Le technologisme dans l’Histoire: une autre appréciation

Ouverture libre

   Forum

Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 2343

Le technologisme dans l’Histoire: une autre appréciation

L’article de William Pfaff et la présentation qu’en fait “GEO” dans cette rubrique le 23 janvier 2010 me suggèrent de proposer une alternative aux thèses présentées, à la fois, d’une façon paradoxale, nuancée et radicale. Il y a en effet une occurrence remarquable, et méritant quelques remarques, entre cet article et l’essai La grâce de l’Histoire, à laquelle je travaille, et singulièrement sa Cinquième Partie («La transversale du technologisme»), à laquelle je travaille précisément, je veux dire à cette heure même. (On notera également combien cette question est liée, dans un de ses volets, au F&C du 27 janvier 2010.)

Je me situerais en réalité, non pas entre Pfaff et Wills même s’il le paraît à toute première vue (aspect nuancé), mais en dehors de Pfaff et de Wills (aspect radical). Il est incontestable que l’argument de Wills est trivial et pauvre, en plaçant un rapport de cause à effet direct, quasiment mécanique, entre un artefact du technologisme (la Bombe) et un développement historique majeur (la transformation du pouvoir politique US en cette “présidence impériale”, instrument brutal, hors du contrôle du vertueux check & balance originel, lancé dans une politique belliciste d’expansion, etc.). C’est l’argument d’une psychologie (celle de Wills) aveuglée par la vertu de l’américanisme, laquelle vertu serait affirmée comme axiome fondamental de la modernité (vertu trahie et pervertie par la Bombe, mais réaffirmée comme vertu puisqu’il faut être vertu pour être vertu trahie et pervertie).

Pour autant, il me semble que l’argument de Pfaff est contestable lorsqu’il avance des remarques qui font penser que c’est la conception de la politique expansionniste (avec aspect messianique) qui a précédé les créations technologiques et, d’une certaine façon, dans tous les cas ont peut le supposer, les aurait suscitées. A mon sens, il est impossible de dissocier le technologisme de ce que je nomme, en empruntant l’expression à Guglielmo Ferrero, “l’idéal de puissance” qui, après s’être manifesté principalement dans le pangermanisme, se manifeste notamment dans la politique expansionniste panaméricaniste dans son sens véritable et non continental (expansionnisme US naissant au XIXème siècle et commençant à s’affirmer à la fin du XIXème siècle, wilsonisme, néo-wilsonisme, expansionnisme du Pentagone et du complexe militaro-industriel, néo-conservatisme, peu importe). Le technologisme nourrit “l’idéal de puissance” comme l’énergie développée à partir du “choix du feu” nourrit la machine; et “l’idéal de puissance”, à son tour, alimente en vertu le technologisme, en lui fournissant les “idées”, voire les “idéaux” pour le justifier. On parlerait d’un “dynamisme matérialiste” (plus que “matérialisme”) et d’un “utopisme matérialiste”. Les deux sont intégrés.

Le cadre général est qu’il y a eu, à cet égard, une rupture radicale à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècles à cause de divers événements (Révolution française et développement de la machine à énergie thermodynamique), qui ont accéléré d’une façon décisive le développement du binôme technologisme –“idéal de puissance”, et justement selon une dynamique irrésistible qui lie d’une façon définitive les deux phénomènes. (“Définitive”, jusqu’à ce que l’un et/ou l’autre des deux phénomènes parvienne(nt) au terme de sa course jusqu’au collapsus, comme la possibilité de plus en plus probable en existe aujourd’hui.) En ce sens, qui est celui du rythme, de la puissance dynamique, de l’emportement déchaîné, ce qui se passe depuis le XIXème siècle ne ressemble à rien en substance à ce qui a précédé. C’est une dynamique qui passe d’une puissance à l’autre (Allemagne et USA principalement), avec des références nationales certes, mais faussaires et sans nul souci de la spécificité nationale avec sa légitimité régalienne (d’où la puissance conceptuelle de la “globalisation” au terme du processus, avant d’arriver au moment du collapsus possible/probable). C’est d’ailleurs la définition de la modernité. Cela correspond parfaitement au mot (souligné en gras dans la citation) qui avait terrifié Stendhal et lui avait fait abandonner, autour de 1825, son engagement pro-américaniste pour une position contraire. (Dans Stendhal et l’Amérique, Michel Crouzet, éditions de Fallois, Paris, 2008.)

