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1388Après les éclats nombreux qu’on a enregistrés depuis le mois de juillet entre l’Amérique Latine et les USA à cause des multiples affaires d’espionnage de la NSA mises à jour par le réseau Snowden-Greenwald-Poitras, ce qui n’était qu’une situation d’affrontements multiples en devenir se transforme en une nouvelle situation structurelle. Nil Nikandrov analyse cette transmutation dans Strategic-Culture.org, le 6 octobre 2013. Bien entendu, le cas du Brésil est le verrou central qui, ayant été brutalement rompu avec l’affaire Rousseff, a permis à la digue de s’ouvrir. Car il s’agit bien d’un flot immense qui, désormais, transforme le continent latino-américain.
D’abord, Nikandrov rappelle comment les USA ont si mal manœuvré avec le Brésil, prenant une certaine retenue politique pour de la faiblesse et comptant en profiter sans la moindre vergogne. Ainsi voit-on ce paradoxe du Brésil de Lula, pourtant réputé comme assez radical dans son opposition aux entreprises néo-colonialistes et autres, se comporter avec une réelle retenue vis-à-vis des USA ; puis le Brésil de Rousseff, elle-même pourtant réputée pour être (encore) plus accommodante avec les USA, se transformer soudain en un centre actif, dynamique voire explosif, de la réaction antiaméricaniste ; et cela, d’ailleurs, notamment sur le conseil pressant de Lula, ce qui montre combien l’impudence des USA dans ce cas, dans le chef de la NSA découverte par Greenwald-Snowden, parvient seule à créer des antiaméricanismes radicaux et décisifs...
«The Brazilians have finally shown publicly that they are displeased with the hostile actions of the U.S. Previously, difficult issues were kept quiet and, at Washington's insistence, were resolved «through diplomatic channels», that is, they were relegated to oblivion. U.S. diplomats and intelligence agents took the Brazilian leadership's political correctness for weakness and a lack of political will. Several times (during the presidency of Inacio Lula da Silva) the Brazilian government limited itself to “moderate reprimands” even when they had proof of specific subversive activities by Americans. It is sufficient to remember the U.S. intelligence operations for preparing the seizure of the Amazon basin on the pretext of “preserving” strategic reserves of fresh water “in the interests of humanity”.»
Le résultat de cette véritable déstabilisation, brutale et déstructurante, des relations Brésil-USA d’une relative sujétion du premier pour les seconds, a comme effet structurant d’activer un tournant complet du Brésil vers la Chine, et en Amérique latine en général. Cette puissance (la Chine) a déjà largement pénétré sur le continent latino-américain, mais elle l’a fait jusqu’ici d’une façon subreptice, c’est-à-dire sans complètement s’imposer comme un partenaire à part entière, au moins à parité avec les USA, – cela malgré le climat politique en constant renforcement de l’antiaméricanisme. L’affaire brésilienne, l’éclat de Rousseff, la haute visibilité de communication de la réaction brésilienne, l’enchaînement des perceptions qu’implique ces explosions de communication en chaîne, ont lancé un mouvement que Nikandrov juge d’un complet basculement. Le résultat est l’apparition de la Chine, non plus comme équivalent-concurrent quasiment institutionnalisé des USA pour la position de premier partenaire de l’Amérique latine dans les matières économiques, financières et commerciales, ce qui était un objectif intermédiaire naturellement, mais directement l’évolution ultra-rapide vers un remplacement pur et simple des USA par la Chine dans cette position. Tout cela se fait évidemment par le canal du puissant Brésil, qui s’impose comme la porte de passage pour cette évolution si déstructurante pour l'arrière-cour de l'“empire”.
«Amid increasing criticism of the U.S. in Brazilian society, President Dilma Rousseff is expanding relations with China, this time without the traditional glances at Washington's possible reaction. China, one of Brazil's partners in BRICS, is skillfully making use of this alliance's potential to strengthen its positions in the country. The Obama administration has no leverage to hinder this. All of the U.S.'s resources are being used to keep the positions it has won in oil-producing countries in Africa and Asia and on maintaining pressure on Syria and Iran. The U.S. is gradually losing political and economic influence in Latin America, and the vacuum is being filled by powerful competitors.
