Ebranlement stratégique

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Ébranlement stratégique

Ci-dessous, un extrait de notre rubrique de defensa, dans le numéro du 10 octobre 2004 de notre Lettre d’Analyse-papier, “dedefensa & eurostratégie”.

Il s’agit d’une appréciation réaliste de la situation réelle de l’organisation de la sécurité européenne. Toutes les sornettes sur la rhétorique de la puissance otanienne, de l’importance comparée et déséquilibrée des budgets militaires, ne donnent qu’une déformation outrancière de la réalité. Comme on le constate ci-dessous, la réalité européenne, c’est le développement de la dimension sécurité de l’UE, la marginalisation de l’OTAN, la position centrale de la France et la position sur la défensive des Britanniques.

Il y a également un divorce très net entre les conceptions stratégiques européennes et américaines. Bien entendu, ce fait explique largement l'évolutuion de la situation telle que nous l'exposons.

 

Ébranlement stratégique

Maturité par inadvertance

La vision européenne de la crise et des nouvelles conditions stratégiques s'éloigne irrésistiblement et inéluctablement de la vision américaine

Pour les Américains, on sait que le monde est simple : “si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous”. Cette simplicité vaut pour tous les domaines. La stratégie, par exemple mais exemple d'une fondamentale importance sans nul doute, est nécessairement définie comme un domaine exclusivement militaire. Cela est réalisé si fortement, et de façon si dynamique depuis le 11 septembre 2001, que l'aspect militaire a presque complètement annexé l'aspect diplomatique dans la politique américaine. C'est aujourd'hui un axiome central des conceptions américaines, que ce soit du GW Bush ou du Kerry.

Les Européens procèdent différemment. L'avantage en l'occurrence se trouve dans le bon côté des graves faiblesses européennes : ne pouvant rien faire au niveau politique parce qu'ils n'en ont pas la volonté commune, les Européens abordent leur problématique stratégique par “le petit bout de la lorgnette”, du point de vue technique. La “tactique” n'est pas nouvelle mais l'aspect intéressant de la situation européenne est qu'il n'y en a pas d'autre possible. Cela permet d'introduire dans la réflexion stratégique des faits bruts, non entachés d'orientations idéologiques, — la principale à craindre dans ce cas étant celle de freiner ou de manipuler une réflexion pour qu'on n'arrive pas à des conclusions stratégiques contraires à la position américaine.

Le résultat est que la réflexion stratégique européenne, partie d'en-bas, aboutit à des conclusions de plus en plus divergentes de la stratégie américaine. Cela est particulièrement remarquable dans l'introduction des facteurs civils dans la stratégie européenne. Par rapport à ce qu'on a signalé en introduction de ce texte, on comprend qu'il s'agit d'une évolution complètement contradictoire de la position américaine. Le même phénomène porte ses effets au niveau des relations avec l'OTAN et, au-delà, sur le statut même de l'OTAN.

On retrouve constamment l'axiome de la situation transatlantique qui débouche sur un paradoxe dont il ne faut jamais cesser de goûter la suavité. La faiblesse politique européenne est si grande, si entière, si verrouillée par les craintes diverses de parvenir à une identité européenne concurrente des USA qu'elle interdit les manifestations politiques et idéologiques qui, seules, empêcheraient une évolution européenne antagoniste à la position américaine... S'il y avait une telle existence politique de l'Europe, on comprend qu'elle serait raisonnablement affirmative d'une identité européenne et très attachée à ne pas laisser cette affirmation devenir antagoniste des positions américaines. Le développement d'une stratégie européenne “par le haut”, à partir d'une volonté politique constituée, aboutirait effectivement à des interventions politiques pour ne pas laisser cette stratégie aller “trop loin”... Cette volonté politique européenne est introuvable. Personne ne veut ni ne peut conduire une stratégie européenne ; alors, cette stratégie se conduit seule, elle-même, et elle aboutit à ce qu'on voit : rien de moins qu'une “stratégie de rupture”.

