La manif pour saluer Nemtsov : “Nostradamus” ou “Abracadabra” ?

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La manif pour saluer Nemtsov : “Nostradamus” ou “Abracadabra” ?

Dans les heures qui ont suivi l’assassinat du “principal opposant” russe (sic-narrative presse-Système) Boris Nemtsov, la marche anti-Poutine dite-Printemps, annoncé comme un Maidan moscovite s’est transformée en marche à la mémoire de Nemtsov, soi-disant “principal opposant” de Poutine. La décision fut prise on ne sait par qui mais elle fut prise. Brillante manœuvre de communication improvisée, – ou préparée, c’est selon, – mais manœuvre risquée comme on l’a découvert assez vite.

Deux points intéressants, notamment, ont été relevés par les réseaux sociaux et les sites très actifs en Russie. Ils méritent d’être détaillés, tels qu’ils ont été présentés.

• La marche anti-Poutine initiale qui devait devenir une super-marche anti-Poutine avec l’argument tragique de l’assassinat de Nemtsov, a pris une allure inattendue. Ainsi, on a pu voir dans certains segments de cette marche des floraisons de drapeaux russes, ce qui a fait évoluer la perception d’une marche anti-Poutine en une “marche patriotique” pro-Russie, – c’est-à-dire, pour extrapoler, pour la défense de la Russie, de sa stabilité, de son intégrité, etc., – c’est-à-dire, pro-Poutine ? L’extrapolation se poursuivant, on peut dire qu’à Moscou la marche-Maidan s’est transformée de facto en marche anti-Maidan, puisque Maidan est devenu dans nombre d’esprits en Russie le slogan impliquant une attaque contre l’intégrité et la souveraineté du pays où elle se fait, la Russie en l'occurrence. C’est le site FortRus qui a relevé cela le 1er mars 2015, à partir d’une déclaration du Vice-Président de la Douma de la Fédération de Russie. Le Saker-francophone a repris la nouvelle en français le 2 mars 2015...

«Sergey Zheleznyak, vice-président du parlement de la Fédération de Russie, la Douma : “Merci à tous ceux qui ont participé à la cérémonie commémorative organisée en souvenir de Boris Nemtsov, merci à tous ceux qui sont venus exprimer leur chagrin mais n’ont pas permis que cette tragédie soit utilisée pour radicaliser la manifestation, comme l’auraient voulu les commanditaires de cet assassinat. L’enquête déterminera qui sont les assassins de Boris Nemtsov et leurs commanditaires, comme pour tous les autres crimes, et ils devront répondre de leurs actes devant la justice. Toutes les possibilités seront envisagées et toutes les preuves seront examinées afin d’établir la vérité. Aucun crime ne doit rester impuni. Notre objectif commun est de ne pas laisser les responsables de la mort de Boris Nemtsov mettre en œuvre leurs projets destructeurs contre la Russie.”

»Commentaire de Kristina Rus (Traductrice du russe à l’anglais): Poutine a-t-il déjoué l’Ouest une fois de plus? Peu importe qui a eu cette idée, mais elle était géniale: ceux qui voulaient rendre hommage à Nemtsov, mais ne voulaient pas être comptés dans le nombre des manifestants anti-Poutine par l’opposition anti-gouvernementale, sont venus avec un drapeau russe et ont collectivement transformé ce qui était programmé pour être le Maidan russe en un Rassemblement patriotique.»

• Le deuxième point est l’affaire des T-shirts avec photo en quadrichromie du visage Nemtsov et texte en ukrainien et en russe, et aussi les pancartes portant des affiche imprimées avec la photo de Nemtsov et divers slogans, dont certains suggérés par l’oligarque anti-Poutine Khodorkovski sur son tweet dans l’après-midi du 28 février. La question posée est une question d’intendance qui prend une importance capitale dans le cadre d’une chronologie extrêmement réduite, sachant que ce matériel a commencé à être distribué aux militants qui devaient prendre part à la marche dans la soirée du samedi : comment réussir à fabriquer tout cela, avec toutes les démarches que cela implique, les impératifs techniques, etc., dans un laps de temps si réduit à partir de l’assassinat le 27 février autour de minuit ?

Cela nous place devant une alternative : l’option “Abracadabra” ou l’option “Nostradamus”, – c’est-à-dire l’organisation miraculeuse de tout le matériel de la manifestation en moins de temps qu’il ne faut à un imprimeur pour mettre en marche ses machines (“Abracadabra”), ou la préparation comme l’on dirait “à tout hasard”, avant l’assassinat de Nemtsov mais avec une sérieuse information prémonitoire venue de Nostradamus, d’une commémoration de l’assassinat de Nemtsov préparée avant l’assassinat de Nemtsov (“Nostradamus”). L’information vient de FortRus le 3 mars 2015, elle-même venue du site russe (en russe) El-Murid.com le 2 mars 2015. Le texte commence avec une photo d’un député ukrainien, Goncharenko, qui se trouvait à Moscou pour la manifestation, et qu’on voit, avec sa veste ouverte sur le T-shirt orné du visage de Nemtsov («Here is a thought. Goncharenko, of course is trouble. But if we shift our attention from his face and look below, then this photo of March 1st begs a question.»)... Puis le texte :

«A t-shirt with quality four-color print and the words in the Ukrainian language. March on March 1st. The murder took place almost at midnight on February 28. A little more then 24 hours before this photo. That is, someone choking on tears, had to on February 28 run to order a batch of these t-shirts, and prudently – a batch in the Ukrainian language. He had to do a layout, divided by colors, to make the t-shirt, pick it up from the shop and organize the distribution to the right people - you will not hand out such an expensive item to random people. Ukrainian for Ukrainians, Russian for non-Ukrainians. At the same time to place an order for standard pictures of the deceased, to make a large number of the same posters. While some of the posters (again typographic quality) was created on the basis of slogans suggested on the evening of February 28 (i.e., a half a day before the March), suggested by Khodorkovsky's “Open Russia” on Twitter: “No Words”, “I am not afraid”, “Propaganda Kills”, and, most catchy "Fight", which is a play off Nemtsov's first name "Boris", with one extra letter at the end.

