La “théorie orwellienne des trois blocs”

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La “théorie orwellienne des trois blocs” — Ci-dessous, nous publions une adaptation d’une partie de la rubrique de defensa du numéro du 25 octobre 2005 (Volume 21, numéro 04) de la Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie. Nous pensons qu’elle peut figurer comme commentaire des dernières déclarations de Peter Mandelson, que nous présentons dans notre Faits & Commentaires de ce jour.

La “théorie orwellienne des trois blocs”

Sous nos regards plus ou moins attentifs et avertis se défait le monde qui a tenu pendant trois-quarts de siècle

Le tremblement du monde

En un sens, on pourrait avancer que cet événement immense qui, peut-être, est en train de s'ébranler sous nos yeux aurait dû se produire il y a plus de quinze ans. Au Forum économique de Davos de février 1989, nombre d'économistes s'étaient retrouvés pour lancer ce qui pouvait être considéré à l'époque comme un cri d'alarme. L'intervention de Lester C. Thurow, du Massachussets Institute of Technology, résumait les autres: « Les années 1990 vont voir l'extension du libre-échange entre les membres de ces trois blocs [Amérique du Nord, Europe occidentale prolongée vers l'Est, Asie] et beaucoup moins de commerce entre les membres de blocs différents. [...] Le système du GATT, qui a organisé les échanges multilatéraux du monde, est mort. » Cette thèse qui eut une heure de gloire assez brève fut désignée comme “la théorie orwellienne des trois blocs” (le monde de 1984 organisé en trois blocs). Elle s'appuyait sur le constat de l'effacement accéléré de l'URSS, — mais celle-ci restant constituée et perpétuant pour encore au moins une ou deux décennies la structure géopolitique et militaire bipolaire de la Guerre froide tout en se rapprochant du système économique du libéralisme. En février 1989, les analystes les plus optimistes ne voyaient la réunification allemande que pour après 2000. L'histoire événementielle a pris tout ce joli monde de court.

Là est bien le paradoxe: l'histoire a pris tout le monde de court en accélérant prodigieusement. L'accumulation d'événements extraordinaires mais de dimension souvent régionale ou parcellaire n'a abouti finalement qu'à figer une situation de façon arbitraire. L'Histoire, la grande, celle des grands courants profonds, cette Histoire-là s'est figée dans ces conflits accessoires provoqués par la déstabilisation de l'effondrement soviétique: l'Irak, le chaudron des Balkans, l'émergence du terrorisme, voilà les fruits de l'effondrement de l'URSS.

Nous avons cru, — certains d'entre nous ont cru que ces événements, — les guerres d'Irak, les guerres d'intervention humanitaire, le terrorisme, — constituaient notre nouvelle grande Histoire. Notre appréciation, bien entendu, est qu'il n'en est rien. Nous nous plaçons dans la logique de notre commentaire constant, depuis des années, selon lequel ces “conflits”, formidablement grossis par le virtualisme, n'ont constitué que des incidents périphériques, aussi cruels fussent-ils. Ils constituent l'apparence événementielle d'une fausse histoire, bâtie sur une architecture virtualiste utilisant les moyens de la communication, matière plus solide que le béton à cet égard. Notre hypothèse est que nous sommes en train de revenir à la logique géopolitique des “trois blocs”, mais dans des conditions notablement différentes, où la géopolitique ne donne plus qu'une esquisse de la situation dont la substance doit être trouvée ailleurs. Nous aurions eu une évolution cyclique “en spirale”, revenant dans des conditions identifiées en 1988-89 mais dans un plan notablement différent, dans des conditions décisivement modifiées.

L'Europe aux barricades

Lorsque Chirac, en bon démagogue qu'il a toujours été lorsqu'il s'agit des affaires intérieures, met violemment en cause la Commission européenne (pour son absence de “sens social”) un jour de grève générale réussie en France (le 4 octobre), il montre qu'il a retenu la leçon du 29 mai. (La défense de Barroso, dénonçant l'“irresponsabilité populiste”, situe le niveau de cette Commission aux abois, qui se conduit dans l'argument comme un parti radical-socialiste de la IIIème République.) La grève générale qui suit, en Belgique, le 7 octobre (la première depuis 12 ans), montre que l'idée est dans l'air. La révolte gronde partout. La différence d'avec le temps d'avant (avant la Commission prise en bouc émissaire), c'est que les dirigeants nationaux n'ont plus aucune vergogne à prendre la tête de cette révolte à laquelle ils n'ont absolument rien à opposer en fait d'arguments, — pour mieux désigner leur bouc émissaire favori: la Commission (l'Europe, en un mot).