 

Stratégie de rupture

Le monde actuel impose une stratégie où le civil est aussi présent que le militaire. Les Américains rejettent cela, les Européens l'acceptent

Comme on dit en général dans les milieux bien informés, après le 11 septembre 2001 “plus rien n'a été comme avant”. Le monde a donc changé, les Américains en tête. Ils ont accouché du grotesque et absurde concept de “guerre contre le terrorisme”. On a beau leur faire observer qu'on ne fait pas la guerre à une méthode, à une tactique, à une “façon de faire la guerre”, rien n'y fait. Leur pensée emprisonnée dans le formatage du système ne peut sortir de ce concept sans issue (mais ceci explique cela, après tout).

Poursuivant cette logique hermétique refermée sur l'idée de guerre, ils se sont repliés sur la seule chose qu'ils ont développée avec constance depuis 60 ans, qui est la puissance militaire. On ne dira jamais assez que la puissance militaire américaine n'est pas l'expression intrinsèque d'une force brute, d'un projet hégémonique, d'une volonté de puissance, etc, mais d'une mobilisation d'un demi-siècle contre une puissance supposée gigantesque, la puissance soviétique. Que les fabricants d'images américanistes aient outrancièrement grossi le danger soviétique, jusqu'à l'inventer dans certains cas, cela ne fait aujourd'hui plus le moindre doute. Il n'empêche, le système ayant enfanté un monstre, s'est conduit lui-même à y croire, et a développé les armes pour y faire face. C'est ainsi qu'est née la puissance militaire américaine moderne, contre une illusion apocalyptique. Cette démarche obnubilante a pareillement influencé la forme de pensée, puis la diplomatie américaine, appuyée sur une perception paroxystique d'insécurité. Le coup porté le 11 septembre a fait sauter les derniers freins sur la voie menant à la complète militarisation de la politique américaine, suscitée par l'existence quasiment “objective” de la puissance militaire américaine. La panique engendrée par l'attaque ne pouvait être contrôlée que dans la menace systématique d'emploi, puis dans l'emploi de cette force militaire conçue pour rassurer l'Amérique dans ses phantasmes sécuritaires. De là les aventures militaires et, surtout, la militarisation de toute la pensée politique américaine, puis, au-delà, la fabrication de “menaces” justifiant ces mesures.

L'Europe est alignée sur l'Amérique dans la mesure où l'Amérique la protège et la rassure. Cette illusion a duré jusqu'à la chute du Mur ; depuis, elle a du mal à tenir. L'Europe ne craint rien de plus que les manifestations de l'esprit militarisé de l'Amérique, surtout hors de sa zone. Si elle sacrifie au “minimum syndical” (sauf la zélée Angleterre, qui fait beaucoup mieux) pour la participation à l'aventure irakienne, dans tous les cas pour les plus serviles des Européens, c'est de toutes les façons sans enthousiasme. L'Europe (sauf, sans doute, Tony Blair) ne croit pas que le monde soit en guerre, comme nous l'a dit Garton-Ash. Cela ne veut pas dire qu'elle sous-estime le danger du terrorisme et autres “conflits de basse intensité”, ou conflits “de quatrième génération”, mais elle les mesure plutôt tels qu'ils sont qu'à l'aune des scénarios hollywoodiens.

Il y a dans cette différence de substance, qui concerne effectivement la perception du monde que chacun a complètement différente, les germes d'un divorce radical. La différence porte sur la substance des menaces auxquelles sont confrontées les nations et, au-delà, sur la substance des relations internationales. Nous y sommes.

La crise postmoderne vue par l'Europe 

Les Européens connaissent le terrorisme. Des pays comme l'Italie, la France, l'Espagne, le Royaume-Uni, sont confrontés à ce phénomène depuis de nombreuses décennies, voire des siècles. Cette pérennité conduit à considérer le 11 septembre 2001 non comme un événement définissable par une substance différente, mais par un degré différent. A côté de cela, ces mêmes pays européens ont également une très grande expérience des missions “ni-guerre ni-paix”, dites de “peace making”, “peace keeping”, “nation-building”. Tout cela, — du terrorisme aux missions des “conflits postmodernes”, — est compliqué dans la réalisation mais très simple dans le principe. Il s'agit d'un monde de violence et de nuances, où l'ennemi est insaisissable directement, des conflits (plus que des guerres) qui se gagnent indirectement, comme on joue au billard, des batailles qui se livrent par les armes autant que par le compromis, le commerce, le conseil, l'habileté, etc. Ces remarques sont aussi vieilles que l'Europe ; elles sont aussi complètement étrangères à l'Amérique.

