Fukushima, révélateur d'une crise institutionnelle majeure

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Fukushima, révélateur d'une crise institutionnelle majeure

Le 11 mars 2011 restera sans doute dans l'histoire du 21e siècle le symbole d'une remise en cause profonde des institutions technico-politiques qui ont jusqu'à présent défini ce que l'on appelle le monde développé. La société japonaise est la première impliquée, mais il en est de même de la société nord-américaine et bien entendu de la société européenne qui ne peut se désintéresser des engagements nucléaires ou économiques pris par certains de ses Etats-membres.

Ceux qui sous prétexte de respecter le deuil japonais ou de tenir compte de la complexité de la question refusent d'aborder les questions organisationnelles et institutionnelles impliquées par le drame de Fukushima sont les mêmes qui refusent de critiquer la façon dont les pouvoirs corporatocratiques dominent le monde au mépris direct des intérêts des populations directement concernées.

Il faut au contraire prendre la pleine mesure de ce que signifie l'accident de Fukushima pour en tirer le plus grand nombre possible des enseignements intéressant l'ensemble de nos sociétés et plus particulièrement pour ce qui nous concerne, nous européens, notre propre société et modèle de civilisation. Sommes-nous, en Europe, condamnés au sort menaçant les Japonais? Si nous ne voulions pas subir ce sort, que devrions nous faire?

Rappelons que nous nommons corporatocratie, sur ce site, l'ensemble difficile à définir mais bien réel rassemblant à l'échelle du monde les grands pouvoirs économico-financiers, les institutions publiques et les principaux média. Il s'agit d'oligarchies composées d'individus très peu nombreux mais imposant leur domination à des milliards de sujets démunis d'accès à l'information et à la décision. Le Japon, notamment à la suite de l'occupation américaine, a toujours été un exemple presque parfait de ce pouvoir corporatocratique régnant aux Etats-Unis et dans les régions du monde ayant adopté ce modèle de développement, y compris la Russie, avant et après Tchernobyl. Les grands pays émergents l'ont repris à leur compte, pratiquement sans changements à ce jour. Par définition, l'Europe, très largement soumise à l'influence américaine, n'en est pas indemne. D'où l'intérêt pour les opinions publiques du monde entier de bien comprendre ce qui se passe aujourd'hui au Japon. Résumons rapidement la situation.

Situation technique non stabilisée, refus persistant d'en tenir compte

Une situation technique non stabilisée.

Les risques de fusion des cœurs des réacteurs impactés par les suites du séisme ne sont pas écartés. Le bricolage consistant à refroidir pendant des mois ou des années les cœurs ou les piscines de stockage du combustible par des pompes à incendies n'élimine pas la possibilité d'une explosion impliquant des quantités de produits radioactifs bien supérieures à celles de Tchernobyl. Même en dehors d'un accident majeure de criticité, qui détruirait une partie du Japon et retentirait sur l'ensemble de la région Pacifique, la pollution radioactive de la mer et des sols dans un rayon de plus en plus étendu ne cessera pas. Au contraire elle s'aggravera avec l'augmentation de la quantité de retombées. Or pour le moment aucune solution technique permettant de sortir de ce conundrum n'est envisagée.

Il conviendrait donc dès maintenant en priorité d'évacuer (et non de confiner sans limites de temps) des centaines de milliers de personnes désormais en danger sanitaire croissant et sans moyens de survie sur place. Mais où iraient-elles et qui les prendrait en charge? Après cette première urgence, il conviendrait par prudence de prévoir par ailleurs ce qu'il adviendrait des millions de personnes habitant les villes directement menacées par l'accident majeur dont nous avons vu qu'il n'est pas exclu – au contraire. Mais en ce cas, l'évacuation de Tokyo, par exemple, serait elle envisageable? La réponse actuelle nous paraît négative.

Une situation gérée dans l'obscurité délibérée et parfois le mensonge.

L'obscurité délibérée tient d'abord au fait que le nucléaire civil dérive dans le monde entier du nucléaire militaire, lequel relève de la souveraineté et de la volonté de puissance des Etats développant l'arme atomique. Le Japon a hérité sur ce plan des contraintes imposées par l'allié américain et n'a pas voulu ou n'a pas osé en sortir. Or le nucléaire militaire, à base de plutonium, exclu par définition la discussion démocratique, sinon dans son principe, du moins dans ses modalités de mise en œuvre.

Par ailleurs, au Japon comme dans beaucoup de pays, le nucléaire civil a été développé par des opérateurs privés agissant dans le cadre du marché. Il s'agit de la culture du profit imposé là encore en grande partie par l'inclusion du Japon dans la sphère d'influence de la corporatocratie américaine Ces opérateurs ou exploitants visent la rentabilité à court terme et excluent systématiquement les coûts dus à des renforcements de la sécurité prenant en compte le haut de l'échelle des risques. Pour rendre ceci acceptable, ils ont toujours voulu rassurer les populations en mentant délibérément sur les incidents survenus ou les probabilités d'accidents plus graves.