Disons que, sur le détail et dans l'occurrence, le sort fait à la Commission, trop médiocre pour être responsable de quoi que ce soit, est affreusement injuste; mais si l'on veut parler de “justice divine”, ce qui est le cas, c'est le champ universel qui importe, — et, sur ce plan, dans la situation installée où l'on se trouve, la Commission est nécessairement responsable, donc coupable.

Ces affrontements entre pouvoirs impuissants qui se font concurrence s'appuient effectivement sur une dynamique qui les (nous) dépasse tous. Le mécontentement est aujourd'hui une traînée de poudre, échappant même à ceux qui l'enflamment. L'enchaînement des événements psychologiques est, depuis le 29 mai, absolument implacable, avec, de temps en temps, un événement “réel” (l'élection allemande) pour remettre un peu d'huile sur le feu. Rien ne les arrête, comme s'ils étaient dictés par une logique supérieure. Même les électeurs, acteurs principaux de cette révolte, ne s'y reconnaissent pas: il y avait 72% des Allemands pour être, fin septembre, mécontents de la façon dont l'Allemagne avait voté parce que ce vote installe d'abord le désordre et la confusion. Il s'agit pourtant bien de leurs votes. Et les sondages défilent, certes, et Le Monde, accablé, commente le 4 octobre un sondage de Arte constatant notamment que 41 % des Français estiment “vivre moins bien” grâce à l’Europe (22 % estiment “vivre mieux” grâce à elle): « En France, mais aussi en Allemagne et en Grande-Bretagne, ou encore dans un pays comme la Pologne entré dans l’Union il y a dix-huit mois seulement, c’est désormais un lourd sentiment de doute — de défiance même —, qui prédomine à l’égard de l’Europe. »

La mécanique est en marche et elle est paradoxale, — tenant après tout dans ces deux propositions qui paraissent si contraires qu'elles sembleraient s'exclure:

• L'Europe communautaire se défait, avec les événements symboliques qui vont bien (« la future probable adhésion de la Turquie et de la Croatie a donné le coup de grâce à l'Europe communautaire moribonde », observe un fonctionnaire européen).

• En bonne partie par voie de conséquence, le processus de la constitution d'un vrai bloc européen de combat est en route. Il s'appuie sur la colère des peuples.

La logique de la protection — Depuis un demi-siècle, et certainement de façon précise depuis vingt ans, nous vivons sur un quiproquo: une Europe intégrée politiquement sera une Europe forte. C'est un voeu pieux ou un slogan, c'est selon. Une Europe intégrée politiquement à la norme du nombre et des conditions actuelles (les 25 États-membres de l'UE), et selon des prescriptions relevant de l'utopie complète, serait basée sur la nécessité absolue de l'absence de défense contre l'extérieur qui est la condition existentielle de la philosophie de l'Europe communautaire. On peut même avancer l'hypothèse qu'une Europe intégrée politiquement serait, dans les conditions actuelles, pire qu'une Europe type-grand marché. Elle ne permettrait aucune alternative tout en ménageant les conditions économiques du grand marché commun. Ce serait une Europe type-grand marché verrouillée dans cette formule-suicide. Dans l'UE type-grand marché actuelle, au contraire, il existe des possibilités d'échappatoire pour certains pays qui désirent un autre destin, voire un destin commun à quelques-uns. (Europe type-“noyau dur”, Europe “à géométrie variable”, etc.: on en reparlera vite.)

C'est effectivement dans cette Europe type-grand marché, situation où nous sommes actuellement, à 25, demain à 27, ou à 32, ou à 43, ou à 212, qu'importe désormais, que se développent des poussées très puissantes qui en sont l'antithèse. D'abord, on vote, et l'on a vu comment. Ensuite, les gouvernements en tirent les conséquences. Enfin, de grands événements extérieurs (voir plus loin) ne permettent plus de différer les décisions. Par conséquent, des mouvements impensables il y a deux ans se trouvent désormais à l'oeuvre; mouvements de protection, que certains qualifient du mot diabolique de “protectionnisme”. Tout le monde s'en défend car il s'agit de ne pas tomber dans le piège de la sémantique terroriste, mais tout le monde sait de quoi il retourne.