Parvenant au stade de l'application d'une stratégie définie dans son “concept stratégique”, l'UE définit évidemment des modalités d'intervention et d'action qui embrassent un vaste champ, où le militaire n'est qu'une parcelle (même si la parcelle peut être très importante un jour, moins le lendemain), où de nombreuses activités civiles, économiques, sécuritaires, judiciaires, etc, sont présentes. Cette diversité caractérise également la lutte contre le terrorisme, — « L'Europe dit “lutte contre le terrorisme” sans majuscule, pas “Guerre contre la Terreur”, observe un analyste européen, l'état d'esprit est complètement différent de celui des Américains. »

On comprend aisément de quoi il est question, lorsque le général Klaus Reinhardt, co-auteur du rapport pour l'UE déjà mentionné, explique : « ...Condoleezza Rice is wrong. It is the business of the military to escort children to school, if that makes people in conflict situations more secure. But we also need professional civilians like policemen, human rights monitors and aid workers to make human security interventions successful. » Et notre ami Garton-Ash, condamnant les conceptions américaines, d'expliciter de façon plus précise, quasiment mathématique, que « [if] military force was 80% responsible for the west's victory in the second world war, and perhaps — through the impact on the Soviet Union of the arms race — 30% responsible for the west's victory in the cold war (and even that figure may be too high), it will only be 10% — or perhaps 15% — responsible for winning this one. »

La messe est dite. Les Européens voient le terrorisme d'une façon radicalement différente de ce qu'en voient les Américains ; parce que nous nous percevons différents, parce que nous percevons le monde différemment ; en un mot, parce que nous sommes différents. Cela peut être dit amicalement, en évoquant avec émotion combien nous fûmes heureux ensemble et ainsi de suite. Cela n'en reste pas moins un constat radical, dont il faut être aveugle et sourd pour en écarter les conséquences révolutionnaires. Cette évolution stratégique-là est inéluctable et inarrétable : c'est, littéralement, une “stratégie de rupture” (avec les USA).

L'OTAN au bout du fil

Voici l'étrange situation où l'OTAN quémande conseils, soutien et encouragement de l'UE

En quelques années, la situation s'est renversée. Il y a quelques années, les quelques fonctionnaires et militaires européens qui s'attelaient à la tâche de mettre en place les premières structures d'une défense européenne étaient regardés comme des animaux étranges par leurs vis-à-vis de l'OTAN, avec un dédain comme seuls les Britanniques de l'OTAN savent avoir pour les fonctionnaires européens. Aujourd'hui, observe un officiel travaillant avec les structures militaires du secrétariat général de l'UE, « mes collègues de l'OTAN sont constamment en train de m'appeler, pour un avis, un conseil, une précision. J'ai même un peu de mal à leur faire comprendre que j'ai aussi mon travail à faire... »

C'était une évolution techniquement prévisible mais politiquement impensable. Dès lors que l'OTAN évoluait vers la lutte contre le terrorisme et les missions type “maintien de la paix”, — et quelle autre mission pouvait-on lui confier si l'on voulait prolonger sa survie ? — elle allait se trouver devant des manques graves en matière de capacités non directement militaires. L'UE, au contraire, si elle évoluait vers la mise en place d'une structure militaire, pourrait évidemment compléter celle-ci de moyens non-militaires pour en faire une force parfaitement adaptée aux nouvelles missions.

