Démonstration par le Hezbollah

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1398

Démonstration par le Hezbollah

16 août 2006 — Rengainez vos mouchoirs et nos discours sur le “clash des civilisations”. Bref, soyons sérieux. Une courte nouvelle du New York Times reprise par l’International Herald Tribune nous en dit beaucoup plus sur notre crise que la masse d’analyses et de discours sur la guerre contre la terreur et les vertus de la démocratie qu’égrène notre intelligence vertueuse depuis 9/11, avec renouvellement 8/10. La civilisation occidentale, face à ces réalités, est devenue une entité grotesque par son enfermement de l’esprit, son inhumanité et son incivilisation. Il est édifiant que ce soit du Hezbollah, cette “organisation terroriste” actuellement favorite pour la fonction recherchée de “réincarnation du mal”, que nous vienne la leçon à cet égard.

En effet, le Hezbollah mène l’effort de reconstruction au Liban et s’attire pare conséquent la reconnaissance de la population, — pour l’aider à revivre en paix après l’avoir défendu contre l’agresseur, — c’est ainsi que les gens, les Libanais interpréteront la chose. Ils n’ont pas tellement tort, dirons-nous en nous adressant à nos chères consciences vertueuses et démocratiques de la civilisation occidentale, — pas vraiment tort… L’auteur de l’article traduit cela en une phrase dont on se demande si elle est orwellienne, marxiste-tendance-Groucho ou simplement ubuesque comme vous et moi : « As stunned Lebanese returned Tuesday over broken roads to shattered apartments in the south, it increasingly seemed that the beneficiary of the destruction was most likely to be Hezbollah. » Le Hezbollah, “bénéficiaire de la destruction”? Bientôt, l’auteur et son New York Times nous demanderont de remercier Israël d’avoir ainsi permis un grand effort de reconstruction et de rétablissement de la paix. En effet, pourquoi ne pas remercier ceux qui font cette sorte de guerre puisque, quand ils la finissent avec la gloire qu’on sait, ils permettent de reconstruire et de rétablir la paix? Pacifistes par conséquent, et amateurs éclairés de la “destructive creation”.

Mais il est nécessaire de s’aventurer plus avant dans le texte, au-delà de la polémique. Certaines phrases nous en disent bien plus, et sur la réalité de notre crise, et sur le rôle qu’y joue la “guerre de quatrième génération” (G4G). Elles nous invitent à un commentaire interprétatif de la situation au Liban, la guerre avec le rôle du Hezbollah, le cessez-le-feu et la reconstruction, avec le Hezbollah se substituant à l’Etat.

Citations, — d’abord pour préciser le cadre de la chose, ensuite pour aller en son coeur :

« Nehme Tohme, a member of Parliament from the anti-Syrian reform bloc and the country's minister for the displaced, said he had been told by Hezbollah officials that when the shooting stopped, Iran would provide Hezbollah with an “unlimited budget” for reconstruction.

» In his victory speech on Monday night, Hezbollah's leader, Sheik Hassan Nasrallah, offered money for “decent and suitable furniture” and a year's rent on a house to any Lebanese who lost his home in the month-long war.

»  “Completing the victory,” he said, “can come with reconstruction.” […]

« Hezbollah's reputation as an efficient grass-roots social service network — as opposed to the Lebanese government, regarded by many here as sleek men in suits doing well — was in evidence everywhere. Young men with walkie-talkies and clipboards were in the battered Shiite neighborhoods on the southern edge of Bint Jbail, taking notes on the extent of the damage.

» “Hezbollah's strength,” said Amal Saad-Ghorayeb, a professor at the Lebanese American University here, who has written extensively about the organization, in large part derives from “the gross vacuum left by the state.”

» Hezbollah was not, she said, a state within a state, but rather “a state within a nonstate, actually.” […]

« Nasrallah's speech was interpreted by some on Tuesday as a kind of watershed in Lebanese politics, establishing his group on an equal footing with the official government. “It was a coup d'état,” said Jad al-Akjaoui, a political analyst aligned with the democratic reform bloc. He was among the organizers of the anti-Syrian demonstrations after the assassination of former Prime Minister Rafik Hariri two years ago that led to international pressure to rid Lebanon of 15 years of Syrian control.