»At 22:53 on February 28 the masses got their slogans to use at the March, and after 12 hours (of which 8 are at night) the March is provided with a huge number of posters (with handles already taped to the canvas) with those same slogans. Actually, yesterday's march was just full of such details. The wonders of operations and instant reaction. As if they knew. I wonder, were these t-shirts and all these posters ordered exactly on February 28 or before? So to speak, during his lifetime?

Kristina Rus, du site RusFont, commente : «Ce cirque ressemble à une partie d’une grande superproduction où l’image est le but et le média une partie de la pièce...» Cette définition sied assez bien à cette affaire, dans sa partie “exploitation de l’événement”, quelle que soit l’option choisie (“Abracadabra” ou “Nostradamus”). La communication n’est plus un outil, un moyen, il est effectivement l’objet même de l’affrontement, son argument, son fondement, – il est l’affrontement comme il est la guerre. C’est ce que nous décrivons dans notre Glossaire.dde du 26 février 2015 sur le “déterminisme-narrativiste” à propos de “la guerre de la communication” plutôt que “la guerre de communication” : «La crise ukrainienne n’est pas une “guerre de communication” mais une “guerre de la communication” où la communication n’est pas un outil de la guerre mais la guerre elle-même... Si l’on veut, pour ce cas, on dira que la “guerre de communication” se fait en manœuvrant la communication autour de faits reconnus, qui sont en général des faits engendrés par le système du technologisme, c’est-à-dire que la guerre de communication se fait en usant de la communication comme d’un outil pour interpréter un fait et marquer un avantage à cause de cette interprétation ; la guerre de la communication se réalise en plaçant au centre le fait de la communication et en le manipulant, en l’affirmant à sa convenance, c’est-à-dire que la guerre de la communication se réalise en usant de la communication comme de l’objet fondamental de la guerre, l’objet à conquérir, l’objet qui détermine la guerre et règne en maître, l'objet qui est la guerre. Ce n’est pas à chacun de déformer la réalité à son avantage, c’est à chacun d’imposer sa réalité.»

Cela posé et reconnu, il est certain que cette “guerre de la communication” recèle des pièges inattendus pour ceux qui l’initient et l’imposent (dans ce cas, la bloc BAO, les Ukrainiens de Kiev et leurs alliés divers, y compris en Russie). La transformation de sens, qui fait évoluer la manifestation de dimanche en manifestation patriotique où Nemtsov devient la victime d’un courant de déstabilisation que les Russes rejettent en majorité est un exemple de retournement du sens, d’une inversion vertueuse par rapport à ceux qui avaient monté la manifestation pour en faire une manifestation anti-Poutine ; la déstabilisation par le fait de l’assassinat de Nemtsov menaçant la stabilité de la Russie, menace également Poutine mais dans cette mesure où celui-ci devient vertueux puisqu’il est le garant de cette stabilité. Les artisans de la guerre de la communication ne voient pas qu’en poussant trop leur avantage (exploitation de l’assassinat de Nemtsov), ils risquent de faire brusquement basculer le sens, – ce qui fut pratiquement le cas parce que l’assassinat de Nemtsov présenté selon l’image d’une agression contre l’opposition s’est transformé en cette image infiniment plus puissante, à sens inversé, d’une agression contre la stabilité de la Russie.

L’affaire des T-shirts, – “Abracadabra” contre “Nostradamus”, – relève du même excès de construction des évènements de communication. Les remarques rapportées sur l’invraisemblance du cas ne touchent pas l’esprit des “communicants”, pour qui seule compte l’efficacité maximale du montage, sans aucun souci des références de la réalité courante. Le résultat est un montage impeccable qui se trouve en contradiction parfois troublante, sinon révélatrice, avec les impératifs de la réalité. Le montage de la communication est devenu le fait central sinon exclusif de l’affrontement, sans qu’aucune attention ne soit plus portée à sa cohésion avec les impératifs du réel. “Abracadabra”, les T-shirts à l’effigie de Nemtsov sortent sur la place publique comme par enchantement, montrant la perfection de l’organisation de l’événement dans une circonstance où, justement, à cause de l’émotion, de l’improvisation inévitable, de la chronologie extrêmement resserrée, l’événement pour être crédible ne doit pas être parfait ... Sa crédibilité, sa perfection événementielle si l’on veut, dépendent justement de l'imperfection obligée de son organisation, et la perfection opérationnelle de l’organisation réside dans la capacité d’y mettre une dose acceptable d’inorganisation.

Maintenant, faites votre choix, – “Abracadabra” ou “Nostradamus”...


Mis en ligne le 3 mars 2015 à 11H18