De la nausée de McNamara à la fatigue de nos élites

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De la nausée de McNamara à la fatigue de nos élites


25 janvier 2004 — La démission de David Kay et ses affirmations tonitruantes selon lesquelles Saddam n’avait pas d’armes de destruction massive ont porté un coup sévère à ce qui reste des lambeaux de crédit et de fragile équilibre psychologique de l’administration GW. (Voir différentes appréciations de cet événement, par exemple l’article de BBC News sur le cas lui-même et celui de ABC News sur la réaction de Kofi Annan.)

Dans un autre registre, plus émotionnel mais non moins dévastateur, les déclarations de l’ancien secrétaire à la défense de Kennedy et de Johnson, Robert McNamara, vont évidemment dans le même sens. Quelques mots de McNamara situent l’intensité de ses jugements, qui rejoignent en un sens un sentiment d’écoeurement perceptible chez certains face à cette systématisation du mensonge quasiment “à ciel ouvert”, au service d’un cynisme et d’une stupidité conjointement rares, cet ensemble de choses constituant le coeur même de l’activité politique de l’administration. (McNamara est interrogé par Doug Saunders, du journal canadien Globe & Mail)


« [McNamara] decided to break his silence on Iraq when I called him up the other day at his Washington office. I told him that his carefully enumerated lists of historic lessons from Vietnam were in danger of being ignored. He agreed, and told me that he was deeply frustrated to see history repeating itself.

» “We're misusing our influence,” he said in a staccato voice that had lost none of its rapid-fire engagement. “It's just wrong what we're doing. It's morally wrong, it's politically wrong, it's economically wrong.”

» While he did not want to talk on the record about specific military decisions made Mr. Rumsfeld, he said the United States is fighting a war that he believes is totally unnecessary and has managed to destroy important relationships with potential allies. “There have been times in the last year when I was just utterly disgusted by our position, the United States' position vis-à-vis the other nations of the world.” »


Les imbéciles “réalistes” qui nous servent en général de commentateurs bienveillants de la ligne officielle nous diront aussitôt que McNamara n’a plus aucun poids officiel, ni aucune influence. Nul ne l’ignore. Nous parlons ici d’un “climat”, et c’est bien ce climat qui apparaît chaque jour plus empoisonné, et les mots de McNamara qui expriment un sentiment proche de la nausée (« I was just utterly disgusted by our position ») résonneront longtemps dans l’esprit de ceux qui voudront porter un jugement sur la situation actuelle.

C’est du même climat qu’on nous parle, même si c’est prétendument a contrario, quand on veut nous rassurer sur le sentiment anti-américain à Davos, où a lieu la grand’messe coutumière du Forum annuel ; quand on nous dit qu’effectivement le sentiment anti-américain est moins vif, mais que c’est, simplement, par fatigue (« The shift is partly atmospheric and partly fatigue and does not hide the chasm that opened between America and some anti-war European nations before the invasion of Iraq last March. »). Là aussi la nausée fait son chemin.

Les protagonistes de cette tragi-comédie s’en aperçoivent-ils ? Dans tous les cas, ils retraitent. Colin Powell, l’homme brillant et convenable de l’administration, compromis irrémédiablement dans une extraordinaire acceptation, mois après mois, de tout ce qu’il rejette autant que des attaques vicieuses qui n’ont jamais cessé contre lui, Powell qui n’a pas hésité à nous servir avec solennité, à la tribune de l’ONU ce qu’il savait être pertinemment des monceaux de mensonges, — Powell, donc, commence à prendre ses précautions. Comme on dit, il “marque sa différence”. Ses doutes a posteriori sur l’existence des armes fantasmagoriques et hollywoodiennes de Saddam n’ajouteront pas grand’chose à la gloire ternie du secrétaire d’État. Powell ajoute un peu de pleutrerie à la faiblesse fondamentale de son caractère.

Colin Powell a des doutes aujourd’hui, et il en fait part à la presse, un peu comme s’il entendait être honnête. La remarque prudhommesque (comment faire autrement dans un cas si flagrant ?) qui vient à l’esprit est que cette honnêteté aurait été mieux honorée si ces doutes étaient apparus lors de son intervention quasiment mondiale, le 5 février 2003 à l’ONU, il y a un an.


« One day after David Kay, the chief U.S. weapons inspector in Iraq, said he believes Hussein had not stockpiled unconventional weapons for years, Powell told reporters that his prominent Feb. 5 argument was based on “what our intelligence community believed was credible.”

» “What is the open question is how many stocks they had, if any, and if they had any, where did they go? And if they didn't have any, then why wasn't that known beforehand?” Powell told reporters aboard his plane en route to Sunday's presidential inauguration of Mikheil Saakashvili. »


L’autre signe de la retraite de l’administration vient de “l’homme de l’ombre”, le brillant tireur de ficelles de l’administration. Le vice-président Cheney est sorti de son trou, où sa sécurité est protégée depuis le 11 septembre 2001, pour parler au Forum de Davos. Cheney a fait un discours conciliant, mais sans rien céder sur le fond. Aucun intérêt pour la substance, mais intéressant pour deviner le climat détérioré et délétère qui règne au sein de l’administration devant l’accumulation des mauvaises nouvelles (“mauvaises nouvelles”, c’est-à-dire l’accumulation des signes de la vérité sur la question des armes de destruction massive de Saddam).

(Sur le fond, ils ne changeront pas. Il suffit de lire l’article de Jim Lobe pour être assuré de la poursuite des mêmes entreprises: face à une situation irakienne qui suit son processus de détérioration, la “riposte” de l’administration sera de s’en remettre aux habituelles lubies bellicistes de ses radicaux, — attaquer quelques objectifs en Syrie, par exemple, de façon à étendre la déstabilisation déjà bien entamée au-delà des frontières irakiennes.)

Il ressort de tout cela que le processus de déstabilisation déclenché par la politique US poursuit son chemin, mais que les psychologies diverses auront bien du mal à résister. La course de vitesse se fait aujourd’hui entre la déstabilisation sur le terrain et la déstabilisation des esprits au sein des élites occidentales. De ce dernier point, le cas pathétique de McNamara, esprit brillant et fourvoyé retrouvant la lucidité sur le tard, est l’exemple le plus symboliquement remarquable et, en un sens, le plus émouvant.