Le Sud de Spengler

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le Sud de Spengler

5 juillet 2025 (16H50) – Je suis toujours resté bien hésitant et même réticent devant les multiples critiques et condamnations que l’on fait continuellement pleuvoir sur “le Sud”, – la Confédération des Etats-Unis (CSA) qui fit sécession en 1861. Je fus toujours attiré, d’intuition et selon un sens difficilement explicable qu’il est des défaites (celle de Lee dans ce cas) où l’on reconnaît la noblesse, la dignité et la valeur d’une cause dans les qualités de celui qui la représente, nécessairement supérieures à celle de son vainqueur venu sur le champ de bataille dans les chemins de fer puants à la fois de charbon et de la corruption des capitalistes.

Note de PhGBis : « J’ai toujours pensé, avec sources à l’appui, que PhG pensait que la chanson “Le Sud”, de Nino Ferrer (chanteur en vogue lors de sa jeunesse, fin des années 1960, qui se suicida en 1998 après s’être dissimulé sous les traits d’un plaisantin à la mode ‘yéyé’ avant de rompre furieusement avec cette mode), évoquait indirectement, – quoi qu’il y parle de la Louisiane, –  le Sud des Sudistes de la Confédération. »

J’avais été frappé, il y a une trentaine d’années, de lire dans un commentaire de William Pfaff, historien pourtant de belle tendance libérale dans le meilleur sens du terme (Tocqueville), l’hypothèse qu’il aurait été bien préférable que le Sud l’emportât. Ainsi, expliquait Pfaff, nous aurions évité la constitution de ce monstre épouvantable et catastrophique que sont les USA-Système, les USA-Washington D.C. avec tous leurs complexes militaro-, technologico-, communicatio-, corrupto-, malades de puissance et ivre de bombes et de sang, hystériques d’hégémonie de ce monde d’Alice au Pays des Merveilles qu’ils ont dessinés dans leurs délires.  

Pfaff estimait qu’alors l’esclavage aurait rapidement été aboli, pour des raisons économiques, et les Noirs ne serraient pas allé chercher la “liberté” dans les ghettos pourris des grandes villes du Nord et dans les usines puantes où ils étaient payés moitié prix des Blancs et, plus tard, dans les narco-gangs épouvantables de ces mêmes quartiers pourris qui font l’essentiel de la modernité urbaine des USA, qui définissent si parfaitement les USA qui l’ont emporté en 1865 et ce que sont devenus les USA depuis Appomatox.

Au regard des performances diverses dont le “Nord” devenu USA en pleine puissance nous a abreuvés depuis la victoire d’Appomatox, y compris l’infection de l’esprit de la modernité répandu dans le Sud comme une peste, je ne vois rien qui ait jamais fondamentalement mis en cause mon intuition de Sudiste, et tant de choses m’ont conforté du contraire. Je me suis souvent et longuement attardé, pour résumer mon propos, à ce que j’ai nommé « Le paradoxe d’Appomatox », du nom du lieu-dit choisi par les deux hommes pour que le général Grant, chef des armées du Nord y recueillît la capitulation du général Lee, chef  de l’armée de Virginie du Nord et des armées de la confédération.

C’est vrai, ce fut un immense paradoxe qui renvoie directement à l’affrontement de la modernité monstrueuse écrasant les restes combattant jusqu’au bout d’un esprit de la tradition comme celle dont beaucoup de nous se réclament aujourd’hui. Ce paradoxe était couronné par cette singulière circonstance que Grant avait servi sous les ordres de Lee qu’il adulait avant la guerre de Sécession et que Lee, unanimement reconnu comme le plus grand général de l’armée avant la sécession, s’était vu proposé par Lincoln le commandement des armées du Nord en avril 1961, avant de refuser, deux jours plus tard, préférant se ranger du côté de son État (sécessionniste) de Virginie, sa véritable patrie, son identité fondamentale, et de prendre le commandement de ses armées.

