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33801er décembre 2014 – Par ailleurs, dans notre rubrique Les Conversations.dde, nous avons mis en ligne ce 28 novembre 2014 un entretien sur la définition et l’appréciation du concept de “métahistoire” que nous utilisons si souvent dans nos textes de commentaire sur le site dedefensa.org. Cette “conversation” s’appuie essentiellement sur l’article du Glossaire.dde du 25 juin 2014 consacré à “la dimension métahistorique”...
Comme nous le précisons, le concept de “métahistoire” tel que nous l’utilisons, selon “notre” définition, échappe à ces définitions classiques qui tendraient à le réduire aux outils de l’histoire classique (ce que nous nommons dans le texte cité l’“histoire-tout-court”). En fonction de cet emploi courant dans nos textes et de son importance considérable, il nous semble que ce concept gagne à être présenté sous toutes les formes et selon les différents points de vue qui sont utilisés dans nos textes, selon les événements... Nous entendons ici tenter d’expliquer pour quelles raisons circonstancielles et conjoncturelles nous éprouvons la nécessité d’utiliser ce concept, selon les observations que nous faisons chaque jour dans notre travail, et pourquoi il est nécessaire de s’en expliquer sous diverses formes, que cela soit sous la forme habituelle de cette rubrique Glossaire.dde qui peut paraître ardue et parfois hermétique à certains, ou que ce soit sous la forme d’une Conversation.dde, qui paraît sans doute plus légère et d’accès plus aisé.
Si l’on veut que nous soyons plus précis, plus “opérationnel” selon ce mot dont nous faisons grand usage, nous dirons que nous tentons de développer une remarque d’introduction de ce Glossaire.dde sur la dimension métahistorique, pour la documenter, pour la justifier, etc., en la confrontant à des événements courant dans le sens d’“événements en cours”. Cette remarque, dans le premier paragraphe, est celle-ci, développée à partir du constat d’incompréhensibilité de nombre de ces “événements en cours” : «On observera pourtant, – ou bien logiquement, que l’emploi de ce concept est de plus en plus tentant sinon nécessaire devant une histoire courante, – nous dirons plus loin l’“histoire tout court”, – qui se dérobe, qui se révèle complétement insuffisante comme outil d’explication et de compréhension des événements que nous sommes en train de vivre.»
Les observations abondent, dans notre travail d’observation et de “chronique du temps présent”, qui étayent cette remarque sur l’incompréhensibilité des événements du temps présent si l’on en reste aux outils habituels de la pensée. On peut en avoir un exemple direct dans des remarques que nous faisions dans nos Notes d’analyse du 24 juin 2014, sous le titre de «Notes sur la métamorphose furieuse des cloportes», – d’une part à partir de la métaphore sarcastique des cloportes, d’autre part à partir d’une explicitation plus réaliste des situations que recouvre cette métaphore. (Les deux extraits sont pris exactement dans l’introduction et dans la conclusion du texte et forment ainsi un aspect très important de la réflexion présente dans cette analyse, à la fois introduisant et concluant l’analyse pour la structurer comme dans une nécessité.)
«Si vous jugez tout cela dérisoire, vous ne vous trompez pas car nous sommes dans une époque qui suscite dans son fonctionnement les extrêmes, jusqu’à faire croire à des interférences mystérieuses : plus les événements sont colossaux, plus les causes originelles en apparaissent absolument dérisoires. Des cloportes de plus en plus dérisoires (2 centimètres de long au mieux) ne cessent d’accoucher d’une nécromasse gigantesque, à la mesure de Gaïa elle-même... [...]
