La Grande Guerre avant la parenthèse monstrueuse

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La Grande Guerre avant la “parenthèse monstrueuse”

Voici un extrait d’un livre auquel travaille actuellement Philippe Grasset. Ce livre, dont le titre provisoire est La parenthèse monstrueuse — 1934-1989, tente de donner un éclairage nouveau de l’histoire du XXème siècle, prolongée naturellement jusqu’à 2001 et aujourd’hui. Nous comptons naturellement offrir à nos lecteurs ce livre en vente en ligne, sur notre site d’édition edde.eu, lorsqu’il sera terminé.

L’extrait ci-dessous concerne la Grande Guerre. Dans le livre, il fait partie du deuxième chapitre de la Deuxième Partie, chapitre présenté par le “chapeau” suivant :

«Le cas de la France par rapport à l’Amérique, jusqu’à l’ouverture des années 1919-1934. * France-Amérique au XIXème siècle, jusqu’au tournant de la Grande Guerre. * La bataille de Verdun poursuivie par l’attaque de l’Amérique par la France entreprise en 1919.»

Bien entendu, il est bon que le lecteur lise cet extrait à la lumière de notre texte rapporté d’une visite à Verdun. Toutes ces choses participent d’une même démarche.


La Grande Guerre de 1914-1918

J’ai acquis à mesure des années passées une perception de plus en plus vive, et aussi de plus en plus chaleureuse et tragique de la Grande Guerre ; une perception gouvernée par une empathie de l’âme qui va jusqu’à l’irrésistible et au sublime ; une perception mesurée par le temps, comme si, en m’éloignant de l’événement terrestre, le temps qui passe me rapprochait de sa substance spirituelle. L’intuition, l’émotion, la compassion extraordinaire que j’éprouve devant tant d’horribles souffrances tiennent une place considérable dans cette perception, que la raison ne dément pas une seule seconde. Chaque fois que je regarde la fin de ce documentaire sur les restes préservés de Verdun (la campagne encore martyrisée malgré la repousse de la nature, telle croix posée ici, une marque commémorative, des restes d’une position d’une pièce d’artillerie, un blockhaus rouillé, des galeries de repos, la trace d’une tranchée, etc.), — la fin avec ce long plan en mouvement lent qui dure près d’une minute, filmant les alignement des tombes de Verdun vers l’Ossuaire entre les rangées d’arbres élancés et espacés, qu’une musique lente, funèbre mais non dénuée d’apaisement accompagne avec une solennité poignante, qu’une voix grave et contenue d’émotion dit le quatrain de Péguy :

«Mère, voici vos fils qui se sont tant battus,

»Qu'ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.

»Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre

»Qui les a tant perdus et qu'ils ont tant aimée.»

… Chaque fois avec la même émotion, chaque fois je pleure à nouveau. Ces larmes, je ne les réserve à l’évocation d’aucun autre événement de notre histoire récente. Je crois également avec force que la Grande Guerre tient une place centrale et unique dans son genre dans notre Histoire, — que l’on parle de l’histoire de la France et de l’histoire du monde. L’événement est semblable en intensité et en signification spirituelle à l’épopée de Jeanne d’Arc, dans la puissance tragique qu’il exprime. Il faut qu’une telle catastrophe, qu’une telle somme de souffrances au-delà du concevable de l’esprit bien sûr, soit justifiable par quelque chose d’au-delà du terrestre, et que l’âme qui élargit et grandit l’esprit puisse en avoir la connaissance intuitive. Puisque la terre, en cette occurrence, s’est compromise jusqu’à être le linceul sanglant et boueux de nations entières, et de quelle façon, puisqu’elle n’a pas encore connu le rachat de l’évocation qu’en fait Charles Péguy, inutile d’en chercher la justification en elle. (C’est qu’en effet la terre qu’évoque Péguy, elle, est passée par le rachat de l’âme. Elle est sanctifiée. Elle est au-delà de la bataille qui nous occupe pour l’instant.) L’explication sera spirituelle […].

