La rue commence à parler

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La rue commence à parler

1er avril 2008 — L’image est, aujourd’hui, maîtresse de la perception de la situation du monde. Sa force est d’autant plus forte si, en plus d’être un reflet, plus ou moins approximativement juste (plutôt qu’exact), de cette situation, elle rappelle également une référence historique. The Independent de ce matin synthétise un événement de la rue aux USA qui restitue une image effectivement très forte, et effectivement réminiscente de la référence cauchemardesque de l’histoire américaniste. Elle synthétise la version actuelle du phénomène de la “soupe populaire” de la Grande Dépression, – le titre de l’article va d’ailleurs dans le sens de cette image: «USA 2008: The Great Depression».

«We knew things were bad on Wall Street, but on Main Street it may be worse. Startling official statistics show that as a new economic recession stalks the United States, a record number of Americans will shortly be depending on food stamps just to feed themselves and their families.

»Dismal projections by the Congressional Budget Office in Washington suggest that in the fiscal year starting in October, 28 million people in the US will be using government food stamps to buy essential groceries, the highest level since the food assistance programme was introduced in the 1960s.

»The increase – from 26.5 million in 2007 – is due partly to recent efforts to increase public awareness of the programme and also a switch from paper coupons to electronic debit cards. But above all it is the pressures being exerted on ordinary Americans by an economy that is suddenly beset by troubles. Housing foreclosures, accelerating jobs losses and fast-rising prices all add to the squeeze.

»Emblematic of the downturn until now has been the parades of houses seized in foreclosure all across the country, and myriad families separated from their homes. But now the crisis is starting to hit the country in its gut. Getting food on the table is a challenge many Americans are finding harder to meet. As a barometer of the country's economic health, food stamp usage may not be perfect, but can certainly tell a story.

»Michigan has been in its own mini-recession for years as its collapsing industrial base, particularly in the car industry, has cast more and more out of work. Now, one in eight residents of the state is on food stamps, double the level in 2000. “We have seen a dramatic increase in recent years, but we have also seen it climbing more in recent months,” Maureen Sorbet, a spokeswoman for Michigan's programme, said. “It's been increasing steadily. Without the programme, some families and kids would be going without.”

»But the trend is not restricted to the rust-belt regions. Forty states are reporting increases in applications for the stamps, actually electronic cards that are filled automatically once a month by the government and are swiped by shoppers at the till, in the 12 months from December 2006. At least six states, including Florida, Arizona and Maryland, have had a 10 per cent increase in the past year.

»In Rhode Island, the segment of the population on food stamps has risen by 18 per cent in two years. The food programme started 40 years ago when hunger was still a daily fact of life for many Americans. The recent switch from paper coupons to the plastic card system has helped remove some of the stigma associated with the food stamp programme. The card can be swiped as easily as a bank debit card. To qualify for the cards, Americans do not have to be exactly on the breadline. The programme is available to people whose earnings are just above the official poverty line. For Hubert Liepnieks, the card is a lifeline he could never afford to lose. Just out of prison, he sleeps in overnight shelters in Manhattan and uses the card at a Morgan Williams supermarket on East 23rd Street. Yesterday, he and his fiancée, Christine Schultz, who is in a wheelchair, shared one banana and a cup of coffee bought with the 82 cents left on it...»

Et ainsi de suite...

Jusqu’ici, la grande presse nationale US s’est montrée assez discrète sur ce développement typique d’une grande crise. Les informations paraissent surtout au niveau local, et jamais sans développement substantiel, comme ce court entrefilet du Cincinnati Inquirer, du 24 mars, sur la situation dans l’Ohio: «Amid a sluggish economy, a record 1.1 million Ohioans are getting food stamps, the state’s welfare agency said. That’s about 10 percent of the state’s population. Caseloads have almost doubled since 2001, when an estimated 628,000 people were in the program, according to the Ohio Department of Job and Family Services.»

