Heurs et malheurs de la multipolarité

Ouverture libre

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

Heurs et malheurs de la multipolarité

• La crise du Venezuela, qui voit les États-Unis agir contre un pays voisin comme s’ils étaient les maîtres du continent des deux Amériques et les seuls détenteurs de la loi internationale, ne constitue-t-elle pas une mise en cause de la formule de la multipolarité ? • C’est le constat implicite d’un texte d’Elena Fritz. • Malgré la décadence de sa puissance, il est vrai que les Etats-Unis semblent incapables de s’adapter à ce nouvel ordre du monde. • L’on retrouve la crise fondamentale de cette puissance créée pour dominer le monde.

_________________________


28 décembre 2025 (09h30) – Le texte ci-dessous d’Elena Fritz (original sur ‘Global Forum-Elena Fritz’, traduction française deeuro-synergie.hautefort.com’), décrit et analyse la situation du Venezuela confronté à des ambitions “annexionnistes” (quel autre terme employer pour disposer d’une part essentielle de la vérité ?) des États-Unis renvoyant aux anciennes conceptions de la “doctrine Monroe”, – modernisée, pasteurisée, lavée de tout soupçon par une dialectique à la moraline qui lave “plus blanc que blanc”. La personne qui a le plus de difficultés à tenir cette ligne politiquement correcte est bien entendu le président lui-même, – toujours “grande gueule”, irrésistiblement attiré par un discours sur le pétrole, sur l’argent à encaisser, sur l’hubris de boutiquier qui anime la classe fortunée classique de l’américanisme.

Mais, interroge in fine le texte d’Elena Fritz, que reste-t-il de la vertu supposée de la multipolarité, présentée comme telle (vertueuse) par la Russie, par la Chine, par l’Inde, etc. ? C’est-à-dire ceci :

« De nombreuses analyses évoquent actuellement une transition irréversible vers la multipolarité. Cette hypothèse paraît rassurante, mais elle ne tient que partiellement devant une analyse plus approfondie. La multipolarité n’est pas une loi de la nature, elle ne se produit pas automatiquement par la perte relative de pouvoir d’un acteur dominant. Elle suppose que d’autres acteurs soient prêts et capables de répondre politiquement à toute violation des règles. Ce qui fait souvent défaut. »

Et, par conséquent, cette conclusion :

« En résumé : le Venezuela ne montre pas la force des États-Unis, mais la faiblesse du système qui aurait dû leur imposer des limites. »

On peut certes lui rétorquer par plusieurs arguments, dont aucun n’est vraiment décisif, ce qui montre bien que l’affaire du Venezuela est d’abord un signe d’un désordre extraordinaire de l’ordre international, en complète évolution et révolution, encore loin d’un établissement d’une conclusion satisfaisante.

On verra cela en énumérant les remarques qui relativise son jugement sans le contredire :

• On ne peut dire que personne ne réagit. La Russie et la Chine réagissent, mais on ne sait encore jusqu’où et de quelle façon. La situation est en pleine mouvance et des surprises sont possibles, tout comme des espoirs peuvent être déçus.

• Les États-Unis agissent, certes, mais avec beaucoup moins de rapidité et de décision que ce qu’ils montraient d’habitude. On doit se rappeler l’invasion de la république dominicaine en 1965, qui passa comme une lettre à la poste, et à quelle vitesse... pour se terminer par une “victoire” des États-Unis en avril 1966 et l’installation d’un gouvernement anti-communiste.

« L'invasion de la République dominicaine par les États-Unis a lieu en 1965. À la suite de la guerre civile dominicaine qui débuta le 24 avril 1965, les Marines débarquèrent à Saint-Domingue le 28 avril 1965, appuyés par des éléments de la 82e division aéroportée »

... Personne n’y avait trouvé rien à redire, la chose semblait presque naturelle et si lointaine, d’un autre univers.

• Personne non plus n’eut rien à redire à l’invasion du Panamá de décembres 1989 (20 décembre 1989 au 31 janvier 1990), se terminant par la victoire des Marines, sur fond de trafic de droguer et  d’éventuelle implication de la famille Bush (le président était Georges Bush-père).