«[Stendhal] s’oppose au credo fondamental de l’époque. Saint-Simon a eu le coup de génie de voir que l’industrie considérée d’un point de vue “historial” était l’achèvement des Lumières, ou si l’on veut un langage plus moderne, le point où la pensée métaphysique se réifie et s’abolit dans la pensée de la technique qui occupe et ferme tout l’horizon. Les Lumières, c’est désormais l’industrie, a indiqué brillamment H. Gouhier.» (Cette formule soulignée en gras, où l’on pourrait remplacer “industrie” par “technologisme”, valant bien «le communisme, c’est le socialisme plus l’électricité» du père Lénine – le communisme n’étant dans ce cas qu’une annexe de la dynamique décrite, sans capacité technologique suffisante pour jouer un rôle central, et ayant servi plutôt d’“Ennemi” utile, comme on dit “idiot utile”, pour justifier la poursuite de l’expansion de l““idéal de puissance”/technologisme. Notez bien que, par rapport à cette citation, et en raison de l’importance que j’accorde aux idées comme atours somptueux du technologisme, j’aurais une réserve sur l’observation: «…le point où la pensée métaphysique se réifie et s’abolit dans la pensée de la technique qui occupe et ferme tout l’horizon». Je pense au contraire qu’il y a eu tentative, par l’idée dans l’emploi que je définis, de grandir jusqu’à la métaphysique “la pensée de la technique”, ou technologisme; l’échec n’en sera que plus piteux et catastrophique – car, comme l’on dit, “plus dure sera la chute”.)

La grande question est de savoir où se situe l’étincelle de départ de ce changement de substance: dans la matière ou dans l’esprit? Dans la machine faisant le “choix du feu” ou dans les idées révolutionnaires déstructurantes, d’ailleurs plus cohérentes et plus efficaces du côté de la Grande République (Révolution américaine) que du côté de la Révolution française? (La Révolution française, accident colossal et essentiel mais accident tout de même, et accident paradoxal, parce qu’elle est antagoniste de la substance structurante de la tradition française, qu’elle n’a pas fondamentalement modifiée, la France retrouvant sa substance structurante après la Révolution.) Mon idée est que les choses sont évidemment mélangées et nullement tranchées mais que, dans ce marché faustien, la matière a bien entendu le dessus à cause de l’incomparable puissance dynamique du technologisme, qu’elle dispose du reste en réalité, conduisant les esprits qu’elle emprisonne à inventer les idées pour parer un mouvement qui est pur dynamique matérialiste déchaînée des beautés rassurantes et quasiment métaphysiques des idéologies et de la morale. L’“idéal de puissance” est la parure richement enluminée d’une politique dont la source impérative se trouve dans la puissance du technologisme. De ce point de vue, il n’y a pas d’“histoire du technologisme”, il y a une histoire générale annexée et transformée par le technologisme, et qui s’affirme “Histoire” pure pour éviter le doute radical de l’esprit prisonnier de la matière (avec tentatives épisodiques de proclamer “la fin de l’Histoire” dans le bonheur accompli, pour tenter d'achever le cycle). La tromperie est complète, et, bien entendu, beaucoup plus sophistiquée que dans l’argument de Wills.

Sur le fond, le débat n’est nullement tranché (débat entre “idéal de puissance” et “idéal de perfection”, ce dernier indiquant l’orientation vers une autre politique qui s’oppose à la puissance et au technologisme). Au contraire, il est destiné à être relancé, ne serait-ce qu’à cause de ce que nous montre la situation actuelle qui voit l’agonie de l’“idéal de la puissance”. Tout cela, bien entendu, forme une part essentielle du propos développé dans La grâce de l’Histoire.

Philippe Grasset