Je reprends un long passage d’un texte plus récent écrit à l’occasion des retentissantes victoires des troupes des zombies wokistes-progressistes abattant les statues de Robert E. Lee. J’y reprends des passages du texte initial sur « Le paradoxe d’Appomatox », où je mettais en évidence l’extraordinaire contradiction entre la “cause infâme” que servait Lee et les formidables qualités morales, d’intégrité et de dignité de ce général, les deux choses mises en évidence sans souci de l’étrange contradiction par Grant lui-même dans ses mémoires dont on lit des extraits :

« Le texte venu des Personal Memoirs de Grant fait partie de l’article « Le paradoxe d’Appomatox », du 06 janvier 2012.

» “Je ne sais ce qu’étaient les sentiments du Général Lee. Comme il s’agissait d’un homme d’une très grande dignité, avec un visage impassible, il était impossible de dire s’il se sentait heureux intérieurement que tout cela soit enfin arrivé à son terme, ou s’il éprouvait une grande tristesse à propos de l’issue, parce qu’il avait assez de retenue pour ne pas montrer ses sentiments. Quels qu’aient été ces sentiments, ils échappaient complètement à ma perception ; mais mes propres sentiments, qui avaient été d’une grande jubilation à la réception de sa lettre [de capitulation] étaient à la fois de tristesse et de dépression. Je me sentais absolument étranger à la joie en voyant la chute d’un adversaire qui s’était battu avec tant d’alacrité et de vaillance, et qui avait tant souffert pour une cause, bien que cette cause fut, selon mon estimation, l’une des pires pour laquelle un homme ait jamais combattu, et l’une pour laquelle on pouvait imaginer le moins d’excuse possible. Quoi qu’il en soit, je ne mettais pas une seconde en doute la sincérité du plus grand nombre de ceux qui s’étaient opposés à nous. [...] Nous [Grant et Lee] nous laissâmes rapidement entraîner dans une conversation à propos du bon vieux temps de l’armée. [...] Notre conversation était si agréable que j’en oubliais quasiment le but de notre rencontre. Après que la conversation se soit déroulée pendant un certain temps dans ce sens, le Général Lee rappela à mon intention le véritable objet de notre rencontre. [...] Mais alors, nous recommençâmes à diverger vers une conversation complètement étrangère au sujet qui nous avait réuni. Cela se poursuivit pendant un certain temps, quand le Général Lee m’interrompit à nouveau pour me suggérer de rédiger les termes que je proposais pour la reddition de son armée...

» Le paradoxe mentionné dans le titre est, bien entendu et pour mon compte, dans ceci qu’on se demande comment un homme d’une telle stature morale et d’une telle dignité, comme le décrit Grant, peut avoir servi l’une “des pires causes pour laquelle un homme ait jamais combattu”. Le paradoxe l’est tellement qu’on se demande s’il n’y a pas contradiction, et au-delà, erreur quelque part, sur l’un des termes. Le verdict est vite rendu : si Lee était bien cet homme d’une telle qualité, la cause qu’il servit ne pouvait certainement pas être “l’une des pires...”, etc. La véritable histoire rend compte de cela (voir La désinformation autour de la Guerre de Sécession, de Alain Sanders, Atelier Fol’fer, 2012).

» Cela m’engage à progresser encore dans la citation du texte d’où est extrait la citation de Grant. Il était écrit en commentaire de cette citation, justement à propos du “paradoxe” auquel il est donné une autre signification, mais rejoignant bientôt celle que j'ai mentionnée :

» “Le paradoxe d'Appomattox tient à ceci que Lee dut encourager Grant qui semblait défaillir, le soutenir, l'exhorter à accomplir cette cérémonie horrible de la reddition que lui-même allait devoir subir parce qu'il était le vaincu. L’anecdote a peut-être plus de signification qu'il y paraît, et c'est dans cet état d'esprit que nous la présentons. Un monde disparaît à Appomattox. C’est une surprise réelle de constater combien cette issue pèse, à l'instant, sur celui qui représente le nouveau monde. L'attitude de Grant pourrait paraître également symbolique, comme si l'esprit de l'homme était chargé d'une prescience des drames à venir. Elle résume le drame américain au moment où l'Amérique, parallèlement à l'Allemagne, cède à son tour au vertige de devenir un système. [...]