Pour emprunter plus sûrement cette voie spirituelle, pour l’assurer sur des bases qui n’aient pas elles-mêmes l’incertitude initiale des émotions et des intuitions, pour s’assurer sur le sol ferme avant d’en venir à l’évocation de l’âme, il faut rassembler les indices terrestres. Je partirai d’une question en apparence grossière : que se serait-il passé si n’avaient existé ni le canon ni la mitrailleuse? Les historiens et experts militaires s’entendent à conclure que la disposition de ces deux armes terribles, sans la riposte possible d’instruments mécaniques de mouvement, interdit effectivement le mouvement et fixa cette guerre dans une longue agonie sanglante. Après la guerre de mouvement initiale, qui fut marquée par des pertes élevées justement à cause de la présence de ces armes nouvelles dont on découvrait l’effet terrifiant, après la bataille inspirée (La Marne) qui brisa l’élan initial de l’invasion et renversa le cours de la guerre, l’épuisement, la fatigue, la réduction des forces forcèrent au choix de la position statique. La mécanique qui compromet le mouvement avait empêché l’ultime phase de la bataille de mouvement renversée, de la bataille débouchant sur l’issue du sublime, — l’exploitation de sa victoire stratégique ultime par le vaincu tactique de la campagne.

La victoire stratégique française (La Marne) avait été la réaction suprême de la volonté contre l’empire de la puissance mécanique. L’interdiction d’exploiter cette victoire stratégique jusqu’à son terme indiquait que la logique de la guerre dans ce qu’elle peut avoir de sublime, — lorsque la science militaire fait volte-face pour devenir art militaire et rejoint la justice transcendante, — cette logique était pervertie, bafouée, brisée et réduite. La guerre fut profondément différente. Le monde changea, ou plutôt il bascula. Des armées entières furent paralysées, leurs soldats subirent la mitraille sans pouvoir rien sinon que subir le pire, jusqu’au sort d’une mort terrible et paralysée. Lorsqu’un général voulait briser cet infernal enfermement, il provoquait une tuerie monstrueuse. On reprocha souvent et l’on reproche toujours à ces généraux d’être des bouchers. L’argument est facile et vous pare à bon compte d’une bonne conscience d’humaniste ; il vous donne les atours de l’esprit libre et vous permet de pérorer ; vous êtes pacifiste sans vous engager ; vous êtes anti-militariste sans vous brouiller avec l’Hôtel des Invalides et la rue Saint-Dominique. En un mot, vous êtes irresponsable.

On trouve l’explication technique qui fait le cas qu’elle mérite de cette brillante plaidoirie dans le travail récent d’un historien militaire, Sir John Keegan et sa Première Guerre Mondiale (1998 et 2003). Le livre n’apporte rien sur l’essentiel en plus de présenter une vision extraordinairement britannique de la guerre (la guerre comme un grand affrontement Angleterre-Allemagne, la France comme complément utile ici et là). Certains détails sont utiles, comme celui que je cite ici. L’argument s’appuie sur la conjonction de deux facteurs, là aussi avec le déséquilibre des progrès complémentaires : d’une part, l’extension du champ de bataille au-delà du champ visuel, forçant les chefs à se reposer sur les communications pour avoir une vision de la bataille qui leur permettrait de la conduire et d’offrir les décisions qui importent au moment qui importe ; d’autre part, la vulnérabilité de ces communications (par fils), qui conduisait dans la plupart des cas à leur destruction au début de la bataille (l’artillerie écrasant et coupant les fils) et rendait les chefs aveugles et sourds. Les erreurs sont inévitables sinon inéluctables et elles sont multipliées par l’énorme puissance de feu du facteur défenseur statique (artillerie et mitrailleuses). Le feu devient affreusement meurtrier lorsque l’attaque se développe en aveugle et sans coordination. «Le rideau de fer de la guerre est descendu entre les commandants, quel que soit leur grade, et leurs hommes, écrit Sir John, les coupant les uns des autres comme s’ils se trouvaient sur des continents différents. […] Tant que les ressources nécessaires à la modification d’une bataille (véhicules blindés tout-terrain fiable, émetteurs-récepteurs portables) font défaut (et elles continueront cruellement à le faire le temps de se développer, ce qui prendra plusieurs années), les généraux sont entravés par une technologie ô combien apte à la destruction massive de la vie, mais tout à fait inapte à leur donner la flexibilité de contrôle qui pourrait maintenir ces massacres dans les limites du supportable.»