Pour sa part, la puissance publique japonaise, toujours en conséquence de la défaite de 1945, n'avait pas acquis l'autonomie lui permettant d'imposer aux acteurs privés les normes minimum de sécurité décidées (non sans mal) dans des pays dotés d'une tradition étatique plus protectrice. Ces normes, rappelons-le, doivent être rehaussées en permanence par retour d'expérience des incidents identifiés. D'où une augmentation continue des coûts et le risque d'une mise en alerte renforcée des populations. Ceci n'était pas acceptable par le système politico-économique japonais.

Il est clair cependant, au Japon comme ailleurs, que la confiance des populations se révélant trompée par ceux, exploitants, agences de surveillance, gouvernements ayant la charge de la communication et plus généralement de la sécurité, c'est le fondement même du contrat social qui est et sera de plus en plus brisé. Tout peut arriver alors, à commencer par une résurgence généralisée de la barbarie.

Une situation sans issues possibles en dehors de réformes profondes.

Le Japon est encore une des premières puissances économiques mondiales, mais les bases de cette prospérité sont fragiles. Elles reposent essentiellement sur les capacités d'exportation et la confiance inspirée par une supposée fiabilité de la société japonaise, facteur d'ordre dans un monde en crise. Ces atouts, nous venons de le voir, ne résisteront pas à l'extension de la crise technologique et économique découlant du 12 mars japonais, si du moins rien n'est fait pour prendre ouvertement en compte les réalités et changer radicalement le système politico-social. Mais ceci pourrait difficilement provenir de la corporatocratie japonaise qui devrait faire plus que s'excuser comme l'a fait le PDG de Tepco. Elle devrait se réformer radicalement en abandonnant l'essentiel de ses privilèges, au profit de populations jusqu'ici traitées en cible du marketing commercial dominant au Japon.

Il faudrait dans l'immédiat accepter de prendre en compte les coûts sur 30 à 40 ans de la sortie du nucléaire ou d'une sécurisation maximum de celui-ci si cette sortie n'était pas totale. Comme le recours à des énergies de substitution serait également très coûteux, il faudrait accepter une diminution drastique des normes actuelles de consommation-gaspillage, ainsi que la suppression des inégalités de mode de vie les plus criantes entre riches et pauvres. Il faudrait par ailleurs faire intervenir de nouveaux acteurs économiques et politiques (associatifs, coopératifs?) que ceux actuellement au pouvoir. Il faudrait enfin inventer – à partir de bases difficilement identifiables aujourd'hui – des formes d'économie-mixte et de régulation étatique dont le Japon a perdu la tradition depuis plus d'un siècle.

Or, les réformateurs japonais, s'ils existent, ne doivent pas se faire d'illusion. Les autres corporatocraties mondiales n'accepteraient pas ce qu'elles considéreraient comme une trahison de leurs propres intérêts. Elles méditeront l'exemple du “printemps du monde arabe” qui se répand comme un incendie remettant en cause le pouvoir des tyrannies au Moyen Orient. Elles feront tout pour éviter un “printemps démocratique” trouvant ses racines dans une réaction de la société japonaise face aux abus de pouvoir et aux mensonges dont elle souffre, qui s'en prendrait inévitablement aux fondements technologiques de l'ordre économique dominant dans le monde dit développé. Ce printemps démocratique face aux sciences et aux technologies ne sera pas admis sans de durs combats par les puissances qui se partagent actuellement la maitrise du pouvoir en découlant.

Conclusion. Fukushima et les enseignements pour les Européens.

Nous avons précédemment évoqué, dans un article du 10 avril 2011, Avenir du nucléaire, avenir de l'humanité, les suites que selon nous les Européens pourraient donner à l'accident de Fukushima, dans chacun des pays ayant recours à l'énergie nucléaire, mais aussi au niveau de l'Union européenne. Depuis cette date, les réflexions, critiques et propositions prennent de l'ampleur, dans l'Europe toute entière. Mais il n'en émerge pas encore de conclusions claires et consensuelles. Cela n'est pas étonnant, vu la complexité des questions et l'imbrication des intérêts.

Nous poursuivrons pour notre part la discussion. Nous allons notamment évoquer un point qui n'est pas que de détail, la prise en compte des travaux de Frédéric Lemarchand à l'université de Caen sur le concept de risque calculable et la fausse sécurité qu'il génère. La politique de stockage et de retraitement des déchets à La Hague devrait dans cette optique est entièrement revue.

Mais sans attendre, il nous parait nécessaire de renforcer la mise en garde. Nous venons de voir que la situation nucléaire et politique au Japon, loin de se stabiliser, semble s'aggraver. Rien de sérieux n'est encore fait pour en sortir. Un accident majeur, affectant non seulement le Japon et ses mers adjacentes, mais peut-être le monde entier, n'est pas à exclure. Il ne conviendrait donc pas de patienter dans un faux sentiment de sécurité durant la discussion de l'opportunité des révolutions politiques et sociales évoquées ici. Il faudrait dès maintenant entreprendre leur mise en œuvre.

Autrement dit comment faire évoluer le Système de puissance qui nous domine? Ce n'est pas le lieu d'en traiter dans cet article. Cependant la question risque de se poser beaucoup plus vite que ne le voudraient les bons esprits, et dans de bien moins bonnes conditions.

Jean-Paul Baquiast

(Document provisoire, en discussion.)

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