» “Appomattox ouvre une période d’intense expansion de la puissance industrielle et économique de l'Amérique. Plus rien ne freine désormais l'expansion des conceptions américaines, sinon quelques tribus d'Indiens que Sherman, le vainqueur d'Atlanta et de la Géorgie, ira prestement liquider comme il faut (“Un bon Indien est un Indien mort”). L'époque du “capitalisme sauvage” commence. Elle va faire des fortunes colossales et hisser l'Amérique au premier rang des nations industrialisées, dès la fin du XIXème siècle. A quel prix ? L'anecdote d'Appomattox semble nous le suggérer. Le général Grant, “triste et dépressif”, devant sa victime qu'il admire, qui s'est battue pour une cause dont le même Grant nous dit pourtant qu'elle est “la pire” qu'on puisse imaginer ; comment concilier ce jugement catégorique sur l'horreur de la cause défendue, et la noblesse, et la grandeur de celui qui la défend, y compris dans cette adversité, et si admirables noblesse et grandeur finalement que c'est Lee qui rappelle le vainqueur à son devoir cruel ? Comment, sinon en se référant à la contestation, très active aux États-Unis aujourd'hui encore, de la présentation qui est faite en général des causes profondes de la guerre de Sécession, c'est-à-dire en s'interrogeant sur la validité du jugement de Grant sur la cause que défend Lee. De même, le sentiment dépressif et triste de Grant ne représente-t-il pas, d'une façon symbolique et comme par prescience à nouveau, une indication du fardeau dont va être désormais chargé le caractère américain ? En 1879, le docteur Beard, éminent psychologue, établit le diagnostic de la neurasthénie et définit cette maladie comme “la nervosité américaine, [qui] est le produit de la civilisation américaine. [...] Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste : dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée”. »

Rencontre de Spengler et de Robert E. Lee

Certainement, il s’agit d’un bien long extrait, – et je n’en ai pas fini ! Mais je trouve qu’il fait une très bonne introduction à ce texte « Oswald Spengler et la Confederation » de Constantin von Hoffmeister du 3 juillet 2025. Von Hoffmeister extrapole à partir de textes et de conceptions d’Oswald Spengler, ce que ce même Spengler pensait de cette Guerre de Sécession, et pourquoi il avait pris fait et cause pour le Sud, écartant tous les arguments sociologistes, pseudo-racialistes et sociétaux pour en venir à l’essentiel.

Le sous-titre que choisit von Hoffmeister nous dit effectivement tout sur la pensée et le jugement de Spengler sur le Sud dans cette terrible querelle qui constitue la véritable ouverture de la phase finale du « déchaînement de la Matière » nous conduisant au terme de notre piètre et catastrophique aventure. Le titre dit : « Le Sud comme dernière résistance de l’Esprit Aristocratique contre la Machine ». Là-dessus, certes, nous pouvons défiler au nom de l’antiracisme, de l’égalitarisme et de la morale progressiste, cela nous fait une belle jambe (la marche, c’est bon pour les jambes) et la délicieuse sensation de pouvoir entièrement penser avec ses pieds ; et terminer tout cela par la mise à bas de la statue de Robert E. Lee sur son superbe cheval, – c’est le pied, rien de moins !

« Le Sud saignait à un rythme qu'aucun algorithme industriel ne peut mesurer, son tempo mesuré à travers les champs de coton et les sermons de porche, la chevalerie s'élevant du sol telle une chaleur. Spengler ne se contentait pas d'observer. C'était de la divination, lisant des présages à l'ombre d'empires en ruine. La Confédération devint pour lui une forme, sculptée non par la politique ou le parti, mais par la mémoire du sang et la gravité ancestrale. L'aristocratie des planteurs, héritière d'un mythe guerrier-agriculteur, se dressait devant lui comme la dernière caste légitime du Nouveau Monde : créatures de cérémonie et de sacrifice, et non de cours boursiers ou de cartes électorales. Leur monde respirait le temps cyclique, où la lignée primait sur la légalité et où l'épée sanctifiait le sceptre. Dans leurs codes d'honneur et leurs églises retentissantes, Spengler ne voyait ni péché ni régression, mais l'épanouissement final de la haute culture avant son enterrement rituel sous des couches de bureaucratie, de finance et de spectacle de masse. Il observait le Nord approcher, sans âme et endurci, une civilisation déguisée en croisade, propulsée par des machines et des slogans moraux, prête à réduire en miettes chaque sommet de l'esprit aristocratique.