»Ce qui est remarquable également, qui fut signalé plus haut et qui pèse sur nos capacités d’appréciation des événements, c’est l’extraordinaire contraste entre la dérision ou la futilité de certains actes, comme ceux que nous décrivons ici et là, et l’importance considérable, sinon colossale que peuvent faire sortir leurs effets. Il y a là un phénomène de démultiplication opérationnalisé par la puissance des systèmes du technologisme (pour les moyens de diffusion) et de la communication (pour le contenu de la chose diffusée). Tout se passe comme si les moyens du Système, ces deux sous-systèmes, agissaient de façon à rendre compte de la puissance des frustrations que manifestent ces événements souvent dérisoires, [frustrations] qu’on contient tout de même en agissant mais qui sont exprimées tout de même par ces outils. Là encore, surpuissance et autodestruction...»
Commentées autrement, ou disons plus avant qu’elles ne sont dans ces extraits, ces remarques signifient autre chose. Entre une cause dérisoire et totalement impuissante selon l’entendement uniquement rationnel et ses effets “considérables sinon colossaux”, elles marquent justement une rupture rationnellement incompréhensible entre une cause et son effet. Dans cette phrase, comme c’est le plus souvent le cas dans notre propos courant, les références à la raison (“rationnel” et “rationnellement”) renvoient à la raison bien entendu, mais la raison en son état actuel, subvertie par le Système, ou “raison-subvertie” (voir le 29 novembre 2014). Il doit être entendu que si la raison-subvertie se débarrassait de la subversion du Système, le caractère d’incompréhensibilité des événements de notre temps serait très largement réduit pour elle-même, – et notamment, justement, par l’acceptation par la raison ainsi libérée de dimensions hors des bornes qu’impose aujourd’hui la raison-subvertie.
Dans les citations ci-dessus, la mention des systèmes du technologisme et de la communication pour comprendre le développement du contraste de plus en plus incompréhensible entre la dérision des causes et la puissance colossale des effets ne concerne que les outils pour réaliser le phénomène en question. Cela laisse dans le domaine de l’incompréhensibilité le caractère dérisoire des causes, dès lors que les “effets colossaux” sont des événements réels, qu’ils ont leur cohérence, leur cohésion, leur logique (souvent d’essence antiSystème pour ce qui nous importe et pour notre compte), et qu’ils demandent ainsi une explication spécifique qui serait, elle, fondamentale.
D’autres formes d’événements témoignent d’une autre forme de difformité monstrueuse par grotesquerie de la vérité du monde. Ils sont, eux, connectés directement à la pratique constante de la narrative devenue dans la crise ukrainienne fantasy-narrative que nous définissions ainsi le 1er septembre 2014 : «...“monde parallèle” du bloc BAO, perdu dans l’éther d’un cosmos brillant d’une infinité de bobards-phantasmes figurant autant de vérités que d’étoiles résultant d’une construction à la fois pathologique, lourdement moralisatrice et complètement du domaine littéraire et hollywoodien de la “fantasy”. (“La ‘fantasy’ [terme issu de l’anglais ‘fantasy’ : ‘imagination’ ; à ne pas confondre avec la fantaisie musicale, ni avec le terme allemand ‘phantasie’ qui désigne le concept psychologique de fantasme], est un genre littéraire présentant un ou plusieurs éléments irrationnels qui relèvent généralement d'un aspect mythique et qui sont souvent incarnés par l’irruption ou l’utilisation de la magie.” A noter que nous serions partisans de parler de “fantasy-phantasie” en y ajoutant, nous, pour parfaire le concept, le terme allemand ‘phantasie’ “qui désigne le concept psychologique de fantasme”.» (Outre le texte déjà cité qui détaille la perception du bloc BAO du président russe Poutine, le texte du 2 septembre 2014 qui parle de la “stealth-invasion” russe de l’Ukraine est de la même catégorie de la fantasy-narrative, qui nous confronte avec une contre-vérité de situation qui pourrait être désignée comme une “fantasy” de situation.)