D'autre part, cette évolution était politiquement inacceptable, voire “impensable”. Il ne pouvait être envisagé que l'OTAN pût se trouver devant la perspective de devenir une organisation “à la traîne” de l'UE, pour toutes les raisons du monde. Cette possibilité fut simplement écartée de l'“agenda” politique, pour non conformité, — non-politically correct. Ainsi le développement qu'on constate aujourd'hui se fit-il sans qu'on admit politiquement qu'il était en train de se faire. Aujourd'hui, il est accompli. C'est un peu la même situation que la réalité irakienne face à la rhétorique électoraliste de GW Bush : les nouvelles nous annoncent chaque jour que la situation évolue du pire vers le pire et GW Bush développe le thème que la situation politique s'améliore, “conformément aux plans prévus”.

Cette étrange situation OTAN-UE se lit dans les comportements mêmes des pays-membres, dont on sait qu'ils sont les mêmes. L'OTAN décide politiquement d'actions diverses, un peu partout where the action is; et lorsqu'il lui faut trouver un hélicoptère de plus pour l'Afghanistan, elle presse désespérément ses membres de le lui fournir, sans résultat. Lorsque la responsabilité du contrôle et du maintien de l'ordre en Bosnie passe de l'OTAN à l'UE, cette dernière demande 2.000 hommes à ses membres et se trouve rapidement devant des propositions supérieures à ce chiffre. Même des pays non-UE (on a vu le cas de la Norvège) n'ont pas grand'chose à donner à l'OTAN et veulent participer aux opérations UE. « C'est qu'en général, les pays-membres ont l'impression qu'ils ont beaucoup à retirer, en fait d'expérience notamment, des opérations UE, qui sont beaucoup mieux adaptées aux réalités de la situation », explique diplomatiquement une source européenne. On ajouterait que les pays de l'OTAN veulent bien approuver politiquement les demandes de l'OTAN, qui sont des demandes américaines, mais ne rien faire en pratique, de crainte d'être attirés dans une nouvelle aventure américaine. « A l'UE, par contraste avec l'OTAN, ils ont l'impression d'avoir leur mot à dire, d'être dans une assemblée démocratique. ».

Pour éviter la rupture avec l'OTAN...

L'OTAN est-elle en danger ? Elle l'est, comme chacun sait, depuis 1989-91, parce qu'elle a perdu, avec la chute de l'URSS et la disparition du communisme, toute légitimité. La sauvegarde de l'OTAN passe par la recherche échevelée d'une nouvelle mission qui fonde une nouvelle légitimité. Toutes les missions possibles sont aujourd'hui inadéquates pour l'OTAN, tant politiquement et opérationnellement, elles sont donc non-fondatrices d'une nouvelle légitimité. C'est aujourd'hui plus que jamais le cas, avec les missions type-nation's building et autres, où l'humanitaire et le civil ont une place d'une importance proche de celle qu'occupe le militaire.

Le problème qui rend le cas de l'OTAN beaucoup plus délicat est évidemment que trois éléments nouveaux sont venus en aggraver les termes :

• D'une part, le désintérêt qui n'est même plus dissimulé des Américains pour l'OTAN en tant qu'Alliance. Les Américains ne s'inquiètent plus désormais de laisser voir que l'OTAN n'est pour eux qu'une courroie de transmission pour transmettre des consignes à une assemblée d'États jugés nécessairement vassaux. La conséquence est que ces États répondent sur le même mode : acceptation politique d'apparence (unanimités courantes dans les réunions du Conseil) de mesures qui ne sont suivies d'aucun effet.

• Cette situation est d'autant plus affirmée que les conditions des crises réclament désormais des structures opérationnelles dont l'OTAN est complètement privée, — ce qui implique, évidemment, une impuissance structurelle.

• Comme on l'a vu encore, il y a désormais une alternative, l'UE, qui, elle, est complètement pourvue de ces structures. D'autre part, cette structure ne compte pas, en son sein, la présence de l'“ami américain” dont le désintérêt pour les préoccupations de sécurité des Européens est désormais évident.

