L'autre superpuissance

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 545

L’autre superpuissance


19 février 2003 — Une des interprétations des événements du 15-16 février (les manifestations globales anti-guerre) qui nous semble la plus enrichissante est faite par Patrick E. Tyler, dans son texte publié par le New York Times du 17 février. L’interprétation est présentée dans des termes frappants et convaincants à la fois, à partir du titre lui-même d’ailleurs (« New Power in the Streets »).

[On remarquera, dans l’extrait ci-dessous, que Tyler assimile, peut-être sans mesurer la portée de son écrit sur ce point, le peuple américain au peuple du monde («  millions of people who flooded the streets of New York and dozens of other world cities »). C’est une idée également bien révolutionnaire, qui oppose une partie de l’Amérique à l’élite washingtonienne, qui sépare le système washingtonien du peuple, — qui rend compte, enfin, et peut-être inconsciemment de la véridique et révolutionnaire complexité de la situation.]


« The fracturing of the Western alliance over Iraq and the huge antiwar demonstrations around the world this weekend are reminders that there may still be two superpowers on the planet: the United States and world public opinion.

» In his campaign to disarm Iraq, by war if necessary, President Bush appears to be eyeball to eyeball with a tenacious new adversary: millions of people who flooded the streets of New York and dozens of other world cities to say they are against war based on the evidence at hand. »


Tyler, une fois sorti l’énorme lapin de son chapeau que constitue cette interprétation des événements du 15-16, se garde d’être trop audacieux dans son analyse. Il donne un large écho à ceux qui, autour de GW Bush, presse le président de ne tenir aucun compte de cette étrange “insurrection populaire globale” : « Mr. Bush's advisers are telling him to ignore them and forge ahead, as are some leading pro-war Republicans. Senator John McCain, for one, said today that it was “foolish” for people to protest on behalf of the Iraqi people, because the Iraqis live under Saddam Hussein “and they will be far, far better off when they are liberated from his brutal, incredibly oppressive rule.” »

Mise à part la sottise de son argument qui est du tout-venant de la pensée du système washingtonien aujourd’hui, l’appréciation de McCain est connue dans sa substance et témoigne d’autre part du niveau d’exaltation de ce même système washingtonien autant que du niveau de la réflexion, en matière de réalisme et de perception des réalités du monde. Dans son essence, effectivement, il rejoint avec les conclusions et recommandations implicitement suscités par sa logique l’argument qu’avançait sarcastiquement Bertold Brecht au lendemain de l’insurrection populaire de Berlin-Est, de juin 1953 : « Le Parti a prononcé la dissolution du peuple. » Le sénateur McCain ajoute une dimension, qui prouve que l’Amérique est bien cette nation de progrès et de découverte des espaces inconnus que nous chérissons : ce n’est pas le peuple d’Allemagne de l’Est dont ils ordonneront la dissolution, mais celui de la planète. (Cela présente l’avantage d’en être quitte, une fois la chose opérée.)

Tyler termine son analyse sur le même ton prudent, mais en rappelant tout de même l’hypothèse explosive qu’il fait, en proposant à nouveau une image révolutionnaire, sous forme d’analogies historiques : « For the moment, an exceptional phenomenon has appeared on the streets of world cities. It may not be as profound as the people's revolutions across Eastern Europe in 1989 or in Europe's class struggles of 1848, but politicians and leaders are unlikely to ignore it. »

Cette approche est intéressante dans la mesurer où elle instaure le mouvement des 15-16 février comme un acteur à part entière de la crise, —d’ailleurs, en le plaçant implicitement dans la logique des événements du 14 février où les USA sont apparus en minorité au Conseil de Sécurité. Tyler propose l’idée qu’en tous les cas, ce mouvement va être perçu comme tel, et que l’on agira en conséquence, notamment du point de vue des politiques à développer. Il est possible que les changements intervenus depuis dans la position de quelques pays puissent au moins renforcer cette interprétation :

• L’Italie a annoncé que son soutien à une éventuelle attaque US ne se ferait, finalement, toute réflexion faite, que si cette attaque était autorisée par une résolution de l’ONU.

• La Turquie est nettement revenue sur son orientation d’accepter le déploiement de troupes US pour une éventuelle attaque de l’Irak par le nord.

• L’Arabie saoudite a annoncé qu’elle n’accueillerait pas de forces qui participeraient à une attaque unilatérale et préemptive de l’Irak.


Selon Reuters, le 18 février : « U.S. preparations for war with Iraq suffered a new setback Tuesday when Turkey dug in its heels in negotiations over its role as a launch pad for an invasion. [...] Close [US] ally Saudi Arabia warned it that bypassing the United Nations would make military action look like a “war of aggression.” [...] If Ankara continues to drag its feet, U.S. military planners could go ahead without a northern front. But an assault on Iraq from Turkey would relieve a main invasion from the south and could shorten any war and reduce American casualties. »


Si l’hypothèse de Tyler est fondée, si son interprétation rencontre la réalité, il ne s’agit là que des premiers effets des événements du 15-16 février. Nous devons nous attendre à de bien plus grands bouleversements, évidemment dans le cas où la guerre aurait tout de même lieu. On assiste à l’entrée dans le jeu de cette crise mondiale d’un acteur nouveau et inattendu (le “peuple du monde”, disons), qui constitue un facteur d’incertitude d’une importance considérable, — d’autant plus considérable que les dirigeants washingtoniens, dont l’ignorance de l’existence du monde extérieur se confirme chaque jour, y resteront aveugles et sourds en même temps sans jamais douter ni se douter de rien.