Plus proche de nous, le sommet du G20 de Brisbane pourrait évidemment être classé dans cette même catégorie des “événements courants” où se distingue la grotesquerie de la dérision des causes par rapport à l’énormité des conséquences, où la raison-subvertie est toute entière subjuguée par la nécessité de la fantasy-narrative. On sait que ce sommet marque peut-être une rupture fondamentale (voir le 24 novembre 2014 avec la remarque de MK Bhadrakumar peut-être confirmée par le durcissement russe), alors que la cause “opérationnelle” de ce développement se trouve dans un comportement (des représentants du bloc BAO) qu’on ne peut qualifier, si l’on est indulgent, que d’enfantin, du type bizutage (voir le 17 novembre 2014) : «Tous les sommets et rencontres des processus internationaux et transnationaux dans lesquels le bloc BAO est partie prenante, et où le bloc BAO parvient, soit par le nombre, soit par la préséance de l’organisation (si un membre du bloc est organisateur de la rencontre), à maîtriser et à orienter la communication, devient automatiquement un théâtre de communication dont le seul but est d’accréditer la narrative du bloc BAO. Les arguments sont d’une nullité consternante, les attitudes dignes de l’agitation de jeunes élèves dans une cour de récréation d’école primaire, lorsque se font les rassemblements conformistes où chacun veut briller plus que l’autre en rajoutant sur la sottise originelle.». On peut élargir cette référence au cas “cause dérisoire-effet colossal” avec notre hypothèse selon laquelle ce comportement de la bande du bloc BAO, grotesque et jugé par la Chine humiliant pour Poutine et la Russie, pourrait avoir précipité la “reconnaissance” quasi-officielle du rattachement de la Crimée à la Russie (voir le 26 novembre 2014).
Ainsi est-on conduit à l’hypothèse que derrières les causes dérisoires, qui deviennent des causes apparentes, derrière les constructions fantasmagoriques de la fantasy-narrative, derrière tout cet arsenal de déformation systématique et affichée comme telle, existent des forces qui déterminent une véritable cause fondamentale restant dissimulée, assez puissante pour être comptable des colossaux effets provoqués, c’est-à-dire de véritables événements fondamentaux qui sont comptables de ce qu’il y a de véridique dans les déformations grotesques qu’on nous propose. L’appel à la métahistoire est alors justifié pour tenter de donner une compréhension qui éclaire le phénomène et rend, sinon immédiatement compréhensible, dans tous les cas concevable intellectuellement qu’il y ait effectivement un rapport de cause à effet entre telle cause (apparente et dérisoire) et tel effet (colossal), alors que la seule raison-subvertie rend incompréhensible ce rapport ; et cette concevabilité due à l’appel à la métahistoire ouvrant alors nécessairement la voie à la compréhensibilité de la situation. (Concernant Brisbane, une tentative dans ce sens, de notre part, a été réalisé avec le texte du 18 novembre 2014, à partir de cette remarque de MK Bhadrakumar dont on sait qu’il n’est certes pas adepte de cette sorte d’explication : «Le fait est que, pour employer l’expression d’Obama à propos de l’“État Islamique”, la Russie a rencontré le “Mal incarné” dans le chef du comportement des USA (du président des USA). Ce qui fut mis en évidence à Brisbane est un comportement maléfique de la sorte qui n’a pas d’explication (rationnelle), – à l’image du Iago de l’“Othello” de William Shakespeare”»)
Ainsi, l’appel à la métahistoire n’est pas une vanité intellectuelle, un désir puriste d’écarter l’énigme “incompréhensibilité-compréhensibilité”, ni également, – et c’est un dernier point capital, – une tentative d’introduire un élément spirituel dans le sens religieux dans l’observation. Ce dernier point-là est effectivement essentiel : lorsque nous parlons de métahistoire selon une identification qui refuse décisivement les définitions enfermant ce concept dans les bornes contraignantes et réductrices des “sciences historiques”, nous ne parlons en aucune façon de spiritualité selon une référence obligée à une religion. Ce choix est chez nous à la fois méthodologique et fondamental, parce que nous entendons suivre une réflexion purement intellectuelle, – c’est-à-dire un choix complètement structurel de notre pensée, que nous devons ou devrions faire même si à côté de cela nous faisons ou avions fait un choix religieux. (Des raisons opérationnelles confortent ce choix de rester hors du champ religieux. Certains peuvent juger que les religions principales étant monothéistes, elles sont intellectuellement totalitaires. Si l’on considère l’état de décadence et de durcissement par rapport aux événements de ces religions, et la forme de leurs poids politiques par conséquent, c’est courir le risque de troquer, pour sa propre réflexion, d’autres bornes intellectuelles à la place de celles que nous impose la raison-subvertie.)