Du coup, le ton a changé. Le climat est vertigineusement différent dans les rapports entre les États-membres et les institutions communautaires. Lorsqu'un Chirac attaque la Commission, il le fait démagogiquement, au plus mauvais des propos. Mais nous ne sommes pas dans un concours de vertu. Depuis le référendum, les Français ont compris. (Chirac, mais aussi les autres, y compris, s'il le faut, un Sarkozy, comme on le comprend dans le portrait croquignolet qu'en fait René Rémond [Le Figaro du 6 octobre], en le comparant droitement à... Chirac: « Je ne crois pas que l'étiquette de libéral qu'on lui accole le définisse: il me paraît trop avide d'action. [...] Le ministre de l'Intérieur est convaincu que l'État a des devoirs et des responsabilités. De même Jacques Chirac, quand il se préoccupe de réduire la fracture sociale, s'inscrit dans une tradition de notre culture politique qui n'est pas exactement libérale, parce qu'elle attend de la volonté politique qu'elle améliore la condition de l'homme et oriente le cours de l'histoire. »)

Les Français, Chirac et les autres, ont compris: c'est la nation d'abord et, dans ce cas, contre la Commission; et tant pis pour la Commission. Les intérêts nationaux sont revenus au premier plan. Tout le reste, y compris l'utopie européenne, leur est sacrifié. Le résultat sera des États renforcés qui, regroupés selon leurs intérêts, s'affirmeront européens avec force et puissance, — au contraire de l'Europe à 25. Paradoxe dans l'esprit du temps: le “moins d'Europe”, c'est plus de puissance.

Les Trois Cavaliers de l'Apocalypse

Dans l'évolution actuelle, il y a une dynamique propre à l'Europe mais il ne faut pas se cacher qu'elle est directement liée à des événements extérieurs. Ceux-ci sont essentiels et ils suscitent les événements essentiels en cours en Europe. Le lien entre politique intérieure (y compris “politique intérieure européenne”) et politique extérieure est aujourd'hui impératif. C'est ce que ne comprend pas la Commission, qui vit encore à l'heure des théories triomphalement enseignées dans les Business Schools anglo-saxonnes, du temps de la fin de la Guerre froide et de la fin de l'URSS, quand on pouvait croire encore à la liberté des marchés comme seule règle du monde civilisé.

Ces événements extérieurs sont essentiellement au nombre de trois, et en eux se réunissent l'essentiel des crises et tensions du monde. Il faut poursuivre cette investigation, pour cerner les facteurs psychologiques qui en accroissent la perception indicible mais extrêmement puissante.

Successivement ou parallèlement, et complémentairement dans tous les cas:

• La globalisation;

• l'Amérique après Katrina;

• les “crises de survivance”, ou crises “naturelles” (global warming, pétrole, etc.).

Ces trois monstres présentent de façon très caractéristique un mélange de causes et de conséquences de ces causes devenant elles-mêmes causes qui fait évidemment conclure qu'il y a une grande et paradoxale unité dans ces crises. Elles ont toutes pour cause centrale un système qui est le nôtre, et donc cette révolte qu'on identifie notamment en Europe est contre le système lui-même, — même dans le cas de serviteurs fidèles du système (nos dirigeants), et plutôt inconsciemment que contre leur gré (le fameux “à l'insu de mon plein gré” a ici toute sa place et toute son exquise saveur). La globalisation, qui arrive sur son aire définitive, nous confronte à des monstres impossibles à dompter (Chine, Inde, etc.) qui ne font pourtant qu'appliquer avec zèle nos propres consignes; tandis que le système directement né de la globalisation montre ses limites dans un progressif effondrement d'incompétence et de corruption (le système américaniste face, notamment, à Katrina, et avec l'Irak dans sa besace); pour lier tragiquement tout cela, nous avons les perspectives de pénurie pétrolière (que la Chine a déjà prise en compte) autant que celles des dérèglements naturels et catastrophiques (dont Katrina est peut-être l'un des premiers signes spectaculaires).