» Rami Khouri, a columnist for The Daily Star in Beirut, wrote that Nasrallah “seemed to take on the veneer of a national leader rather than the head of one group in Lebanon's rich mosaic of political parties.”

» “In tone and content, his remarks seemed more like those of a president or a prime minister should be making while addressing the nation after a terrible month of destruction and human suffering. His prominence is one of the important political repercussions of this war,” Khouri wrote. [...]

» Support for Hezbollah was likely to become stronger, Professor Saad-Ghorayeb said, because of the weakness of the central government.

» “Hezbollah has two pillars of support,” she said. “The resistance and the social services. What this war has illustrated is that it is best at both.

» “He tells the people, ‘Don't worry, we're going to protect you. And we're going to reconstruct. This has happened before. We will deliver.’” »

De la vertu de la G4G

Nous avons une situation typique de G4G, à la fois avec le conflit qui s’achève ou fait une pause, à la fois avec la situation immédiatement après la cessation des hostilités.

Nous disons et répétons que ce qui séduit dans le concept de la G4G, c’est l’idée de base de l’affrontement d’un acteur non-étatique et d’un Etat. Mais, bien sûr, cette situation-là n’est pas nouvelle. L’originalité de la G4G est ailleurs. Nous avons tenté de prolonger cette idée dans divers textes, dont le ‘F&C’ du 30 juillet sur “la G4G et la légitimité”. L’idée est que cette guerre G4G implique surtout des Etats faibles, sinon illégitimes essentiellement par les circonstances de leur constitution, les principes sur lesquels ils s’appuient, leur absence de transcendance, leur acquiescements à des politiques qui minent ouvertement le concept de légitimité et ce qui va avec (identité, souveraineté). “Coup d’Etat” proclame cet analyste libanais en se référant, en une jolie formule, au discours du chef du Hezbollah annonçant la reconstruction. Mais quel Etat? Celui qui n’a pas encore, lui, annoncé la reconstruction?

L’idée fondamentale, qui fait de la G4G la guerre de notre temps, est que nous sommes dans une époque de dé-légitimation accélérée des Etats à cause des poussées déstructurantes. Les conflits surgissent donc, avec des acteurs non-étatiques qui apparaissent ou se renforcent, non pas en raison de causes conjoncturelles (disons par exemple “terrorisme”, pour justifier le salaire des experts occidentaux) mais en raison de la cause fondamentale de la crise de notre temps : l’attaque de la poussée déstructurante.

La G4G met en évidence l’imposture de l’illégitimité grandissante de l’acteur étatique ; qu’elle renforce la légitimité de l’acteur non-étatique est une conséquence évidente mais qui n’est pas essentielle. L’essentiel est bien la démonstration de l’imposture : tout Etat qui n’a pas de légitimité est un imposteur et il est générateur de désordre public, — et, bien sûr, il favorise l’émergence d’entités non-étatiques qui se posent en concurrentes, cette situation étant justement le fruit du désordre public causé par la dé-légitimation de l’Etat. Cela n’a rien à voir avec l’idéologie, la religion, l’extrémisme et toute cette sorte de babioles dont nous faisons nos choux gras virtualistes. Cela a à voir avec le grand, le seul conflit de la grande crise du monde : les forces déstructurantes à l’assaut des structures du monde.