Nous parlons d’une spiritualité selon une conception rationnelle de la chose, mais d’une rationalité sans rapport avec celle qui règne aujourd’hui, d’une raison-subvertie selon les appréciations de la référence déjà faite, renvoyant à la modernité avec des bornes interdisant la rationalité véridique, une rationalité qui prendrait en compte la spiritualité hors des entraves et diktat divers, en rapport ou non avec les religions, qui ont été développés sous le règne de la modernité. Autrement dit, placés devant une énigme d’un type nouveau que constitue selon nous l’évolution politique de notre époque révolutionnaire dans sa forme, dans son accélération historique, dans sa contraction temporelle, dans sa rupture apparente causes-effets, nous cherchons des instruments nouveaux pour tenter de percer cette énigme. Selon les instruments intellectuels disponibles, selon les normes terroristes et totalitaires de la modernité, l’énigme reste totalement dans sa forme énigmatique. Nous ne pouvons nous en tenir là, et la tangente intellectuelle orientée vers la hauteur de la conception, vers une vertu intellectuelle plus grande, est un acte qui a autant sa nécessité que sa noblesse.
On conclura par conséquent sur ce point que notre démarche n’a aucun rapport, ni avec la dimension religieuse, ni avec la dimension idéologique, ni avec la dimension philosophique ou théologique conçue comme un engagement. Les lecteurs peuvent en juger différemment en fonction de nos écrits selon une hypothèse à titre privé, – bien que nous affirmions que cela ne soit pas le cas, – mais ils ne peuvent l’affirmer en fonction de nos écrits qui prennent toutes les précautions pour bien fixer les choses à cet égard. Qu’il nous suffise de citer ceci, reprenant un extrait d’un passage de La Grâce de l’Histoire du prochain second tome cité dans le Glossaire.dde (avec divers soulignés en gras rajoutés, dont l’un qui a été relevé par un lecteur), pour fixer définitivement qu’il s’agit de notre part d’une méthode, d’un exercice intellectuel qui n’implique aucun engagement dans les vulgaires et si basses querelles terrestres, du parti des salonards aux affrontements de chapelles du politically correct ; voici effectivement notre “mode d’emploi” à ce propos, – avec, pour ceux qui rechignent, cette exhortation, en langage commun (tant le nom de “Dieu”, pour figurer le concept indicible et inconnaissable dont il est question, est totalement galvaudé, bas, commun, etc., donc sans réelle capacité de représentation inspiratrice pour la pensée) : “Allez-y, faites-nous donc la preuve de la non-existence de Dieu, directement, sans approximation ni parabole douteuse, rationnellement comme c’est votre devoir de faire dans un tel débat”...
«...[I]l s’agit de penser [ ...] comme si la divine origine [de l’univers] constituait une vérité acquise et admise sans énervement de l’esprit, pour notre façon de penser, pour mieux embrasser ce qu’il nous importe de décrire. Si cette latitude ne nous est pas impérativement accordée, à quoi sert de juger ? Comment juger avec la légèreté céleste qui convient, avec aux pieds les boulets que nous nous sommes attachés ? Comment prendre son envol ? A cause d’une telle restriction, l’esprit de la chose, le langage même, interdisent un jugement équitable en rendant par avance le verdict… Il nous semble, enfin, que nous n’avons, somme toute, aucune raison de moins présenter cela comme une évidence, que le contraire ; en d’autres termes, il nous paraît moins évident et impératif de faire ce qu’on nomme audacieusement quoique dans une langue courante et suspecte d’approximation “la preuve de l’existence de Dieu”, que de faire la preuve de la non-existence de Dieu.»