Cette cohérence et cette cohésion inattendues de la tragédie du monde imposent une psychologie nouvelle. Elles “démodent” aussitôt les conceptions libérales qui ont besoin, pour se développer, d'une perception optimiste des dirigeants suffisamment convaincante pour emporter l'adhésion des électeurs. Désormais, nombre de dirigeants sont plus sensibles aux pressions de l'électorat qu'aux appels désespérés du marché.

Un système terrassé par ses excès — Il faut observer combien la chevauchée des Trois Cavaliers de l'Apocalypse compose un triptyque diabolique qui s'ordonne selon une parfaite logique. La globalisation, avec la Chine et l'Inde qui écrasent les marchés, c'est la logique triomphante du système poussée jusqu'au point où elle s'inverse brutalement dans ses effets pour tomber dans l'absurdité de ses excès; Katrina, comme Moment symbolique exposant la corruption et l'incompétence du gouvernement du système, c'est la logique triomphante du gouvernement (du non-gouvernement) du centre du système poussée jusqu'au point d'inversion où les conséquences de cette logique s'abîment dans le désordre de ses excès; les crises de survivance, toutes liées directement ou indirectement aux conséquences du système, c'est la logique du système dans ses effets universels et incontrôlables, logique poussée jusqu'au point où elle bascule dans l'absurdité de l'apocalypse des crises naturelles.

Tout cela pèse d'un poids considérable. Dans le cheminement des réflexions depuis que l'époque a quitté le temps de la géopolitique fractionnée pour le temps de l'universalité des crises, on y croit ou on n'y croit pas, puis on y croit plus ou moins à mesure que les circonstances se précisent. Il n'est plus possible, aujourd'hui, de tout en ignorer. Les événements sont sur nous. Nous ne voulons pas décrire ici des réactions précises à des événements précis mais l'effet de psychologies de plus en plus touchées et marquées par la sensation de la montée inéluctable des grandes crises. Les psychologies de nos dirigeants, ici, en Europe, quel que soit le degré de leur corruption psychologique (acquiescement au système, soumission au virtualisme, etc.), sont désormais touchées par ce phénomène. Elles sont “impressionnées”, comme l'on disait d'une pellicule au vieux temps où la pellicule photographique était d'usage.

Ce phénomène fait que, sans consultation, sans décision débattue, on dirait comme par la nature des choses, l'ébranlement qu'on a décrit ci-dessus se réalise. On voit également combien il y a une mécanique en marche, par la futilité des causes de départ, comme si l'enjeu par ailleurs évident se dissimulait. En France, des rumeurs (d'ailleurs non confirmées) de reprise de Danone par des intérêts étrangers conduisent à l'établissement de la politique dite de “patriotisme économique”; à partir de cet événement qu'on peut effectivement juger comme dérisoire, on distingue une réaction de substance essentiellement nationale et selon une formule de protectionnisme sélectif à laquelle ne manquent nullement des éléments contre-offensifs extrêmement puissants (renforcement des activités stratégiques propres à renforcer la puissance nationale, la souveraineté et la sécurité).

Personne ne le dit car personne ne peut le dire de façon aussi ouverte qui constituerait un sacrilège inadmissible, — c'est là une mise en cause fondamentale du système. L'année 2005 doit rester comme l'année-pivot du début du XXIème siècle, finalement bien plus que ne le fut l'année 2001 avec l'événement du 11 septembre. 2001 ne figure désormais, dans la perspective historique qui se met en place, que comme le déverrouillage de la situation de paralysie des puissances établie après la fin de la Guerre froide. Les psychologies ont explosé en 2001, favorisant effectivement ce déverrouillage; elles entament leur recomposition en 2005.

