De la globalisation au localisme

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1198

Le mouvement Occupy (qui mérite désormais bien plus ce nom qu’Occupy Wall Street [OWS]) apparaît comme un phénomène de plus en plus singulier. D’un côté, certes, il y a une dimension globalisée, OWS (pour le coup, gardons ce nom) s’inscrivant dans une continuité “Indignés”-“printemps arabe”, et relançant lui-même d’autres mouvements d’“Occupation”. D’un autre côté, Occupy ne ressemble à aucun autre mouvement et apparaît comme spécuifiquement US.

Divers exemples nous suggéraient plutôt vaguement cette remarque, et un texte d’Alternet.org (premier d’une série de textes sur le thème) l’éclaire d’une façon décisive. Il s’agit de «3 Remarkable Occupations You Haven't Heard Enough About», du 3 novembre 2011, donc premier d’une série d’articles analysant les spécificités et les situations de divers mouvements Occupy locaux.

Il s’agit de trois mouvements locaux d’Occupy : Occupy Tucson (Arizona), Occupy Richmond (Virginie), (Un)occupy Albuquerque (Nouveau Mexique). Nous ne ferons pas de citations de description de l’article, celui-ci valant essentiellement par les détails des mouvements, de leurs actions, de la riposte des autorités, etc., c’est-à-dire qu’il faudrait citer tout l’article (extrêmement long et détaillé). Signalons le cas très particulier de l’intitulé de (Un)occupy Albuquerque, qui répond justement à une situation historique locale, puisque les promoteurs d’Occupy ont voulu marquer qu’ils entendaient signaler symboliquement avec cet intitulé une occupation qu’ils jugent illégale et injuste, d’un territoire annexé par conquête, par les USA, en 1848 : «(Un)occupy Albuquerque began October 1 on the University of New Mexico campus. The demonstrators at UNM originally called themselves Occupy Albuquerque, but later voted to change the name to (Un)occupy Albuquerque out of respect for New Mexico's indigenous communities which have suffered under US government occupation for centuries.»

Ce qui est très particulier dans ces trois exemples, – et l’on peut être sûr qu’il s’agit d’exemples et qu’on retrouve ces mêmes caractères dans tous les mouvements Occupy aux USA, – c’est bien leurs spécificités qui les distinguent chacun comme absolument originaux. Il y a bien sûr une constante de poussée anti-Système et la tactique générales d’Occupy, qu’on connaît bien pour cette dernière (occupation sur place, installations diverses, petit nombre de protestataires mais très visibles, fluctuations des occupants, absence de hiérarchie, de revendications, actions symboliques, caractère non-violent, etc.). Mais déjà, on distingue des comportements très différents des autorités, conduisant en riposte à des comportements spécifiques des protestataires. A Tucson, par exemple, les autorités agissent par sommations à l’encontre des protestataires, avec convocation devant le juge, menace d’amende ($1.000), etc., en vertu d’un couvre-feu imposé à partir de 22H30, la journée étant par contre laissée libre d’occupation. Après un temps de fonctionnement très difficile pour les protestataires, la décision a été prise d’abandonner le lieu d’établissement d’Occupy à 22H30 et de le reprendre le matin, à la levée du couvre-feu. La manœuvre a eu un effet important en attirant des protestataires d’origine latinos qui, jusqu’alors, se tenaient à l’écart de crainte de devoir répondre à des injonctions d’avoir à présenter leurs papiers d’identité alors qu’un certain nombre sont des immigrants, passibles d’expulsion ou, parfois, illégaux. Comme on le voit, une tactique légaliste “douce” des autorités a conduit à une riposte adaptée, qui a conduit à l’intégration de la communauté des Latinos dans le mouvement et à la mise en place d’une véritable infrastructure Occupy à l’intérieur de Tucson, une véritable structure “micro-urbaine”…

«Occupy Tucson's PR and outreach working groups are teaming up with Latino community activist groups to encourage more participation to accurately represent the people of Tucson. Faced with tremendous complications, it’s remarkable the extent to which Occupy Tucson has flourished, creating its own library, medical tent, a food station that consists of four different tents in order to comply with Pima County health codes, a garden, and solar panels with rechargeable batteries which are used at night for lighting. Barber referred to the encampment as a “micro-city.”»