»If one were to analyze the intensity of visits of high-ranking Chinese leaders to the continent, Beijing definitely holds first place in this regard. As a rule, the visits are well-planned and end in the signing of specific agreements, and, most importantly, these agreements are subsequently implemented. At the turn of the millennium, the Chinese promised Latin America that it would implement a program for capital investments in the region's economy. The program is being carried out successfully, from Mexico to Chile and from Ecuador to the island states of the Caribbean Sea. Without fuss, step by step, the Chinese are opening up the region, demonstrating the effectiveness of their industry, their aerospace potential, their technologies for manufacturing modern armaments, and their agriculture. The United States can only conduct an increasingly noisy campaign about the growth of the «yellow peril» on the continent, but the Chinese barely react to it. They are confident in their strengths. And that is one more proof that China has come to the Western Hemisphere, including to the U.S., for the long term, or more accurately, for good.
»Experts predict the further consolidation of Brazilian-Chinese relations. Dilma Rousseff is essentially giving a signal to other countries: favorable conditions are now taking shape for getting out from under imperial guardianship and seeking alternatives for development and collaboration without ultimatums and dictates. Alliances of states have been created in Latin America, such as UNASUR, SELAC, ALBA and others, for which Brazil's fundamentally independent foreign policy and economic course will mark a rebirth. Previously, many of these alliances' decisions were made with a backward glance at Brazil's position in order not to exacerbate relations with Washington. In particular, this was the case with the issue of creating a South American defense system. The need for one has come to a head. Sooner or later, the United States will be pushed out of foreign territories, but it will resist this with all its might. Is that not why dozens of U.S. military bases have already been created in Latin America?»
Il y a d’étonnantes et radicales divergences dans l’analyse de ces crises qui sortent tant de l’ordinaire, – et Dieu sait si la crise Snowden/NSA suscitée par un “freluquet de 30 ans” en est l’archétype. Ainsi, MK Bhadrakumar, que nous estimons considérablement, qui collabore d’ailleurs au même site Strategic-Culture.org que Nikandrov, juge avec un complet mépris plein de dérision cette crise Snowden/NSA. Il l’a montré à plusieurs reprises et cela appareaît clairement, à propos de Rousseff, dans son billet du 1er octobre 2013 de son site IndianPunchLine. Il en vient à féliciter le gouvernement indien, qu’il vilipende si souvent par ailleurs comme étant constitué d’une bande de mandarins corrompus qui s’aligne constamment sur les USA, de justement s’aligner sur les USA en n’élevant pas la moindre protestation après les révélations sur l’espionnage exercé par les USA contre l’Inde ; cela est proposé selon l’argument qui altère notablement le jugement, que l’espionnage est une pratique courante de la géopolitique et que c’est de bonne politique de n’en pas faire grief à celui qui vous espionne comme dans un bois en violant allégrement toutes les règles de la souveraineté. Bhadrakumar a donc ce jugement assez méprisant, dans le même texte, pour ce qu'il considère comme les excès inutiles et inféconds de Rousseff, après avoir engagé sous la même bannière, à notre très grand étonnement, la couardise des Indiens, la discrétion des Chinois et la maîtrise manœuvrière des Russes, les trois face aux USA mais s’entendant finalement avec les USA comme des compères jouant le même jeu ...
«Besides, neither Prime Minister Manmohan Singh nor Putin carries the burden of a revolutionary past and are under no compulsions such as of Brazil’s Dilma Rousseff’s to “roar”... [...] The problem with roaring is that it can cause a hoarse throat. Rousseff may well get one if she persists in roaring, and would finally have no alternative but to take to saline gargling and observe a vow of silence till she recuperates.»