Le modèle vacille

Les conceptions européennes qu'on affirme être liées au libéralisme et au libre-échange n'ont rien de naturel ni d'historique. Les Britanniques, quand ils font la leçon, feraient bien de se rappeler combien ils furent parfois adeptes du protectionnisme, et que c'est la pression américaine qui les força, — pour liquider leur puissance et leur Empire d'ailleurs, — à accepter ces règles entre l'accord Land-Lease et la Charte de l'Atlantique de 1940-41 (selon la bonne vieille habitude américaine du chantage: c'était notamment cela en échange de l'entrée en guerre aux côtés du Royaume-Uni). Ce qu'on veut dire par là est que l'Europe n'est pas libérale naturellement; qu'elle l'est épisodiquement, selon ses intérêts, et elle tend à l'être aujourd'hui de façon systémique à cause des pressions américaines, pour faciliter la main-mise américaine sur l'Europe. Mais rien n'est plus assuré désormais à cause de l'événement fondamental du déclin de la puissance américaine.

Il est courant d'entendre aujourd'hui, comme nous l'avons entendu d'une source diplomatique française, que « Katrina a montré la décrépitude du système américain, son inadaptation complète aux conditions de notre temps, son absence de souplesse et sa paralysie par l'incompétence et la corruption ». L'historien William Pfaff résume ce sentiment dans un commentaire du 27 septembre (« American incompetence »): « The unexpected result of politicized policy plus unanticipated weather (“how could anyone have known...”) is the spectacle the United States has presented to the world during the past month, as during the preceding three years in Iraq. It is that of astounding incompetence. » Nous sommes dans une époque où le Daily Mirror peut publier (le 8 octobre) un texte où Dermot Purgavie s’interroge sans choquer personne: « Is this the death of America? » Qui a encore envie de s'écrier: « Nous sommes tous Américains »?

Le climat américain répond à ces appréciations, comme si le jugement intérieur s'accordait au jugement extérieur pour rendre son verdict sur la destinée du système qui, au coeur du monde, est censé conduire et inspirer le reste du monde. Le 6 octobre, un sondage CBS, — un parmi d'autres, — montrait que 69% des Américains jugeaient leur pays engagé “dans une mauvaise voie”, le plus haut pourcentage enregistré par la station depuis que la question a commencé à être posée, en 1983. Ce type de résultats renvoie naturellement aux périodes les plus noires de l'histoire moderne de l'Amérique. La psychologie américaine semble saisie d'un vertige de pessimisme et d'angoisse, comme si elle répondait, pour les justifier, aux vagues d'anti-américanisme qui ne cessent d'enfler dans le reste du monde, comme si elle s'inscrivait également dans le courant critique qui s'exerce contre le système.

[Là encore, nous trouvons justifiée la séparation souvent faite, par nous-mêmes notamment, entre le “système américaniste” et les Américains. Les rapports entre les deux sont basés, selon la conception hyper-libérale, sur la notion de contrat. C'est à l'inverse des vieilles nations historiques, — la France en est évidemment le meilleur exemple, — dont les rapports entre le peuple et son État sont définis par l'aspect transcendantal qui caractérise l'unité nationale. Cette distinction définit également le conflit à l'intérieur de la civilisation.]

Fragilité du système mondial — 2005 plus important que 2001, disons-nous? Sans doute parce que 2005 nous fait réaliser la méprise fondamentale, — et inconsciemment volontaire, sans aucun doute, — de 2001. Nous ne sommes pas devant un “choc des civilisations” mais devant le déchirement interne d'une civilisation, — la nôtre, — la seule qui, aujourd'hui, règne sur le monde, notamment grâce à la puissance de sa technologie qui interdit toute alternative sérieuse d'un éventuel “autre”, comme Toynbee l'avait suggéré en 1947 sans oser aller au bout de sa pensée. (Toynbee parle de « ce récent et énorme accroissement du pouvoir de l’homme occidental sur la nature, — le stupéfiant progrès de son “savoir-faire technique” — et c’est justement cela qui avait donné à nos pères l’illusoire imagination d’une histoire terminée pour eux ». On voit que notre domination mondiale, mais aussi notre problème intérieur fondamental, ne datent pas de 2001. Mais 2005 éclaire la grande affaire de la contradiction interne de la civilisation dominante sans contestation d'une lumière tragique et pressante. Ainsi comprenons-nous bien que la crise se joue à Washington et non en Irak, même si elle se joue à Washington notamment à cause de l'Irak.)