(La chose n’est pas nouvelle parce qu’elle n’est que simple bon sens. Le 31 janvier 1931, Paul Valéry accueille le maréchal Pétain à l’Académie Française. On lit notamment ceci dans son discours: «C’était donc peu de dire que le feu tue. Le feu moderne fauche ; il supprime ; il interdit le mouvement et la vie dans toute zone qu’il bat. Quatre hommes résolus tiennent mille hommes en respect, couchent morts ou vifs tous ceux qui se montrent. On arrive à cette conclusion surprenante que la puissance de l’arme, son rendement, augmente comme le nombre même de ses adversaires. Plus il y en a, plus elle tue. C’est par quoi elle a eu raison du mouvement, elle a enterré le combat, embarrassé la manœuvre, paralysé en quelque sorte, toute stratégie.»)

Il ne m’importe pas tant de redresser ici quelques torts, de tenter de montrer que l’époque 1890-1914 n’était pas nécessairement propice à la floraison d’une génération entière et universelle d’officiers généraux au front bas, cruels, se frottant les mains au constat des souffrances de leurs hommes. Ces clichés stupides, — expression suggérant d’ajouter une stupidité conjoncturelle à la stupidité ontologique du cliché, — ont servi en général de base de travail à plusieurs générations de commentateurs de la Grande Guerre. Je les soupçonne d’arrière-pensées idéologiques, et le mot est bien léger. Passons outre, une fois la chose bien entendue. Il n’empêche qu’elle est là pour introduire l’argument principal, dans la mesure où l’interprétation trompeuse et fallacieuse de cet aspect du conflit consiste finalement à prendre des vessies pour des lanternes, et la puissance de feu massacreuse pour la bêtise du général. C’est en arriver à l’argument de la mécanisation déjà suggéré.

Il m’importe de renforcer l’argument de la mécanisation de la guerre comme cause essentielle de sa cruauté, de son caractère de catastrophe effroyable, de sa durée par conséquent ; la cause est ainsi transcendée ; l’argument de la mécanisation de la guerre devient la cause fondamentale et exclusive du choc que les événements infligèrent aux psychologies collectives en même temps qu’aux corps individuels, et au-delà d’eux, car en cette occurrence les vivants (les suvivants) doivent souffrir autant que les morts. Pour réduire la démonstration à une image, je propose celle-ci qui démontre a contrario: si les mitrailleuses et l’artillerie dans leur puissance d’arrêt et de fixation sanglante n’avaient pas existé, la guerre n’aurait jamais eu le caractère sanglant de la tuerie qui a perdu le sens qu’elle eut, elle n’aurait pas duré le temps très long qu’elle dura, elle n’aurait pas provoqué directement ou indirectement les événements politiques et sociaux déstabilisateurs et déstructurants qu’elle provoqua à cause du temps qu’elle dura et de la tuerie qu’elle provoqua… Le siècle eût été différent, et différentes les situations en Russie à la fin du conflit, en Europe même, dans la structure, la nature et la psychologie des nations et des régions, dans le champ transatlantique avec l’intervention des Etats-Unis en position de puissance dominatrice, dans les champs démographique et psychologique avec l’ampleur et la cruauté des pertes et leurs effets collectifs sans nombre et d’une profondeur considérable, et ainsi de suite si cela ne suffisait pas. Qui sait, dans cette hypothèse d’une guerre “réduite” en cruautés et en durée, et en conséquences psychologiques sur la conscience puis la mémoire collectives des gens, si Paul Valéry eût été encore conduit à écrire, en avril 1919 : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles…» C’est l’hypothèse d’une relativisation extrême de la valeur et de l’identification de l’événement à cause d’un phénomène purement mécanique.