Les prémisses de la tragédie

La réalisation que les conditions de la crise sont en train de frapper la population, dans un achévement de la référence à la GrandeDépression, est un facteur psychologique fondamental pour que la réalitéde la situation s’impose. Jusqu’ici, ce processus a été évité, soit par des moyens mécaniques (ce que nous nommons “l’hyper-actualisation” de l’information, qui empêche de distinguer dans l’unformation les grands courants qui importent), soit par un réflexe de manipulation de la grande presse qui répugne à livrer des analyses intégrant cette dimension tragique. Effectivement, avec une telle appréciation, nous passerions du domaine agité et excité de la crise financière, avec ses spéculations et ses rebonds pessimisme-optimisme, au domaine tragique d’une réalité sociale en train d’entrer dans la crise qui est, aux USA, par substance, la perspective déstructurante du montage que le système impose à la communauté.

L’article de The Independent est un signe que ce barrage contre la restitution de la réalité pourrait être sur le point de céder. Nous extrayons ce passage de notre rubrique de defensa, de notre numéro courant (daté 10 avril 2008) de de defensa & eurostratégie, où nous présentons cette situation encore amputée de la dimension tragique de la dimension sociale et pourtant déjà touché par l’“esprit” catastrophique de la Grande Dépression:

»La psychologie est donc passée, avec une discrétion assez déroutante, dans l’état d’esprit de la Grande Dépression

»Le phénomène est affirmé: pour les experts, les spécialistes de l’image dramatique, voire même ceux qui cherchent à dédramatiser les événements, la référence est désormais celle de la Grande Dépression. Le grand public ne s’en avise pas expressément, – et nul ne sait s’il s’en avisera jamais. Les centaines de $milliards valsent mais l’on peut aussi bien continuer à observer, sans vraiment inventer un faux argument, qu’il s’agit de sommes monstrueusement virtuelles dont personne ne sait exactement si elles existent. Les Américains savent qu’il se passe quelque chose, surtout les propriétaires de maison confrontés à des hausses soudaines ou contraints d’abandonner leur domicile. La campagne des élections présidentielles sombre dans la confusion. Les autres crises se poursuivent, la grogne des opinions publiques aussi, et également les départs en vacances.

»Un fonctionnaire européen remarquait pour nous le 17 mars, au lendemain de la crise de la Bear Stearns: “Nulle part, il n’y a de véritable prise de conscience par la presse d’une crise d’une dimension de la Grande Dépression... A la Commission Européenne, c’est la même chose, nul ne parle des événements de New York.” Il est évident qu’il manque, par rapport à la référence de la Grande Dépression, cette dimension tragique qui faisait écrire à André Maurois, dans Chantiers américains qu’il publia en 1933: “Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l’hiver [1932-33], vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l’Amérique a cru que la fin d’un système, d’une civilisation, était tout proche.”

»Rien de cela, encore. Nous ne voyons ni n’entendons encore de manifestations d’un tel désespoir, d’une telle intensité tragique manifestée dans les perceptions et les élans collectifs. De ce point de vue, notre époque est étrangement inféconde, comme si elle se trouvait stérilisée par le phénomène de la communication qui crée des univers virtuels et des consignes moralisantes et de comportement, comme si elle se trouvait entièrement atomisée par l’individualisme déstructurant du système, et aussitôt embrigadée et contrainte par le conformisme de fer qui gouverne les esprits. Etrange résultat de la civilisation, qui a de quoi alimenter nos réflexions humanistes.

»... C’est pourquoi nous parlons de psychologie plus que d’une “prise de conscience”. Ce sont les techniciens et autres people du domaine, les Greenspan et les Soros, qui se réfèrent à la Grande Dépression. Ceux-là en parlent du point de vue technique et spécialisée et ignorent la dimension tragique de la Grande Dépression. La référence de la Grande Dépression est sollicitée intellectuellement, sans grande émotion ni perception de la puissance du phénomène historique. Pour notre part, cette référence nous importe parce qu’elle nous confirme qu’effectivement le précédent historique tragique de la Grande Dépression est dans notre psychologie; on n’en perçoit que la partie émergée comme celle d’un iceberg, la partie technicienne, sèche dans le sens d’inhumaine. Ce constat doit nous faire comprendre qu’il existe un énorme potentiel explosif tapi dans nos psychologies, parce que la référence de la Grande Dépression est par essence la référence de la tragédie systémique.»


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