La première source européenne déjà citée, qui est proche des milieux militaires de l'UE et entretient des contacts suivis avec l'OTAN, reconnaît implicitement cette situation d'un très grave danger menaçant aujourd'hui l'OTAN dans son fonctionnement, dans sa raison d'être, etc. Sa réponse aux remarques ci-dessus est très ambiguë : « L'essentiel, aujourd'hui, est de tout faire pour maintenir et développer l'interopérabilité avec les forces américaines. » Ainsi, à une remarque sur les dangers qui menacent l'OTAN, on répond par la nécessité de renforcer des liens techniques avec les Américains. C'est, effectivement, mesurer le désarroi où se trouve l'OTAN aujourd'hui et l'impossibilité de porter remède à cette situation.

Quoi qu'il en soit, c'est bien d'une évolution de rupture dont il est question. Le problème de l'interopérabilité ne portera, par définition si l'on veut, que sur les moyens interopérables, lesquels ne représenteront de plus en plus qu'une petite partie des moyens européens et américains. Les Américains continuant à développer du militaire, et du militaire de moins en moins adaptable aux crises, et les Européens s'adaptant aux crises avec du militaire de plus en plus adaptable aux crises et du civil, il sera bien difficile de trouver de “l'interopérable” organique et opérationnel là-dedans (même si l'interopérabilité technique existe) ... D'ailleurs, pour faire quoi ensemble ? Américains et Européens concevront-ils encore, avec les événements qui évoluent de la sorte, d'intervenir ensemble ?

Le roi Tony est nu

Les acrobaties des Britanniques entre UE, OTAN et USA nous renseignent sur la façon indigne dont ils sont traités par leur grand allié.

Un point intéressant mais sans surprise des débats en cours au sein de la structure militaire de l'UE, selon une autre source proche de ces milieux militaires, c'est que « ces débats se résument à une partie de ping-pong entre Français et Britanniques ». Le deuxième point intéressant est que, dans cette “partie de ping-pong”, les Britanniques sont engagés dans une politique sans surprise non plus, mais qui reste toujours étrange après un demi-siècle, et qui apparaît pathétique désormais : faire croire qu'ils sont indispensables également par l'influence qu'ils exercent sur les Américains.

Les négociations qui ont abouti au transfert des responsabilités du contrôle de la Bosnie de l'OTAN à l'UE ont été très caractéristiques à cet égard. « Les Britanniques entendaient montrer à cette occasion leur importance et leur efficacité, en démontrant leur capacité d'influence sur les Américains. » Il s'agit de l'application, au niveau militaire, entre UE et OTAN, de la thèse de Tony Blair du “pont entre Europe et USA” : les Britanniques à la fois complètement européanisés, à la fois développant à fond leurs special relationships pour rapprocher Europe et USA, — les Britanniques superbement indispensables aux uns et aux autres. La réalité, bien sûr, est que ce n'est ni l'un ni l'autre...

« Les Britanniques ont constamment dit aux Français, lors de ces débats, sur les propositions importantes qu'il s'agissait de présenter à l'OTAN : “Faites comme nous vous demandons, acceptez notre position de compromis. Nous connaissons les Américains, nous nous chargeons de leur 'vendre' cette proposition si vous en acceptez nos termes”. Le plus souvent, ils sont partis à l'OTAN avec leur proposition, sûr de leur faits, et les Américains ont refusé sèchement. » Les Britanniques se sont discrédités en montrant involontairement combien, en réalité, leur capacité d'influence sur les Américains est faible. Le fait a été important pour les nouveaux pays de l'UE, « qui assistaient pour la première fois à ces débats sur la défense européenne et qui ont pu mesurer combien l'affirmation de l'influence du Royaume-Uni sur l'Amérique est un mythe et une fable ».

Le résultat est que les Britanniques voient leur position au sein de l'Union européenne, sur ces questions de défense, notablement amoindrie, — mais certes, cet affaiblissement répond également, de façon plus générale, à l'affaiblissement britannique à cause de l'engagement en Irak, sous le contrôle catastrophique des Américains. D'autre part, ces passes d'armes ont montré la réalité des capacités d'influence sur les États-Unis dans ces débats transatlantiques, que ce soit celle du Royaume-Uni seul, que ce soit celle, d'une façon générale, que l'Europe peut espérer avoir.

