Le diable d’Adèle

Ouverture libre

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 3317

Le diable d’Adèle

Fin novembre 2019 Adèle Haenel fait la une de Médiapart. Le sujet en est l’agression sexuelle par elle subie. Cela se passa il y a longtemps (2001-2) pendant le tournage du film de Christophe Ruggia, Les Diables. Selon Allo Ciné, il raconte « Joseph et Chloé », deux enfants d'une douzaine d'années abandonnés à leur naissance. Alors que la sœur est repliée sur elle-même (est autiste en fait), le frère organise leurs fugues. Il suit sa sœur et la protège, persuadé qu'elle a le pouvoir de retrouver la maison de leurs parents et que, une fois là-bas, elle guérira ».

L’abandon est une nécessité du scénario pensé comme une réflexion sur l’enfance, sur l’enfance délinquante en particulier, et les conséquences des décisions parentales dans les comportements des enfants.

Dans le film, l’abandon n’est pas montré, les premières images sont deux enfants en forêt que les gendarmes récupèrent. Puis tout s’agence autour de cette idée. Les enfants, livrés à eux-mêmes, dans leur recherche, commettent maintes folies, du vol à la destruction par incendie de leur maison supposée. Ce qui est montré c’est l’errance de deux enfants mal aimés. Ce qui en fait l’originalité c’est que ce couple d’un frère et d’une sœur est spécial en ce que la fille est le pôle de l’inconnaissable riche en puissance d’être mais bloqué parce qu’autiste, et le garçon le pôle du raisonnable pour autant qu’il puisse l’être, vu son âge (15 ans), mais doté d’un vrai courage et d’une obstination à toute épreuve.

Evidemment, le projet de Ruggia n’est pas l’enfance mal aimée seule mais le fait que dans ce cas particulier, un des enfants, la fille, est autiste et que c’est elle qui va donner au film sa couleur si spéciale. Je ne sais où Ruggia a puisé l’idée mais une chose est sûre, il lui a fallu des recherches particulières pour que soit acceptée par le spectateur le fait que cette enfant est réellement différente des autres enfants. Elle dût apprendre le comportement des autistes, les gestes, la voix, les mots imprononcés, la physionomie si particulière qu’Adèle a tout du long. Cet apprentissage dura une année entière d’après ce qu’on sait. L’apprentissage et le film trois ans ! Autrement dit, il fallut qu’une jeune fille de 12 à 15 ans apprenne à se comporter comme une malade au moment précis où se forment dans la psyché et le corps adolescent, les premiers symptômes, les premiers troubles, de la puberté. Le garçon dût aussi non pas jouer la folie ou l’autisme mais la colère, la révolte hyper-violente que ne connaissent pas, Dieu merci ! tous les adolescents. Ces deux enfants donc, sont des… Diables.

La question qu’ont dû se poser pas mal de gens c’est celle de l’utilisation des enfants au cinéma. Peut-on s’en servir pour tout ? On parle parfois des enfances abimées par une éducation trop dure. Par exemple pour être sûr d’avoir un pianiste hors pair, il faudrait commencer le piano dès trois ans. On connaît l’histoire de Mozart, torturé par un père maniaque, autoritaire, grâce auquel ont eut le divin Mozart. On peut penser ce qu’on veut de ces méthodes du fait que les preuves de leur nocivité pour le psychisme de l’enfant ne seront jamais établies, pas plus d’ailleurs que les preuves contraires. Dit autrement, l’enfant nous apparaît alors comme une pâte neutre que l’ont peut modeler à sa guise… évidemment pour son bien et le bien de notre généreuse humanité. Que serions nous devenus, nous pauvres humains, sans Mozart ?!

Dans le cas d’Adèle, il fallut non accélérer sa croissance ou ses dons, ou ses capacités humaines, mais pourrait-on presque dire inhumaines, si on admet quand même qu’enseigner à un enfant à jouer le comportement d’un autiste ne peut être un projet éducatif surtout quand on sait qu’il s’est prolongé de 12 à 15 ans, à cet âge justement de grande fragilité, à tout le moins de grande complexité au plan psychique, émotionnel et physiologique. Mais bon, le risque a été pris par Ruggia et les parents d’Adèle. Tous se sentirent fiers du résultat et de la réussite du film. Sauf que moi, je commence à penser que ce schéma autistique qu’on a collé sur le dos de l’enfant a laissé des traces, a fait des petits, qu’Adèle l’a si bien joué qu’elle n’en est pas restée indemne. Sa révélation/accusation de novembre 2019 me semble en être la preuve. Son regard m’a paru un peu trop proche de celui qu’elle eut dans le film tourné quinze ans plutôt. Indignation, petite folie, presque de la peur, se lisent dans ses yeux (ici) Excès cinématographiquement calculé ?