Comment “sauver” cette guerre ? Comment expliquer qu’ainsi réduite à la conséquence triviale et maléfique d’un progrès épouvantable, cette guerre provoque par le biais de la psychologie si fortement bouleversée des effets d’ordre spirituel si grands que nous eûmes un siècle dévasté au point où il fut, au point d’entraîner une crise de civilisation qui est la crise de l’esprit par essence, qui est le sujet de cette œuvre? Pour en venir à mon propre cas que j’ai exposé plus haut, — comment expliquer que cette guerre réduite aux effets de la mécanisation provoque en moi une émotion si grande que je la compare, dans ma perception, aux plus grands moments spirituels de l’histoire de la France? — Une fois perçue par intuition, la réponse ne fait pas de doute : parce que cette guerre, prolongée artificiellement dans la boue et le sang par la mécanisation ne se grandit que dans la mesure où elle est aussi, et même plus que tout, une guerre contre la mécanisation. Ceux qui la subissent dans leurs chairs et dans leurs âmes sont conduits à se battre, d’une façon inconsciente et dans le champ spirituel aussi bien, contre le maléfice qui est la cause de ce prolongement monstrueux. L’on dira alors, et l’on verra cela prolongé plus loin, que cette perception habille la mécanisation de la guerre d’une orientation et d’une dynamique maléfiques. Les deux aspects qui s’opposent sont enlevés vers les hauteurs qui justifient qu’on en fasse si grand cas. Le grand cas est bien entendu cette appréciation spirituelle de la Grande Guerre, qui semblerait à première vue ne l’être pas du tout.

Comme naturellement, comme se vivent et se perçoivent les intuitions fondamentales, je reviens à la France puisque j’en viens à Verdun. (Un aspect important de la Grande Guerre, qui explique l’approche de Sir John Keegan, est qu’à bien l’embrasser il semblerait qu’il y ait eu deux guerres dans cette guerre: la guerre géopolitique, qui semblerait principalement avoir été livrée entre Allemands et Anglais, pour la prépondérance industrielle et, indirectement, pour la maîtrise des mers. [Les Anglais craignaient l’effet des ambitions allemandes dans ce domaine.] Cette guerre-là est décrite, par les Britanniques, et plus précisément par la génération actuelle des historiens [Keegan, Ferguson, etc.] comme dominée du côté allié par les Britanniques, jusqu’à oublier complètement les Français, — en plus, cela ne déplaît pas aux Britanniques aujourd’hui. L’autre guerre est celle de la France contre la mécanisation représentée pour ce cas par la puissance mécanique allemande, — et je veux dire en disant “pour ce cas” que l’Allemagne n’est dans ce cas qu’un prête-nom. C’est cette guerre-là qui m’intéresse parce que c’est elle qui interprète et nous restitue les grandes tendances de l’Histoire, parce qu’elle est d’abord psychologie pure transcendée.)

La bataille de Verdun est la pire des stupidités et des cruautés humaines si elle n’est élevée par une dimension spirituelle ; sans elle, la bataille n’est que boue, souffrances et morts. Les Français ont nommé “Voie sacrée” la route qui ravitaillait Verdun. Ce qui est perçu comme un artefact de propagande par les historiens assermentés, acquiert à la lumière du temps et de la profondeur des choses une dimension sans égale. Il y a bien entendu une inspiration dans cette expression.

Lorsque débute la bataille le 21 février 1916, les Français disposent de 175-180 canons sur le front de Verdun, les Allemands de plus de 1.200. Les intentions du Kronprinz, qui commande la Vème Armée, sont connues ; elles sont directement inspirées par le chef d’état-major, le général Falkenhayn, qui en informa directement le Kaizer Guillaume par lettre du 25 décembre 1915, lettre surnommée “le mémo de Noël”. C’est la litanie des gens sérieux qui revient, sur le fond de la reconnaissance que l’Allemagne ne pourra tenir longtemps dans la guerre d’usure qui s’est installée depuis l’automne 1914, et dont il faut briser le carcan; seule la puissance anglaise importe, disent-ils, mais nous ne pouvons en être quitte, alors liquidons la France; c’est la litanie allemande, voire la litanie des peuplades nordiques et anglo-saxonnes: la France est quantité négligeable (puisque latine dans ses origines) mais c’est pourtant elle qu’il faut liquider à tout prix. Falkenhayn emploie tous les arguments possibles pour convaincre Guillaume, et se convaincre lui-même, que la France doit être la cible privilégiée : «La pression exercée sur la France atteint la dernière limite même si elle est sans aucun doute supportée avec la dernière des dévotions. Si nous parvenons à [faire] ouvrir les yeux à son peuple sur le fait que, dans le domaine militaire, tout est désormais vain, cette limite sera atteinte et le meilleur atout de l’Angleterre lui sera enlevé des mains.» La conclusion de l’Allemand est celle-ci : presser les Français, les attaquer massivement, les menacer en un point, si fortement qu’ils seraient obligés «à engager tous les hommes à leur disposition. S’ils le font, les forces françaises seront saignées à blanc». Le but explicite est la destruction de l’armée française et, à peine implicite, la destruction de la race française. C’est le cas. Keegan note encore que les Allemands ne prétendirent pas, dans la poussée initiale, submerger les lignes françaises en lançant toutes leurs forces comme ils eussent pu le faire, et percer pour l’emporter par la manœuvre d’enveloppement. Ils veulent fixer et massacrer. C’est une guerre d’attrition pure.