Là aussi, ce n’est qu’un exemple, et l’on trouve dans tous les cas de ces spécificités locales, que nous qualifierions plutôt, pour marquer un aspect infrastructurel politique spécifique aux USA, de “spécificités localistes”. On se trouve en effet dans une situation générale où les caractères extrêmement spécifiques des USA jouent à plein. Les USA sont un pays extrêmement décentralisé pour les fonctionnement locaux, extrêmement communautarisé, avec des lois de fonctionnement, des mœurs, des habitudes spécifiques, des pouvoirs politiques locaux extrêmement autonomes, etc., – tous ces caractères qu’on pourrait effectivement définir sous le vocable d’une “doctrine localiste“, ou d’une “démocratie localiste” dont Thomas Jefferson était à l’origine un chaud partisan et un inspirateur. Cette “doctrine localiste” a subsisté au niveau local, tandis que le centralisme fédéral s’emparait, surtout à partir de 1865 (victoire du Nord dans la guerre de Sécession) de toutes les grandes fonctions habituellement régaliennes (sécurité générale, – mais non locale, – politique extérieure, politique fiscale, etc.). D’une certaine façon, le centre fédéral s’est emparé des pouvoirs des fonctions régaliennes, mais sans devenir lui-même un Etat régalien, ce qui laisse énormément aux pouvoirs locaux pour les situations locales. La formule semblait excellente pour la stabilité du Système, avec un centre fédéral ayant d’énormes pouvoirs généraux mais peu ou pas de responsabilités devant les populations locales, les pouvoirs locaux assumant l’essentiel des contraintes locales tout en arguant de leur irresponsabilité pour la macro-politique qui détermine les grandes orientations du Système, qui est décidée à Washington. (On comprend qu’on parle, ici plus que jamais, beaucoup plus d’un système, et américaniste plus qu’américain, que d’une “nation” au sens à la fois spirituel et historique ; les USA ont toujours posé aux historiens, aux philosophes, etc., la question par rapport à leur centre washingtonien de l’existence d’une souveraineté et d’une légitimité spécifiques, – plutôt qu’au niveau des Etats de l’Union, pour celles-ci, – et par conséquent la question plus spirituelle de l’existence très improbable d’une “âme américaine” à l’instar d’une “âme française” ou d’une “âme russe”.)

Ce qu’on découvre ici du mouvement Occupy, c’est qu’il est naturellement capable d’exploiter contre les autorités et contre le Système, toutes ces spécificités localistes. Il utilise éventuellement à son avantage les variations de la riposte du système, qui varie selon les pouvoirs locaux et les hésitations de ces pouvoirs, et cette riposte qui n’est pas tributaire de l’universalité de la loi centraliste d’un Etat régalien. Il peut également utiliser le communautarisme, spécificité de la société US, également à son avantage (cas des Latinos dans deux exemples cités, Tucson et Albuquerque) ; il peut utiliser le légalisme du Système, exprimé en une infinité de dispositions légales, extrêmement tatillonnes, notamment à l’échelon local. Ainsi les événements semblent se dérouler, non pas entre l’ordre général du Système et les contestataires, comme dans un Etat régalien normal, mais entre deux factions, – les autorités locales et les contestataires, – avec comme arbitres les dispositions légales dont chacun tente d’user à son avantage, et des populations qui peuvent faire leur choix, lesquels vont souvent vers Occupy dans ces temps où ces populations constatent souvent que les autorités locales sont conduites à se faire les complices des pressions totalement injustes et insupportables lorsqu’elles relaient de facto les impulsions de la puissance du centre washingtonien.

…Ainsi y a-t-il deux dimensions dans le mouvement Occupy : certes, la dimension globaliste, évidente et sans aucun doute très importante, celle que tout le monde connaît bien sûr ; mais aussi cette dimension localiste, qui travaille contre le centralisme washingtonien, qui doit nécessairement influencer à terme les pouvoirs locaux à cause de la dimension électorale très présente localement (voir les variations incontrôlables de la maire d’Oakland durant les récents événements). L’écho rencontré par Occupy dans les populations locales fortement touchées par la crise et fortement anti-Washington, y compris les “sans abris” où l’on trouve de plus en plus de membres d’une classe moyenne dévastée par la crise, et notamment la crise de l’immobilier, tout cela renforce le mouvement particulièrement dans cette dimension localiste si spécifique aux USA. On retrouve la spécificité fondamentale de la fragilité de la structure de ce pays dans les temps de crise ; tout ce qui fait l’originalité et la force d’un système mi-centraliste, mi-localiste, et habile à plaider son irresponsabilité en passant d'une dimension à l'autre selon les circonstances, devient une faiblesse mortelle en temps de crise, en renforçant soudain les tendances centrifuges anti-Washington, et en confrontant les autorités locales au dilemme de risquer un désaveu public, notamment électoral à terme, si elles soutiennent une forte répression contre Occupy, ou bien de choisir un soutien plus ou moins visible d’Occupy contre Washington, c’est-à-dire les intérêts pressants du Système.


Mis en ligne le 5 novembre 2011 à 11H53