Passons à une autre partie du commentaire, qui concerne l’exercice intellectuel qu’impliquent notamment, et principalement pour notre propos, ces textes du Glossaire.dde. Cette seconde partie pourrait paraître surprenante puisque, à une question de fond qui constitue d’habitude la fonction même du commentaire (y compris le commentaire métahistorique puisque la métahistoire est pour nous considérée dans ces liens directs avec les “événements en cours”), succède une question de forme. Nous voulons parler ici de notre langage/de notre écrit, de la façon, du “style” qui marquent en général les textes de dedefensa.org, – et certainement, plus qu’aucune autres catégorie, les textes du Glossaire.dde qui sont l’extrême (ou la plénitude) de la façon/du “style”... On verra pourtant, – c’est dans tous les cas l’essentiel de notre propos, – que cette question de forme débouche sans la moindre incertitude sur une question de fond ; nous jugerions même que cette question de fond est fondamentale...
Nous imaginons aisément le désarroi ou l’irritation d’un certain nombre de lecteurs devant la sorte de texte dans laquelle s'inscrit le Glossaire.dde sur la métahistoire, – puisque c’est à propos de ce texte et de son prolongement-Vidéo que ce développement est conduit ici. (Cette remarque vaut surtout pour la plupart des textes du Glossaire.dde, pour La Grâce de l’Histoire en général, pour certains textes de dedefensa.org, etc.) Leur complexité, leur longueur, l’attention que requiert leur compréhension nécessitant souvent pour y parvenir plusieurs lectures, des relectures particulières de certains passages, etc., sont des constats d'’évidence. Nous en avons parfaitement conscience. Nous connaissons les mêmes affres parce que nous sommes soumis à cette même contrainte. Il s’agit de textes que nous écrivons en plus d’une fois, que nous relisons et relisons, dont nous nous acharnons avec une grande difficulté à retrouver la signification à chaque phrase, soumis que nous sommes à nous transmuter régulièrement d’écrivain de la chose en lecteur de la chose alternativement.
On retrouve là notre croyance profonde, notre croyance intellectuelle et spirituelle à la fois, que le langage, l’écrit, constituent dans leur acceptation la plus haute un domaine sans aucun doute transcendantal. Dès lors qu’ils sont animés d’une grande ambition, langage et écrit sont le produit bien autant sinon plus d’une intuition extérieure que de l’esprit de l’écrivain ; par conséquent, l’écrivain lui-même doit comprendre précisément ce qu’il a écrit une fois qu’il l’a écrit, avec la tâche épuisante de travailler chaque phrase en tentant d’approcher le point de compromis rapprochant le plus possible la clarté de la phrase de la complexité impérative de ce que cette phrase prétend décrire. C’est un constat qui renvoie à la thèse des “Logocrates” sur une “linguistique transcendantale”, exposée notamment par George Steiner (voir Les Logocrates, L’Herne, 2003, chapitre reproduisant une conférence donnée par Steiner à Bruxelles en 1982) ; Steiner cite notamment à l’appui de cette thèse, comme des logocrates fondamentaux, Hölderlin, Joseph de Maistre, Heidegger, Boutang. L’essentiel de son propos concerne l’origine du langage, qui reste selon lui un problème non résolu (il précise : «Il est intéressant de rappeler que Thomas Huxley, vers la fin de sa carrière, en arriva à la conclusion que le darwinisme n’avait offert aucune explication plausible des origines du phénomène du langage.»)