(Il y a une autre version. Certains [par exemple, le professeur Gerd Krumeich, de Düsseldorf, dans sa communication au colloque du 23-24 février 2006 à Verdun : 1916-2006, Verdun sous le regard du monde] mettent en doute l’existence, à la date indiquée du “mémo de Noel”. Falkenhayn l’aurait rédigé après coup, simplement glissé dans ses mémoires pour se justifier d’une offensive ratée, d’une tactique dénoncée comme pusillanime, etc. Possible ? Qu’importe. Cette tactique pusillanime, justement, correspond bien aux intentions affichées dans le mémo qui n’existait peut-être pas. Dès la mi-mars 1916, devant l’insuccès initial, la justificatin allemande de la bataille devient effectivement de “saigner” les Français. Il suffit d’avancer le fameux “tout se passe comme si…”, — car c’est bien le cas : tout se passe comme si là était bien lintention de Falkenhayn. Le mémo Falkenhayn? Si non è vero, è ben trovato… Ou encore, l’explication de Valéry, qui suppose un tel “vide” dans la guerre figée par la tuerie qu’effectivement, la dimension suprême de Verdun pourrait bien s’y être glissée… Valery, toujours en 1931: « C’est pourquoi il n’a pas à rechercher trop profondément les raisons de la grande attaque de Verdun. Celles que les Allemands en ont données ne sont pas invincibles, — n’étant pas d’ailleurs concordantes. La vérité semble fort simple. Il suffit de se mettre un instant à la place des hommes. On ne sait que faire, et il faut faire quelque chose. Grande et irrésistible raison. Rien ne s’impose. La stratégie est ligotée dans les réseaux. Jusqu’ici, toutes les offensives ont échoué. L’imagination défaillante ne sait plus suggérer que ce qu’elle a déjà conçu ; mais cette fois, on frappera beaucoup plus fort. C’est à une échelle démesurée que l’on va monter cette attaque. 400 000 hommes ; une artillerie incroyable, accumulée sur un point du front ; l’héritier de la couronne, pour chef ; une place forte de premier ordre, déjà illustre dans l’histoire, pour objectif, — et c’est la bataille de Verdun.» … Ainsi le mystère enveloppe cette bataille: pourquoi eut-elle lieu ? C’est alors que les hypothèses audacieuses s’imposent.)

La bataille de Verdun dura dix mois, ou 300 jours. Ce fut une bataille d’acier, de sang et de boue. Très vite, plus personne n’y reconnut plus rien. Il restait l’élan initial, qui avait donné sa marque à cette bataille, qui fait qu’aujourd’hui nombre d’entre nous ne peuvent évoquer Verdun, en voir un alignement de tombes ou les fantômes de ses restes dans la forêt revenue, sans être submergés par l’émotion. Seul le sens spirituel justifie une telle réaction. Éclairée par cette intuition, l’interprétation spirituelle de Verdun qui revient ici et là, qui en fait un affrontement de la nation française contre la puissance mécanique, prend son sens historique et sa place dans l’Histoire, — comme un fait historique à part entière, avec une importance très grande dans l’interprétation que je veux donner de cette période de l’Histoire menant jusqu’à nous. Verdun rejoint les grands courants souterrains qui donnent sa substance à l’Histoire, en-dessous de la surface des choses laissées à l’investigation pointilleuse des historiens assermentés.