« L’opération , baptisée ‘Just Cause’ fut rebaptisée ‘Just because’ par les plaisantins du Pentagone (“Nous le faisons juste parce que nous pouvons le faire, parce que nous sommes les plus forts”). »

• Dans les deux cas qui sont exemplaires, on dira que l’attention du monde allait à d’autres affaires bien plus importantes (le Vietnam en 1965 et la chute de l’URSS en 1989). Pourtant, aujourd’hui cet effet de magnétisme (la guerre en Ukraine et éventuellement les restes de Gaza)  ne joue pas et le Venezuela occupe largement notre attention. Cette différence est la mesure du déclin américaniste, qui est une dynamique en cours, qui se nourrit de ses propres faiblesses démesurément grandies par le système de la communication dont l’Amérique elle-même est prisonnière depuis les origines.

Mais enfin, ces arguments ne nous convainquent pas de nous inscrire en faux contre la mise en cause de la multipolarité qu’implique l’analyse d’Elena Fritz. Le seul facteur vraiment intéressant, c’est l’attitude actuelle des USA vis-à-vis du Venezuela, à la fois tonitruante et hésitante, grossière et illégale mais notablement inefficace et maladroite jusqu’ici. Comme si elle ne servait qu’à exacerber la tension au Venezuela, et à provoquer éventuellement un rassemblement national autour de Maduro. Dans les deux cas évoqués plus haut, les interventions eurent lieu très rapidement, sans gesticulations préalables.

Pour nous, certes, l’affaire vénézuélienne met certainement en cause la multipolarité, mais non pas tant à cause de la formule qu’à cause des conceptions, de l’état d’esprit, voire de la psychologie en état de pathologie des pays de l’Occident-compulsif. Parmi eux, malgré leur rôle actuel qui présente des avantages dans l’affaire ukrainienne et surtout contre l’UE qui est notre ennemi principal (phase très importante de cohésion tactique avec les adversaires du totalitarisme-UE), se trouvent les États-Unis eux-mêmes.

La grande question américaine (ou plutôt : américaniste), qui détermine l’avenir de la multipolarité avec l’Amérique comme un des acteurs, est bien celle de savoir si l’Amérique peut accepter de n’être qu’un nom parmi d’autres dans la distribution, qu’un pôle parmi d’autres. L’Amérique peut-elle accepter de décliner, de n’être plus l’Unique, la divine détentrice de la formule de « la liberté éclairant le monde » ? Poser la question, c’est déjà y répondre...

En 1992, PhG avait écrit pour ‘La Revue des Deux Mondes’ un article que nous avons repris à sa date de parution, où il interrogeait la littérature américaine et son obsession constante, chez les plus grands, de débrouiller ce Grand Mystère de la catastrophe américaine. Tous répondaient de la même façon. Voici le passage consacré au grand poète Walt Whitman, dans son livre de 1892 dont on a bien du mal à trouver des exemplaires, comme s’il y avait eu une censure ou un autodafé tout à fait discret (‘Perspectives Démocratiques’, ici des extraits cités dans ‘L'Énigme du Nouveau Monde’, de Charles Neveu, Flammarion, Paris 1946). Whitman parle de l’Amérique d’après la Guerre de Sécession, lorsque le capitalisme sauvage de “l’ère du toc” (‘Gilded Age’), édifiant des fortunes colossales, recevant des tonnes d’immigrants à la volée comme de la chair à usine, prit possession de l’immensité américaine en la serrant à la gorge...

« Puis les réalités s'imposèrent. Les écrivains et les poètes observaient avec une inquiétude grandissante l'évolution du grand pays. L'on en eut des échos chez Melville, Poe, et même Mark Twain. Sur la fin de sa vie, Whitman exprima des doutes sérieux sur l'orientation prise par l'américanisme. Il expliquait d'abord (en 1892) :

» “Je le répète, la seule vraie nationalité des Etats-Unis d'Amérique, leur union profonde, si nous devons un jour affronter une crise, ne se trouvera pas dans la loi écrite (comme on le suppose généralement) ni dans l'intérêt particulier de chaque citoyen, ni dans l'intérêt matériel et pécuniaire commun à tous, mais dans l'‘idée’ fervente et exaltante qui, dans sa flamme puissante, fondra les éléments divers de ce grand pays et les transformera en force spirituelle”.