La démonstration est intéressante. Il s'agit pour les Européens d'une démonstration en grandeur nature, dans la réalité opérationnelle d'une des premières opérations où les Américains (c'est-à-dire l'OTAN, mais on nous fera grâce des cache-sexes habituels) et les Européens ont “travaillé” de concert, chacun dans une position soi-disant autonome, chacun ayant un rôle complémentaire à jouer, et l'UE succédant à l'OTAN. La démonstration est d'autant plus intéressante par ailleurs que la Bosnie n'est plus aujourd'hui un cas politique particulièrement pressant, donc un cas où les pressions du pouvoir politique sont notablement réduites.

Tony est-il avec eux ou avec nous ?

Cette démonstration de l'impasse que constitue la politique “du pont USA-Europe” de Tony Blair est rendue d'autant plus tragique à la lumière plus générale de l'évolution de la politique américaine. Les indications diverses montrent que le désastre irakien ne conduit pour l'instant, du côté américain, qu'à des “sur-réactions” bellicistes, — d'ailleurs, qu'il s'agisse de GW Bush ou de Kerry. En face des déboires et des défaites qu'il connaît et qui réduit tragiquement sa puissance, le système américaniste suit aveuglément sa logique qui est de ne cesser de hausser la barre. L'observation qu'on peut faire aujourd'hui, — et certains en voient un signe dans l'arrestation et la déportation illico presto des USA, le 23 septembre, du chanteur Cat Stevens converti depuis 1977 en Yousouf Islam, islamiste modéré, — est que la guerre déclarée par les Américains aux terroristes islamistes est en train de se transformer et de s'étendre à une hostilité avérée au monde musulman en général. (Le commentateur “Spengler”, de atimes.com, écrit le 28 septembre : « Diverting a London-New York flight last week to a remote airport in order to detain the former Cat Stevens, now Yusuf Islam, seemed like a signal of “zero tolerance” on the part of the US authorities. »)

Extrémisme en train de se radicaliser (de la part des US) d'un côté, — et de l'autre ? A côté de la rhétorique anti-française habituelle et archi-éculée des Anglo-Saxons, la réalité européenne dans le domaine qui compte se lit dans les influences dans le débat sur la sécurité. A l'OTAN, — bien sûr, même à l'OTAN, — à côté de l'habituelle main-mise américaine et pour l'équilibrer, une seule voix est écoutée, attendue, analysée et crainte : celle de la France. De même, on l'a vu, à l'UE où la France inspire le jeu ou le régule, selon les occasions. Les Britanniques n'ont plus, dans un cas comme dans l'autre, qu'un rôle de comparse traité comme un chien par son maître, et incapable de l'influencer.

Le génie de Tony Blair est sans aucun doute britannique : jouer sur les deux tableaux, expression triviale pour la politique “du pont USA-Europe”. Le problème est qu'aucun de ces tableaux ne semble accepter ses conseils de perspective. Blair élimine son rival Brown, annonce un troisième mandat, — s'il emporte les élections, ce qui n'est pas donné si l'on considère son impopularité. Mais pour quoi faire ? Si GW est réélu, on imagine ce que sera son destin ; si Kerry est élu, l'entreprise de séduction du nouveau président vers les alliés délaissés sera orientée vers les Français en priorité, avec l'accord tacite que les Français jouent un rôle directeur dans l'organisation de la sécurité européenne.

Ne nous y trompons pas : ce qui est évidemment une spécificité britannique, cette chimère extraordinaire par sa durée (60 ans l'année prochaine !) de croire qu'on peut manipuler l'Amérique à son avantage pour mieux conquérir l'Europe, rencontre une tendance européenne, qui est de croire qu'on pourra manipuler l'Amérique par une servilité extrême pour mieux construire une Europe qui ne se mouillera pas trop en n'étant “pas trop” indépendante. Les Britanniques, le sémillant Tony Blair en tête, — sémillant malgré ses alertes de santé, — sont en train de nous faire la nième démonstration de la pauvreté du projet. Avertissement sans frais ? Il faut dire que nous avons déjà payé dix fois le prix fort depuis un demi-siècle.