Steiner distingue deux aspects chez les logocrates : les “fonctionnalistes” et les “logocrates” purs. Les premiers supposent «au discours humain une origine divine et une qualité transcendante. Mais il voit l’homme comme un maître et utilisateur du langage à des fins naturelles...» Le point de vue “logocratique” est présenté comme «beaucoup plus rare et, presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l’“incipit”, dans le langage de l’homme. Il parle de l’affirmation selon laquelle le “logos” précède l’homme, que l’usage qu’il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas le propriétaire de la “maison du langage” (“die Behausung der Sprache”) mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus. Les formes d’expression les plus densément chargées, celles de la poésie, du discours métaphysique et religieux, résulteraient non pas du gouvernement du langage mais d’une servitude privilégiée, de la capacité rare qu’a le rhapsode, le penseur ou le visionnaire d’“entendre ce que lui dit le langage”...»
Ces observations qui situent pour nous l’importance extraordinaire du langage, – et, pour notre compte, de la forme du langage, d’ailleurs variable même chez le même être, qui signale dans les moments les plus intenses, une origine transcendantale, – ces observations doivent être complétées par la remarque que ce qui est écrit ici ne constitue évidemment pas une défense contre des critiques qui auraient été faites (ce qui n’est pas le cas) contre la forme de langage et d’écrit que nous utilisons nous-mêmes, particulièrement pour cet extrême dont nous parlons, dans le Glossaire.dde. Il ne s’agit pas d’une plaidoirie, ni d’une polémique. Il s’agit d’une présentation de l’importance que nous accordons à la forme du langage (aussi bien improprement nommé “style”) que nous tentons d’employer (ou employons naturellement et irrésistiblement c’est selon), qui ne doit pas être considérée comme un simple instrument, ou éventuellement un ornement, mais comme un des composants essentiels des réflexions que nous tentons de développer, selon une méthodologie qui prétend dépasser les événements du temps courant en les décrivant d’une certaine façon, pour retrouver les grandes forces qui les traversent, les animent et les transmuent. C’est effectivement notre conviction que la forme du langage/de l’écrit porte en soi des vertus ou des vices intellectuels et spirituels, qu’elle ouvre, – ou qu’elle laisse fermées en les ignorant, – des portes sur des réflexions d’une importance considérable ...
Pour nous, il y a au moins trois arguments fondamentaux sur cette question du langage et de sa forme (notre “langage complexe”, éventuellement), non seulement pour le justifier mais encore pour le rendre absolument nécessaire ... Dans ce même esprit, nous développons une condamnation du langage/écrit typique de la modernité, qui contient une tendance formelle à la déstructuration et à la dissolution des choses essentielles. L’étrange Voltaire, – esprit ô combien brillant gâché selon nous par un caractère extrêmement suspect et sa vulnérabilité complice au persiflage, – Voltaire, qu’on peut considérer comme l’inspirateur du langage/écrit moderniste (bien sûr, lui-même ayant encore un talent incomparable par rapport aux tâcherons courants de la postmodernité), nous avait peut-être livré le secret de la déconstruction moderniste du langage/de l’écrit dans une remarque qui résonne du ricanement persifleur du grand écrivain. C’est Sainte-Beuve qui la rapporte dans ses Lundis, extrayant un propos d’une lettre que Voltaire écrivit le 30 juin 1737 à un nommé Pitot (avec le souligné en gras de notre fait) : «Vous trouvez que je m’explique assez clairement: je suis comme les petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds.» (Et Sainte-Beuve de commenter, mi-figue mi-raisin : «Il disait cela en riant ; on se dit ainsi à soi même bien des demi-vérités.»)... On pourrait ajouter dans une veine assez similaire mais a contrario, extrait du dernier livre avant sa mort de Vladimir Volkoff (La désinformation vue de l’Est, 2005), cette citation que fait l’auteur du sociologue russe Kara Morza : «Quand l’homme lisait un manuscrit au Moyen Âge (d’ordinaire collectivement, à haute voix et en chantant), ce n’était pas un dialogue : l’homme, comme un pèlerin, suivait le texte en direction de la vérité qui y était cachée. […] Le texte était un labyrinthe, presque une icône. […] On ne pouvait le discuter, on ne pouvait que le commenter...»