» Puis il fixait le dilemme américain, croyant désormais à cette “crise” qu'il semblait d'abord n'évoquer que comme simple hypothèse :

» “Les États-Unis sont destinés à remplacer et à surpasser l'histoire merveilleuse des temps féodaux ou ils constitueront le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu”. On devine où penchait son jugement... »

Nous sommes arrivés, pour l’Amérique, au rendez-vous fixé par Whitman. C’est dire quelle chance il y a que l’Amérique se range aux règles de bienséance et de respect d’une multipolarité bien tempérée ; elle se fera sans elle, ou disons avec ses restes constitués en morceaux indépendants. Bien entendu, Lincoln sera là, lui aussi au rendez-vous avec ses paroles fameuses de 1839 :

« Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant. »

Nous ne faisons et ne pouvons que réaffirmer notre conviction : rien ne sera fait de fondamental dans la situation du monde ni ne pourra être fait tant que l’Amérique n’aura pas été défaite, littéralement comme l’on détricote un tricot à partir d’une maille fautive et totalement déconstructurante, qui avait abouti à l’horrible fabrique d’un vêtement élaboré et destiné à Dieu, et qui habilla si bien le Diable.

dedefensa.org

_________________________

 

 

 Le Venezuela comme cas d’espèce

... Sur les intérêts, les règles et les limites de la multipolarité

Le président américain Donald Trump a affirmé que les navires-citernes saisis par les États-Unis, et chargés de pétrole vénézuélien, seraient retenus. Le pétrole doit être vendu ou ajouté aux réserves stratégiques. À première vue, cela ressemble à une étape supplémentaire dans la politique de sanctions bien connue. En réalité, il s’agit de plus: d’un précédent qui en dit long sur l’état réel de l’ordre international.

Car il ne s’agit pas seulement du Venezuela, mais de la question de la signification des règles encore en vigueur, lorsque celles-ci entrent en collision avec des intérêts géopolitiques et économiques concrets. Sur le plan juridique, la démarche des États-Unis peut être juridiquement sécurisée ou du moins argumentée. Sur le plan politique, en revanche, un modèle familier se manifeste: la mise en œuvre factuelle de ses propres intérêts prime sur le droit international, tant que la résistance anticipée reste gérable.

C’est précisément pour cette raison que le cas du Venezuela est si instructif. Le pays n’est pas pertinent parce qu’il serait un acteur géopolitique central, mais parce qu’il fonctionne comme un maillon faible dans la chaîne internationale. Les réactions restent limitées, les protestations sont ritualisées, et aucune conséquence sérieuse ne se produit. Pour Washington, cela envoie un signal: la marge de manœuvre est plus grande qu’on ne le croit dans les déclarations officielles relatives à l’ordre fondé sur des règles.

De nombreuses analyses évoquent actuellement une transition irréversible vers la multipolarité. Cette hypothèse paraît rassurante, mais elle ne tient que partiellement devant une analyse plus approfondie. La multipolarité n’est pas une loi de la nature, elle ne se produit pas automatiquement par la perte relative de pouvoir d’un acteur dominant. Elle suppose que d’autres acteurs soient prêts et capables de répondre politiquement à toute violation des règles. Ce qui fait souvent défaut.

Les États-Unis n’agissent donc pas comme une puissance en retrait structurel, mais comme un acteur qui teste activement son espace de manœuvre restant. Dans ce contexte, le Venezuela n’est pas une exception, mais un laboratoire d’essai: jusqu’où peut-on aller sans provoquer une réaction sérieuse ? Quelles normes résistent – et lesquelles ne sont que de la rhétorique ?

La véritable leçon de cette affaire ne se trouve donc pas tant dans les Caraïbes, mais dans la politique d’ordre mondial. Tant que les violations des règles restent sans conséquences, il n’y a aucune incitation pour les acteurs hégémoniques à la retenue. Parler d’un monde multipolaire stable sans prendre en compte ces asymétries de pouvoir, c’est méconnaître la réalité.

En résumé : le Venezuela ne montre pas la force des États-Unis, mais la faiblesse du système qui aurait dû leur imposer des limites.
 

Elena Fritz


#géopolitique@global_affairs_byelena