» La machine faustienne, désormais incontrôlée, accélérait à travers le continent avec une soif qu'aucun mythe ne pouvait apaiser. Sa promesse était la liberté, son outil la machine, son essence une expansion sans axe. Spengler notait cela comme le mouvement crépusculaire de l'Ouest, où la quantité régnait sur la qualité et où la conquête dépassait la contemplation. Lincoln devint le prophète du système, le visage gravé dans la pierre tandis que le vieux monde brûlait derrière lui. L'Union, selon Spengler, n'a pas seulement vaincu la Confédération. Elle a consacré la domination de l'abstrait, de la surrèglementation, du progressisme sans âme. Robert E. Lee, quant à lui, ne défendait pas une politique, mais une vision : l'image noble de l'homme tragique, façonné par le devoir, ancré dans l'être, élevé par le sacrifice. Il était l'Ulysse de la cité mourante de Spengler, armé de dignité plutôt que de dogme. La guerre devint métaphysique : un affrontement entre l'âme enracinée et la logique inquiète d'une croissance infinie. La victoire fut froide, chirurgicale, implorée dans le langage profond du mythe, et c'était, pour Spengler, la plus grande défaite.

» La Confédération, autrefois dépouillée de sa surface historique, se transforma sous la direction de Spengler en un archétype culturel. Ses monuments devinrent moins des monuments de marbre et davantage des symboles de résistance métaphysique : un écho de la force dionysiaque à l'âge d'Apollon. Il ne nia pas les contradictions du Sud ; il les transfigura en tragédie, une beauté tragique forgée par la loyauté à la forme, à la caste, à l'éternel sur le temporel. Pour Spengler, cette région, ce peuple, cet ordre – aussi imparfait fût-il – représentaient la résistance finale de l'âme de l'histoire face à la machine de la civilisation. Là où le Nord gouvernait selon des codes impersonnels, le Sud gouvernait selon des rôles hérités. Là où le Nord uniformisait, le Sud sanctifiait. La défaite ne fut donc pas seulement militaire ; ce fut une décapitation spirituelle. Un monde de silence remplaça un monde de chants cultivés. Le drapeau confédéré, dans l’iconographie de Spengler, devint moins un symbole de rébellion qu’une relique en lambeaux d’une vie organique submergée par la force aseptique des techniques modernes.

» Dans le schéma plus large de Spengler, la guerre reflétait le lent massacre de la Grèce par Rome, le triomphe de César sur Socrate, le triomphe froid de l’impérialisme sur la culture. Spengler a écrit Le Déclin de l’Occident non pas pour raconter l’histoire, mais pour la sculpter, pour tracer les contours de ces seuils civilisationnels et alerter sur ce qui se trouve de l’autre côté. L’Amérique, pour lui, a choisi la voie de la cité-État tardive : rationalisée, centralisée, à l’âme diminuée. La culture s’ossifie, puis se calcifie, jusqu’à ce que le sacré devienne contenu et que l’homme sacré devienne consommateur. Spengler voyait dans la Confédération une marée descendante, la lueur finale du crépuscule sur un champ de bataille déjà obscur. Il n'était jamais question de race ou de région ; il s'agissait de la dignité métaphysique des limites, de la hiérarchie, du devoir hérité. Une fois cette notion éteinte, l'Amérique devint tout autre chose : un laboratoire des derniers hommes, un comptoir de comptabilité pavé sur un champ de bataille. Le Sud tomba, et dans sa chute, l'Ouest reconnut son avenir. »