Nous disons bien: “notre civilisation”. Nous, Européens, nous en sommes évidemment; même si nous n'en sommes pas la matrice, nous en sommes les inspirateurs historiques. Il s'agit d'un constat systémique, et nullement un constat sentimentalo-racial. Cette sottise de midinette de 2001 (« Nous sommes tous Américains ») doit être remplacée vite fait, en 2005, par cette réalité terrible et indiscutable, et pas nécessairement réjouissante: “nous sommes tous des américanistes” (non pas “américanisés”). Mais l'Europe est ainsi faite qu'à côté de sa proximité historique du système américaniste, et de ses obligations systémiques de civilisation, elle entretient une critique grandissante et le malaise d'une hostilité qui se développe jusqu'à la possibilité de l'affrontement. L'affrontement n'est pas entre des civilisations concurrentes qui n'existent pas mais au coeur même de la civilisation universelle.

A l'angoisse des Américains devant l'échec de leur système répond l'angoisse des Européens devant l'erreur du fils prodigue qui s'était institué en “modèle” et en tuteur. Nous ne disons pas que cela est vécu consciemment, sauf à l'une ou l'autre occasion de franchise incontrôlée (comme la citation faite en début de ce sujet). Nous dirions plutôt que cette idée de la perception du déclin de la puissance américaine et du climat d'affrontement potentiel qui en résulte est une appréciation qui prend une place de plus en plus importante dans la partie inconsciente de nos psychologies, — en fait, disant cela particulièrement pour les dirigeants européens, qui sont en train de découvrir des choses. C'est un événement important mais dont on comprend qu'il n'est pas mesurable, et encore moins dans ses conséquences pratiques éventuelles. Lorsque Merkel, finalement désignée comme chancelière le 11 octobre, confirme qu'il est nécessaire de rétablir de bonnes relations transatlantiques (ont-elles jamais été mauvaises du point de vue allemand?), elle se croit obligée d'ajouter: « That doesn’t mean one has to agree on all issues... » La réserve ne s'imposait nullement mais elle a été pourtant dite chez cette chancelière qu'on attendait comme intensément pro-américaine.

psychologie de blocs

La force du chaos

Le mouvement de “protection” des capacités stratégiques (industrielles et technologiques) des nations qu'on tente d'identifier et de décrire n'a rien de concerté, rien de “communautaire”. La Commission, notamment, s'élève contre ce mouvement, sans espoir du moindre résultat (cela, sans le savoir) parce qu'elle s'attaque à quelque chose d'insaisissable. Il s'agit de ce qu'on désignerait comme un “mouvement spontané”, nullement programmé ni planifié. Il s'agit là de l'effet de “la force du chaos”, — comme l'on dirait “la force des choses”. Le changement d'étiquettes correspond à l'état réel des choses à l'échelle universelle, l'état de chaos qui caractérise aujourd'hui les grands mouvements, les grandes situations en cours d'évolution.

Ce mouvement de “protection”, que nous qualifions pour la facilité de néo-protectionnisme, n'a rien de “protectionniste” selon l'acception générale du terme. Le protectionnisme classique définit une situation où l'on contrôle ses frontières de façon à permettre à ses forces intérieures de se reconstituer, de se renforcer, après un choc destructeur (défaite, dépression, etc); ou bien, dans le cas du “protectionnisme apaisé”, expression employée par Lucien Romier pour désigner dans les années 1920 l'Amérique, pour prospérer à l'intérieur de ses frontières, avec un marché intérieur d'une puissance telle qu'il semblerait se suffire à lui-même pour l'expansion économique. La situation actuelle est différente, et l'on peut parler quasiment d'une “protection sanitaire”: il s'agit de protéger ses propres forces du chaos extérieur, de courants extérieurs très puissants et déstructurants.

Cela n'a plus rien à voir, ni avec la théorie, ni même avec l'économie, mais avec la survie des structures. Il s'agit d'un réflexe de survivance, par définition puisque nous sommes entrés dans une ère de survivance. Il ne s'agit pas de fermeture parce que les forces qu'on tente de reconstituer devront le faire en recherchant des alliances extérieures poursuivant la même entreprise de défense contre le chaos, — s'il y en a, certes. Quoi qu'il en soit, ce dernier point montre évidemment qu'il y a une dimension de proximité géographique, parce que les mêmes causes provoquent les mêmes effets, et les forces déstructurantes qui frappent une zone frappent d'une façon similaire les pays voisins de la zone. La logique de “bloc” régional est implicite dans ce schéma, et l'on en revient à la théorie émise en 1988-89, notamment par Thurow, telle que nous la mentionnons au début de cette chronique.