Nous passons maintenant aux arguments vis-à-vis de “cette question du langage et de sa forme”, annoncés plus haut :
• D’une façon générale (sans nous en tenir au langage mais en l’y incluant), il s’agit, dans notre bataille antiSystème évidente et impérative, de lutter contre un néo-obscurantisme, qui est celui qui a pris toute son extension jusqu’à l’im-monde de la complète inversion dans la modernité aux abois, pour tenter de la sauver de son inéluctable effondrement ; ce néo-obscurantisme s’exprime désormais absolument dans le postmodernisme. L’acte principal de la postmodernité est d’imposer à la situation générale du monde une immense glaciation de la pensée et, plus précisément, de toute perspective autonome de la pensée qui, seule, permet un développement critique. Cela implique l’abandon des perspectives passées et futures sous un appareil de conformismes figés et verrouillés dans des normes intangibles, pour nous retrouver dans ce que Douglas Rushkoff a nommé le big Now, le “présent éternel” (voir le 29 janvier 2014). C’est l’opérationnalisation du mythe faussaire, du mythe-artefact de détournement de “la fin de l’Histoire”, ou l’“histoire-tout-court” qui implique une situation réduite à son présent et définie par “la fin du Progrès”, – plutôt que “l’échec du Progrès”. Le Progrès est enfin entièrement réalisé, dans le fait littéralement de geler la situation à son absence de réelle perspective future permettant à la liberté et à la hauteur du jugement de s’exprimer, donc à l’absence de l’avenir, et à un complet simulacre, ou imposture du passé, réduit au balbutiement d’une “mémoire” chargée des seules consignes de la réécriture-Système des événements historiques selon les seules exigences du “présent éternel”, donc à l’absence du passé. Ce gel de l’avenir et du passé à des stéréotypes présents étant fixe, il est proclamé que cette glaciation constitue la “fin de l’Histoire”. Cette “fin de l’Histoire” réduit l’histoire à cette “histoire-tout-court” dont il est question dans notre Glossaire.dde sur la métahistoire ; c’est-à-dire un cercle évidemment fermé de la modernité réduite à sa situation présente, qui doit être accepté comme la Fin de Tout par l’Accomplissement du Tout.
• Bien entendu, les événements catastrophiques en cours tendent à réduire en poussières, à dissoudre, à “entropiser” littéralement cette tentative à la fois monstrueuse et dérisoire, et im-monde elle aussi. Dans ce contexte, la communication, sous la forme du langage et de l’écrit pour ce qui nous concerne, constitue une véritable arme de combat, peut-être la seule arme de combat réellement efficace ... Les textes modernes et postmodernes sont extrêmement complexes sinon hermétiques sur les détails et les théories parcellaires développées, selon une approche absolument acquise à un réductionnisme dont le but fondamental est d’interdire une image générale de la vérité de la situation. Lorsqu’il s’agit de l’essentiel, de cette image générale de la vérité de la situation, le style devient à peine allusif et plutôt franchement élusif, réduit sous prétexte de pseudo-“nervosité” de l’écrit au rythme de la communication télégraphique ; il donne, par sa forme, la perception de l’absence de substance de ce qu’il prétend décrire (la situation générale, évidemment catastrophique) ; il permet d’éluder l’évidence de la dissolution de la situation générale, de la réduction de son essence à une fatalité de l’entropisation. Il importe absolument d’opposer à cette démarche du langage complètement subversive, un langage qui écarte l’accessoire de la complexité dilatoire au nom de l’inconnaissance, pour en revenir constamment au sujet central et rendre compte alors, dans sa propre diversité, dans sa puissance, dans sa complexité, dans son souffle en un mot, de la situation générale catastrophique où nous nous trouvons. La forme, le “style”, doivent nécessairement et impérativement rendre compte de cela.
