La tempête de l’après-guerre

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La tempête de l’après-guerre


[Le texte ci-dessous est la version française de l’éditorial de la Lettre d’Analyse Contexte n°62, mai 2003.]


Observons les événements en nous dégageant de l’obligation d’en juger pour savoir comment évoluent les positions des uns et des autres, mais en cherchant plutôt à mesurer d’une façon générale l’évolution de la situation, son orientation, sa signification. On constate alors que cette guerre a introduit par son déroulement, par son rythme, par sa succession de “contre-pieds”, un élément inattendu. (Un “contre-pied” est cette feinte d’un attaquant de rugby en pleine course, arrivé devant un défenseur qui va le plaquer : par un mouvement de corps, il fait croire qu’il va tenter de passer à gauche et le défenseur plonge vers la gauche ; et l’attaquant passe à droite tandis que le défenseur s’effondre à gauche.)

Avant que la guerre ne se déclenche, on ne savait pas ce qu’on devait en attendre mais on pensait généralement qu’elle forcerait à figer la situation politique dans les positions de l’avant-guerre (les pro-guerres d’un côté, les anti-guerres de l’autre, des oppositions radicales, etc). En quelque sorte, “la parole serait aux armes”, le théâtre de la querelle politique le céderait au théâtre des opérations et les positions vis-à-vis de la guerre s’exacerberaient. Il n’en a rien été.

Que s’est-il passé ? La guerre a fait se succéder à une vitesse très élevée trois phases : une petite semaine où il a semblé que tout se passerait très vite ; une semaine où il a semblé que tout se grippait et où la guerre prendrait beaucoup de temps, allant jusqu’à la possibilité d’un bourbier type-Viet-nâm ; une semaine où la situation s’est dénouée à la vitesse d’un éclair et, somme toute, d’une façon inattendue.

Aussitôt après, aussi rapidement que les phases de la guerre elle-même, deux situations se sont succédées : d’abord, pendant 2 jours et pas plus (les 9-10 avril), l’impression que la victoire se transformait en triomphe pour les armées de la coalition (des manifestations de joie de la population suivant des réactions plus que mitigées pendant la guerre) ; aussitôt après, dès le 11 avril, avec les pillages et certaines manifestations de défiance, voire d’hostilité de la population, l’impression exactement contraire que cet après-guerre d’une guerre insaisissable par sa vitesse et ses contrastes serait lui-même difficile, confus et incertain. Là-dessus, presque simultanément, préparé par des avertissements de Rumsfeld et de Powell, dès le 14-15 avril, les premières évocations de pressions contre la Syrie, voire d’une possible attaque.

Tout cela est si bien qu’en moins d’un mois, trois événements gigantesques, dont on pouvait penser qu’ils prendraient nécessairement du temps, se sont déroulés successivement : la guerre, l’après-guerre, une possible nouvelle guerre. (Certes, aucun de ces événements n’est complètement terminé, ils s’enchaînent et se chevauchent, mais l’important est dans ce que chacun naît sans attendre que le précédent ait donné tous ses effets, empêchant la situation de se fixer.) Ces événements ont frappé les psychologies à mesure, sans leur laisser ni répit ni distance. Les esprits n’ont pas eu le temps, ni de mesurer ces événements, ni d’en peser les effets. Par conséquent, personne n’a pu les contrôler, et la situation apparaît aujourd’hui, plus encore qu’avant la guerre, out of control.

Le paradoxe est alors que la guerre n’a pas réussi à orienter vers elle le coeur de la crise, à “militariser” la crise pendant un temps assez long pour en changer la substance et permettre qu’on en reprenne le contrôle. La crise est toujours volatile, toujours générale, et elle semblerait n’avoir fait qu’un séjour très rapide du côté de l’Irak, l’Irak devenant un nouvel élément de plus de la grande crise, sans en modifier décisivement la substance. (La même chose s’est produite avec l’Afghanistan, mais en beaucoup plus long, trois mois au lieu de trois semaines, — l’accélération du rythme est stupéfiante.)

Entendons-nous : cela ne signifie pas que plus rien ne se passe en Irak. Bien sûr que non. Mais ce qui s’y passe n’est pas le produit de la seule guerre, c’est le produit de la crise générale avec ses complexités, dans laquelle s’est inscrite la crise irakienne, guerre et après-guerre, — une complexité de plus, disons. Par exemple, l’alliance USA-UK, qu’on pouvait croire scellée pour une longue période de temps avec la guerre, est tout de suite soumise à des tensions graves, sur le problème du rôle de l’ONU en Irak et, surtout, sur la question d’éventuelles pressions sur la Syrie, voire d’une attaque.

Les raisons de cette situation sont évidemment multiples. On doit pourtant mettre en avant comme le facteur fondamental l’extraordinaire poids des communications, qui pèse sur les opinions avec une force incroyable, qui transmet à une vitesse stupéfiante tel changement général d’opinion, qui fait qu’on passe en deux jours d’une analyse extrêmement optimiste de la guerre à une analyse horriblement pessimiste, sans que rien de fondamental, bien sûr, ne se soit passé. Alors, réalité ou pas qu’importe, ce poids des communications joue un rôle désormais fondamental. Il accélère le rythme de la crise à une rapidité étonnante, il impose des changements de politique sans autre raison rationnelle. Ce poids des communications est, finalement, le facteur central de la situation politique. Certes, il est insaisissable, incontrôlable, il est une matière par essence out of control. C’est du virtualisme, certes, mais donnant ce qu’il y a de plus pervers dans ses effets quand on voit qui en est finalement la victime. (La victime ? Les USA, manipulateurs patentés du virtualisme, qui n’ont même pas le temps de capitaliser sur un triomphe militaire qu’ils se trouvent confrontés à la perception pressante d’un désastre possible dans l’après-guerre.)