Ceci étant dit, le spectateur du film que j’ai été il y a trois jours, m’amène quand même à ce constat : Adèle, dans ce rôle est émouvante. Elle joue si bien (mais joue-t-elle ?) que le spectateur que j’ai été, et suis encore dans ma mémoire, en est bouleversé. Oui, Adèle était belle dans ce rôle, belle et touchante. Cette enfance tournée vers une sorte de légère folie intérieure avait quelque chose de profondément humain dans le sens où nous savons, pour peu que nous nous intéressions à la nature humaine, à son évolution, à sa complexité, aux menaces qui pèsent sur elle à tout instant. J’ai aimé le personnage d’Adèle. J’ai senti combien Adèle Haenel a su par la grâce et les conseils de son "éducateur", son "séducteur", adopter des comportements capables de faire naitre dans le cœur humain à la fois un immense amour et une immense pitié. Comment cet enfant a-t-il su jouerla folie, la souffrance, la joie, l’amour de son frère, sa sexualité naissante ? Il lui a fallu un mentor, un dresseur, un dompteur, un homme qui l’aime au point de la fabriquer comme on fabrique un golem et, une fois le golem achevé, vouloir le séduire non dans le jeu qu’on lui avait ordonné à faire, mais dans un autre jeu, qui était celui de son Je, alors non mature. Une fois Adèle transformée en golem, en adulte né avant terme, son initiateur s’en est forcément "amouraché". Elle était devenue sa créature et à ce titre, il estimait avoir un droit sur elle, pensait que se faire accorder un privilège, qu’à cet âge on ne peut accorder, sauf à être suborné, abusé… violé (?), était normal. Alors, il a caressé ses jambes, l’a prise par le cou, lui a fait de petits baisers (Adèle dixit) en espérant sans doute que la scène où avec Joseph dans la piscine, elle découvre le sexe d’un garçon, aurait laissé assez de traces dans son psychisme, pour qu’elle ait envie de le reproduire avec son… papa ! Car il était bien son papa, son vrai papa qui l’avait conduite aux enfers. Non pour l’y enfermer mais pour les lui faire visiter, elle était devenue son Eurydice et lui son Orphée, son musicien magique.

Heureusement, il sut ne pas franchir la limite, comprit, sentit que, même vers quinze ans où la sexualité est déjà là, surtout chez les filles plus précoces que les garçons, il ne fallait pas aller trop loin… Au sortir des enfers, il se retourna tant il était amoureux et fier de sa trouvaille et… Eurydice se transforma en buée. Pas une qui s’évapore comme s’évapora Abel après que son frère l’eut "tué", mais en une buée persistante, indissoluble, une qui resta collée au miroir de leur complicité. Quinze ans après, la buée se coagula en cristaux de glace, mais en cristaux de glace coupante qui lui fit prononcer ce mot, définitif dans la bouche d’une femme : "Il m’a détruite".

Œil pour œil, destruction pour destruction, voilà maintenant notre Christophoros Ruggia détruit lui aussi mais sans résurrection possible, alors que sa « destruction », sa Béatrice, elle, elle renait plus grande encore de cette "destruction" et décide, peut être pour toujours, que l’homme, le sexe de l’homme, son pénis, son phallus, son appendice maudit doit être à jamais écarté de sa vie. Ainsi, elle se réfugie dans le sein accueillant de Céline Sciamma qui, elle aussi pieuvre-Orphée d’un autre genre, a su approcher l’autiste devenue excitante et célèbre. Longue vie aux amantes. De profundis Christo-phoros.

Marc Gébelin

 

Post-Scriptum

Insuffisance de la critique qui passe (AlloCiné), à mon humble avis, à côté de l’essentiel au moment où elle fut faite :

Après l’accusation portée par Adèle Haenel contre Christophe Ruggia, les critiques en question prennent une autre couleur… Les admirations feintes, les pirouettes subtiles, les compliments payés d’avance, les petits hoquets de jalousie sont intéressants à lire en ce qu’ils montrent l’inconscience et la légèreté des commentateurs qui ne voient pas du tout le vrai problème. Celui qu’Adèle va exposer et tenter d’expliquer chez Médiapart. L’abus.

 

Donations

Nous avons récolté 1425 € sur 3000 €

faites un don