Le problème, avec cette thèse uniquement géopolitique, est que Rousseff va certes “récupérer” de ses rugissements, mais qu’elle le fait en ouvrant grand les bras aux Chinois, marchant donc vers l’élimination par conséquent des USA de leur position institutionnalisée de maîtrise d’influence sur le continent latino-américain. Cela ne répond pas aux règles de la géopolitique, mais on se demande bien quelle importance ce constat peut avoir à l’heure où la géopolitique ne règle absolument plus rien des déplacements de la puissance subtile de l’ère psychopolitique, où la subtilité prend le pas sur la puissance en en faisant son obligée. Qui nous dura ce que vaut la géopolitique lorsque la VIème Flotte (de la Méditerranée) avec ses immenses porte-avions US qui en font toute la valeur (lorsque la séquestration leur permet de prendre la mer) est interdite de tirer ses Tomahawk contre la Syrie à cause d’une “bande d’une cinquantaine d’idéologistes républicains irresponsables” (les députés Tea Party) qui font basculer le Congrès contre l’attaque avec l’aide des messages “tweetés” du public US. C'est la démocratie en mode turbo, et la démocratie qu'ils encensent tous avec tant de conviction pulvérise la géopolitique au profit du système de la communication dont les effets sont démesurés, subtils et incontrôlables.
Quelle manœuvre géopolitique aurait pu conduire les USA à l’effondrement de leur offensive syrienne comme celles qu’ils ont subie ? Quelle manœuvre géopolitique aurait pu produire l’évolution qu’on commence à constater dans les positions respectives de la Chine et des USA, à partir des “rugissements” de la Rousseff ? C’est qu’on se trompe d’époque, si l’on ne se pose cette sorte de questions avec les réponses évidentes. Ce qui valait il y a cinquante ans ne vaut plus rien que le poids de la ferraille de ces porte-avions dont on n’ose se servir depuis huit ans (contre l’Iran, par exemple), selon la stratégie parfaitement géopolitique, mais d’une géopolitique aux abois, du “retenez-moi ou je fais un malheur”. C’est qu’on n’a pas bien compris le sens et le poids du formidable bouleversement du passage de l’ère géopolitique à l’ère psychopolitique, du triomphe du système de la communication, instrument de l’ère psychopolitique, aux dépens de l’effondrement opérationnel du système du technologisme, outil de l’ère géopolitique qui elle-même s’efface sinon s’effondre. (Les deux effondrements sont liés, sans qu’on puisse déterminer lequel entraîne l’autre, sinon à lier les deux à l’émergence formidable du système de la communication.)
Bien entendu, cette évolution qui s’affirme ici n’ira certainement pas sans des réactions violentes de la part des USA. C’est ce qu’exprime Nikandrov à la fin de son texte («...Sooner or later, the United States will be pushed out of foreign territories, but it will resist this with all its might. Is that not why dozens of U.S. military bases have already been created in Latin America?») C’est-à-dire que la réaction des USA sera de l’ordre du géopolitique, à l’aide des moyens du système du technologisme, comme tout ce que font les USA finalement, et avec une constance logique dans l’échec puisque nous ne sommes plus dans l’ère géopolitique et que toutes les interventions relevant de cette logique se terminent en catastrophes. Par conséquent, on peut effectivement prévoir en théorie des remous violents, sinon des affrontements, entre les USA et ses voisins du Sud, qui feront et font déjà des relations entre les deux Amériques (celle des USA et l’Amérique hispanique) un champ de bataille d’une grande violence. Par ailleurs, et pour tenir compte de l’ensemble des événements (des crises) et de leur intégration, cette prévision logique de forme théorique doit évidemment être largement nuancée par les événements à Washington même, qui progressent à pas de géants et suscitent un désordre grandissant au cœur de l’empire. Toutes les perspectives envisagées qui donnent un rôle important aux USA doivent tenir impérativement compte de cette variable fondamentale : nous observons les diverses déstabilisations des axes d’influence des USA dans le monde, avec le recul sinon le dissolution de cette influence, en envisageant des réactions désespérées et promises à l’échec des USA dans cette évolution ; mais l’évolution des événements à Washington, si elle prend un tour dramatique, modifie évidemment et fondamentalement toutes ces perspectives, dans le sens d’une dramatisation soudaine et accélérée. Nous dirions alors d’une façon plus générale que le continent latino-américain, ouvert sur une posture de refoulement radical de l’influence US, sera aux premières loges pour des bouleversements encore plus radicaux dans sa position politique dans le cas de plus en plus probable sinon en plein développement sous nos yeux d’événements graves et importants à Washington.
Mis en ligne le 7 octobre 2013 à 05H17
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