Le niveau d’imposture des soi-disant Etats plus ou moins manipulés par Washington atteint aujourd’hui des sommets, sous l’effet de la poussée déstructurante qu’on nomme “globalisation” et qu’on pourrait aussi bien nommer “américanisation”, ou encore “activisme démocratique” ou “radicalisme démocratique” comme on nomme la poussée US pour la démocratie. Mais l’on comprend bien la réalité des choses : le “radicalisme démocratique” de Bush n’est qu’un faux-nez pour la destruction des structures en place, et la facilitation de l’accès au “marché” derechef qualifié de libre. Vieille rengaine sans réel intérêt si l’on ose dire (l’appât du gain est vieux comme le monde), sauf que les moyens désormais mis à sa disposition sont d’une puissance destructrice si inouïe que la rengaine devient idéologie, philosophie, but en soi et accomplissement de l’humanité, — le nihilisme érigé en sens et destin de l’humanité ! — et l’on entend Nietzsche rire dans son coin, lui qui nous annonçait « le dernier homme », l’homme du nihilisme absolu.

La résistance se fait comme elle peut. Aujourd’hui c’est le Hezbollah, avec l’Iran qui tire les ficelles. Les Iraniens donnent de l’argent pour la reconstruction via le Hezbollah comme Chavez vend son pétrole à bas prix aux Américains pauvres (il n’en manque pas dans l’entité américaniste, avec ses 40 millions de pauvres). On a les résistants qu’on peut puisque, par ailleurs, notre civilisation européenne au niveau de ses autorités générales n’est qu’une orgie de couardise et de démission affichées en vertu de Fin des Temps. Quant au gouvernement libanais qui a d’abord été présenté comme le “fleuron” de l’effort de “démocratisation radicale” des US, il n’acquiert une esquisse de légitimité qu’à partir du moment où il est trahi par son parrain américaniste, agressé grossièrement par une Tsahal qui n’est plus qu’une représentation exotique du Pentagone, à partir du moment où il en appelle à la résistance, — c’est-à-dire au Hezbollah, pardi. On n’a pas fini de savourer le sel de la situation.

(La résistance peut prendre d’autres formes. La position de la France à l’ONU début 2003 est un acte de résistance contre la globalisation déstructurante, quoiqu’en ait voulu la bureaucratie du Quai d’Orsay et parce que la France est la nation historique par excellence, d’une Histoire qui porte les principes mêmes des structures du monde. Le vote négatif du référendum français de mai 2005 est un autre acte de résistance, quelles qu’aient été les interprétations des intellectuels français ; dans ce cas, c’est la bureaucratie européenne, la Commission, etc., qui sont le relais de la poussée déstructurante et qui essuient un échec. Quant à Israël, on découvrira vite que son principal problème de sécurité, là où la résistance doit se développer, n’est pas le Hezbollah mais sa dépendance forcenée de Washington, dito du Pentagone.)

Tout cela, décidément, ne rend personne vertueux, pas plus le Hezbollah que l’Iran. L’enjeu n’est pas d’évaluer la vertu de la résistance ni de demander un diplôme de vertu à la résistance, mais de résister. C’est qu’il est moins question de vertu que de pathologie. Simplement, il y a les intoxiqués (les USA et nous, en partie, comme la partie émergée de l’iceberg) et les autres. Le conflit libanais a le mérite d’éclairer l’enjeu essentiel. La G4G a le mérite de traduire dans les réalités et les paradoxes de la violence ce même enjeu. On découvre alors que l’énorme puissance appuyée sur une technologie devenue nihiliste et sur un gaspillage d’argent surréaliste à force d’orientation nihiliste sombre dans l’impuissance. Piètre surprise.

Là-dessus, qu’on vienne donc nous parler de la civilisation menacée par la barbarie du terrorisme. Pour paraphraser le philosophe des salons du commerce (à Paris, rive gauche), nous dirions que notre barbarie, à nous, est à visage inhumain et fardé en maquillage postmoderniste. Mais notre barbarie est aussi d’une sottise sans mesure, une sottise crépusculaire, de fin de civilisation (c’est assez logique pour une barbarie : plutôt que “Enemy Within” comme disent les Lords anglais en découvrant les menaces des islamistes de leurs banlieues dans les colonnes du Times de Rupert Murdoch, “Barbarism Within”). Elle cède constamment à sa propre ivresse qu’elle prend pour le réel (virtualisme) et se jette, tête baissée, comme le buffle représentant l’indice Dow Jones, dans les mailles du filet que lui tendent les résistances structurelles.