deux compères Haas-Kupchan. C’est à la fois désenchanté et enchanteur ; désenchanté parce qu’on est si loin des trompettes de la Renommée sonnant devant la forteresse du Kremlin aux abois ; enchanteur parce qu’on veut nous faire croire qu’en l’hypothèse d’une Russie qui l’emporterait, on parviendrait à convaincre cette même Russie de s’asseoir à une table de négociations devant un Zelenski qui aurait reçu un nouveau programme pour terminer cette guerre dans l’honneur et la respectabilité.

« “À la fin de cette saison des combats”, indique l’article, “les États-Unis et l'Europe auront également de bonnes raisons d’abandonner leur politique déclarée de soutien à l'Ukraine ‘aussi longtemps qu’il le faudra’, comme l’a dit le président américain Joe Biden...”

» Et qu’est-ce qui vient ensuite ? “Les alliés de l'OTAN entameraient un dialogue stratégique avec la Russie sur le contrôle des armements et l’architecture de sécurité européenne au sens large”.

» Incroyablement, c’est ce que la Russie demandait avant son intervention de février 2022 et elle a été repoussée par l’OTAN et les États-Unis. Maintenant, un article de ‘Foreign Affairs’ le recommande.

» N'y a-t-il pas de meilleur signe que l'Ukraine a perdu cette guerre ? »

Ou bien : “N’y a-t-il pas de meilleur signe qu’ils n’ont toujours rien compris ?” Croit-on que la Russie et Poutine, après avoir été trainés dans la boue et les excréments des égouts du diable comme jamais aucun pays ni dirigeant ne furent, accepteront de reprendre les relations d’antan, un peu à la manière d’un Minsk-III, avec le couple Merkel-Hollande à la manœuvre ? Avec un Zelenski qui nous aurait fait le coup de passer victorieusement le test d’un “néo-Maidan” après sa victorieuse défaite ? Nous allons de simulacre en simulacre...

Ces diverses agitations, dont désormais les ‘Pentagon Papers-II’ sont le moteur nous révélant probablement l’existence d’une résistance (contre les “caligulistes’-neocon de la politiqueSystème) organisée au sein du Pentagone, indiquent qu’effectivement la guerre interne de Washington D.C. est devenue le centre dynamique du “tourbillon crisique”. Il semble bien que les neocon vont très loin, trop loin cette fois alors qu’ils n’ont absolument plus les forces de protection dont ils disposaient en 2002-2003, et leur entreprise de ‘regime change’ au Kremlin en train de se retourner contre eux à Washington D.C. Tenter de deviner sur quoi va déboucher cette dynamique est une entreprise dépourvue du moindre intérêt : nul ne peut rien dire à ce propos tant les éléments impliqués dans ce bouleversement sont nombreux, incontrôlables et sans la moindre coordination. On peut simplement avancer le constat que nous sommes vraiment entrés dans la phase active et opérationnelle de la catastrophe.

Veut-on une conclusion ? Pourquoi pas celle de Don Casey, spécialiste des catastrophes de l’effondrement, adepte d’une théorie des cycles, qui admet évidemment que nous entrons justement dans la période catastrophique qui clôt un cycle. Assez tristement et lugubrement, il observe ceci pour les États-Unis d’Amérique après avoir observé que Biden et les démocrates ont le même langage que Robespierre en 1793 ; et il termine, malgré la forme de sa péroraison, bien plus par un souhait que par une prévision, – comme nous, comme vous, comme moi, “il sait qu’il ne sait rien”...

« Il y a quelques années, un sondage a été réalisé auprès des membres de la génération X. Il s'est avéré qu'ils étaient plus nombreux à croire que des extraterrestres allaient envahir le pays qu'à penser qu'ils allaient bénéficier de la sécurité sociale. Les gens n'ont plus guère confiance dans le “système”, la société ou le gouvernement.

» Si l'on remonte au début du XXe siècle, le pays n'était pas vraiment politisé. Les gens se préoccupaient de leur propre vie, de leur famille et de leur communauté locale. Les Américains partageaient une culture, des croyances et des valeurs communes, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Aujourd'hui, le pays est devenu affreusement politisé : tout le monde parle fort et utilise les votes comme des armes contre ses voisins. C’est devenu une nation d’horribles dénonciateurs.

» C’est pourquoi je pense que le prochain bouleversement ressemblera à une révolution. Il est probable qu’elle sera vraiment terrible car nous sommes confrontés simultanément à une catastrophe économique, au chaos politique, à un bouleversement social et démographique, et probablement aussi à une situation de tension guerrière. Les gouvernements considèrent souvent la guerre comme un moyen d’unir le pays.

» Alors, que va-t-il se passer ?

» Je pense que dans 50 ans, les États-Unis et la plupart des pays n'existeront plus sous leur forme actuelle. La meilleure solution est un éclatement pacifique en petites subdivisions politiques. Par opposition à une guerre civile, qui est une lutte entre un ou plusieurs groupes pour le contrôle d'un gouvernement central. »