• Il s’agit, dans le chef de la postmodernité comme plus récent et sans doute dernier avatar pseudo-philosophique du Système, de “donner à ‘penser’” (ou plutôt “de donner à ne pas penser”) et à inconsciemment accepter la sensation d’un monde devenu extrêmement complexe dans ses détails, et par conséquent caractérisée par une incompréhensibilité nécessairement vertueuse, – l’incompréhensibilité, pour le pseudo-profane, des grandes complexités des situations de détails qui devraient, selon le même récit, donner un Tout parfaitement accompli et parfaitement vertueux lui-même. Nous devons comprendre que cette complexité et cette incompréhensibilité, même si elles existent en effet, sont utilisées comme des ruses par la déstructuration qu’elles imposent, figurant une vérité conjoncturelle déstructurée soi-disant pour le bien de sa compréhension, en vérité pour obscurcir décisivement la vérité structurelle de la situation générale (le conjoncturel contre le structurel, l’accident de la substance dévoyée contre l’essence de la substance véridique). Ces ruses sont développées par le Système pour dissimuler sa profonde subversion et sa stratégie de dissolution et d’entropisation, et utilisées dans son langage développé comme on l’a vu plus haut. “Dans sa propre diversité, dans sa puissance, dans sa complexité, dans son souffle en un mot”, notre langage, lui, entend retrouver et rendre compte d’une façon critique de la complexité et de l’incompréhensibilité du monde tel qu’il est observé si l’on s’en tient à la raison-subvertie, et susciter des interrogations fondamentales sur les causes de cette complexité. Par le fait même de cette interrogation sans réponse satisfaisante de la raison-subverie, nous sommes invités à solliciter d’autres instruments, dont principalement les instruments métahistoriques décrits plus haut, et cet exercice constant finit par réhabiliter la raison qui participe à son élaboration. Ce langage constitue une façon de soigner la raison, une thérapie triomphante de la raison-subvertie, qui extrait la subversion hors de la raison.
Toutes ces interventions sont faites pour donner à ceux qui suivent les textes auxquels nous faisons allusion des outils leur permettant de construire ou de renforcer constamment un sous-bassement, une poutre-maîtresse de la pensée de leurs esprits, qui permettent parallèlement de mieux comprendre les “événements de l’actuel” quotidien, les avatars triviaux de l’actualité, etc., de leur donner sens et cohérence, de distinguer leur réelle signification et leur essence dissimulée, – ou plus justement dit, leur contre-essence dissimulée, destinée à détruire l’essence réelle du monde jusqu’à l’entropisation. C’est une façon, et peut-être la seule efficace avec ces prolongements dans le commentaire ainsi armé des événements du temps présent, de lutter contre le Big Now, l’“éternel présent”, cette transcription opérationnelle de l’agression fondamentale de la modernité dans sa phase ultime de postmodernité (avec ses multiples composants dont nous parlons et que nous détaillons jour après jour, le couple virtualisme/narrative, l’“affectivisme”, etc.)... L’éternel présent est une stratégie intellectuelle opérationnalisée effectivement en marche, comme on peut le voir avec la glaciation des crises, la reprise ad nauseam de la Guerre contre la Terreur, la Guerre froide 2.0 et son antirussisme en mobilisation hystérique permanente, etc., toutes choses qui constituent dans leur intentionnalité profonde une volonté absolue de faire du sur-place, fondement de la postmodernité en déroulement et en enroulement sans fin en boucle, Full Circle, du constant récit de la subversion. C’est contre cette situation qu’il importe de livrer bataille, ce qui n’est possible qu’avec la référence métaphysique, dépassant l’emprisonnement que la raison-subvertie que le Système a enfantée nous impose, pour retrouver la raison libérée et guérie, et avec le langage qu’implique cette référence métaphysique.
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