L'ironie de ce rappel est que ce qui était désigné comme “la théorie orwellienne des blocs” en raison d'une similitude géostratégique et géoéconomique (un découpage en blocs semblable au monde que décrivait Orwell dans 1984), mérite de l'être aujourd'hui encore, mais pour d'autres raisons encore plus “orwelliennes”. Ce qu'il y a d'“orwellien” dans le mouvement observé, outre l'aspect géoéconomique, c'est que le phénomène se réalise selon une description (ou une absence de description), un commentaire, une critique, qui sont pure novlangue; où tout est dit en signifiant exactement son contraire.

Une évolution subreptice — Si nous mentionnons cette étrange dimension de “la théorie orwellienne des blocs”, c'est parce que la psychologie est maîtresse dans l'opération en cours, — et le langage avec elle, qui joue un rôle essentiel dans l'ère de la communication. En toute “normalité postmoderne”, il serait impensable qu'une telle évolution se fasse. C'est pour interdire cette évolution, sans qu'il y ait complot mais par inclination terroriste du langage de communication, que le langage symboliste et “diabolisant” a été développé. Il est des mots qui valent anathème, relaps, sacrilège et compagnie, — et le mot “protectionnisme” est l'un d'eux. Son emploi est plus efficacement mortel qu'un poison, par les réactions terroristes qu'il déclenche. Ces réactions terrorisent l'esprit mis dans les conditions de la prison conformiste d'aujourd'hui.

Sous l'empire de la nécessité, la parade a été naturellement trouvée, sous la forme d'un “contre-symbolisme”, comme on dit contre-réforme ou contre-révolution. C'est ce qui se passe lorsqu'on utilise les expressions de “protection”, “patriotisme économique” (très différent de “nationalisme économique”, autre domaine du Diable), “sécurité nationale”, voire “good governance” (expression désignant le gouvernement hyper-interventionniste de Singapour selon Thomas Friedman, par opposition constructive et très efficace au lamentable modèle du gouvernement fédéral face à Katrina). La définition des actes, — ce qui est aujourd'hui essentiel dans une action politique qui ne peut échapper au filtre de la communication, — étant ainsi verrouillée dans un flou bienveillant, les actes peuvent être posés. Ils le sont, mais ils le sont en toute inconscience, sans que ceux qui les ont conçus et décidés mesurent exactement ce qu'ils sont en train de faire. Ainsi servent-ils les grands courants souterrains de l'Histoire sans en avoir nulle conscience. C'est aussi bien, — et c'est même mieux, d'ailleurs, que les batailles virtualistes sans fin face au terrorisme de la communication.

Dans cette bataille pseudo-sémantique, qui est la seule qui compte aujourd'hui, les directions des entités nationales sont avantagées parce qu'elles sont placées devant l'empire de la nécessité mentionné plus haut. Elles sont comptables devant les électeurs de moins en moins prisonniers des réseaux officiels de communication (grand merci au Web) en même temps que leurs bureaucraties gardent dans leur approche des problèmes des concepts traditionnels de l'intérêt national. Bien entendu, ce raisonnement vaut d'autant plus que les nations ont une forte souveraineté. Le facteur décisif de la réorientation actuelle et de la logique de blocs qui la sous-tend par recherche naturelle des soutiens chez les voisins est que cette dynamique ne s'inscrit pas dans les querelles et antagonismes habituels des relations internationales. Elle échappe à la polémique accusatrice des concurrences politiques et idéologiques. La notion de survivance qui caractérise cette nouvelle période où nous entrons implique que les pressions déclencheuses (nos “trois cavaliers de l'Apocalypse”) de cette dynamique sont d'un ordre supérieur aux actions politiques entre nations ou entre groupes de nations, et quasiment d'un ordre objectif (même l'effondrement de l'influence américaine, qui est perçu ici comme un élément objectif caractérisant la vie internationale plus que comme une action nationale).