Valéry donna plus tard l’explication plus large, et mise en perspective, du texte dont j’ai cité plus haut une phrase, laquelle est si souvent citée, et cet extrait de Valéry concernant cette phrase elle-même:

«Enfin, quant à ma phrase même, elle exprime une impression de 1919 et annonce le développement qui la suit et est chargé de lui donner un sens. Je la considère comme une sorte de photographie. Le titre même de l'étude (‘La crise de l'Esprit’) et l'ensemble des idées qu'elle contient me semble montrer assez clairement que j'entends décrire une “phase critique”, un état de choses opposé fortement à celui que l'on représente par les noms de “régime” et de “développement régulier”. Le problème de la IIe décade me paraît donc se préciser ainsi : Sommes-nous vraiment dans une phase critique? A quoi le connaît-on? Cette maladie peut-elle être “mortelle”? Pouvons-nous, oui ou non, imaginer de telles destructions matérielles et spirituelles, ou de telles substitutions, non fantastiques mais réalisables, que l'ensemble de nos évaluations d'ordre intellectuel et esthétique n'ait plus de sens actuel?»

Cette idée d’un moment historique fondamental qui résume tout mon propos se résume bien à cette question de Valery : «Sommes-nous vraiment dans une phase critique?» Elle me donne le biais d’un enchaînement par référence qui a tout d’un enchaînement naturel, qui a la force de la logique de la grande Histoire dissimulée, à partir de l’interprétation de la Grande Guerre et du rôle de la “Grande Nation” dans cette guerre.

Il y a eu effectivement deux guerres dans la Grande Guerre. D’un côté, la guerre classique, opposant les puissances terrestres, qui n’a aucun intérêt pour le présent propos. Dans un champ complètement différent, la Grande Guerre s’est avérée être, pour la France, un affrontement brutal avec le processus de mécanisation du monde dont elle est naturellement l’adversaire. L’Allemagne représentait ce processus de mécanisation ; si ce n’est un accident de l’Histoire, c’en est plus un détail que sa substance. On a aussitôt la preuve de cette circonstance, dans ce moment précis où l’identité des autres nations a moins d’importance que le processus qu’elles se passent de main en main. Les subtilités insondables de l’Histoire mettent, en même temps que la guerre approche de sa fin, la France dans un contact à nouveau intime avec l’Amérique, qui semble renouer le fil avec 1776-1783 sans qu’on prenne encore garde que c’est peut-être pour donner à l’ensemble un éclairage nouveau. (Préparé comme un bon coup de relations publiques, comme une formule pour journalistes, le mot de Pershing arrivant en France prend une dimension très particulière à cette lumière. Il a une vérité inattendue : «La Fayette, nous voici.»)

Les Américains sont venus en Europe prendre, sur la fin du conflit, un rôle important dans la coalition. Le poids de cette puissance, soudain affirmé bien plus vite et d’une façon plus pressante que son poids effectif dans la guerre, lui donne un rôle inattendu dans les négociations de paix. Wilson s’y tient, au moins à l’égal de Clémenceau et de Llyod George. La paix est presque une “paix américaine” d’une guerre qui ne le fut pas. L’alliance des démocraties occidentales présente un front uni découvrant assez vite des nuances significatives qui deviennent des fractures. Grosso modo, l’accueil que fait la France aux Américains et à l’Amérique en 1917-18, est affectueux et sentimental pour les premiers, plus circonspect pour la seconde. La France découvre le changement extraordinaire qui s’est opéré entre l’image qu’elle conserva de l’Amérique tout au long du XIXème siècle, et l’Amérique qu’elle découvre en 1917-18, puis en 1919. Très vite, le malaise le dispute victorieusement à l’affection. Cela va être affirmé avec force, tout au long des années 1920, par la voix puissante d’une littérature d’analyse, de réflexion et de polémique. La mise en question de l’américanisme dans la décennie des années 1920 est le legs direct bien que dissimulé de la bataille de Verdun et de l’esprit qui anima la France dans la bataille qu’elle mena tout au long de la Grande Guerre.