de defensa Volume 14, n°05 du 10 novembre 1998 - ''Rule the Waves, Britannia''

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Cet été, des groupes de pression britanniques ont lancé l'idée d'une adhésion du Royaume Uni à l'accord nord-américain de libre-échange ALENA. Ces groupes se trouvent dans les milieux libre-échangistes idéologiques (Margaret Thatcher en fait partie, mais aussi Leon Brittan), et dans une fraction importante de la presse (The Daily Telegraph, The Sun, The European), avec en tête le puissant patron de groupe de communication, l'Australo-Américain Rupert Murdoch. Il s'agit d'une offensive radicale : quoiqu'en expliquent les uns et les autres, l'idée en apparence étrange d'une adhésion du Royaume Uni à l'ALENA recouvre in fine une ambition bien plus large, résumée d'un mot par le commentateur Alexander Chancelor, lorsqu'il parle par métaphore du Royaume-Uni devenant conformément à cette initiative le « Fifty-First State »des États-Unis. L'ampleur implicite du schéma ainsi proposé marque par ailleurs la crainte générale de ces groupes de pression face à l'arrivée de l'euro : crainte que la nouvelle monnaie installe un climat de concurrence, voire de confrontation entre l'Europe et les USA ; crainte que le Royaume Uni de Blair “choisisse son camp” en rejoignant l'euro. Cette crainte est renforcée désormais par l'initiative britannique récente en matière de “défense européenne”, perçue par ce camp comme la confirmation d'une dérive “européaniste” du Royaume-Uni.

Le débat n'est pas neuf. Depuis au moins un demi-siècle, on s'interroge : de quel monde fait partie le Royaume Uni ? Du monde atlantique, et par conséquent américain ? Du monde européen ? On retrouve dans l'énoncé de ces questions une ambiguïté fondamentale, favorisée par le conformisme étouffant des directions occidentales. Il est impératif dans ces milieux de parler de “l'Ouest” et des “valeurs occidentales”, et on implique alors un rassemblement d'ores et déjà réalisé et intangible par des soi-disant choix conceptuels communs de l'Amérique du Nord et de l'Europe. Cette idée est souvent mise en avant pour justifier nombre de projets libre-échangistes euro-américains, comme la récente initiative NTM (New Transatlantic Market) de sir Leon Brittan, prestement liquidée, notamment grâce à l'action de France. Lorsqu'ils lancent l'idée d'un Royaume Uni adhérant à l'ALENA, ces mêmes milieux libre-échangistes alimentent pourtant l'interprétation inverse : il est alors reconnu de facto, et même proclamé, qu'il y une alternative entre le monde atlantique et le monde européen (avec le choix recommandé pour le Royaume Uni de rallier le premier), et donc que ces deux mondes n'en font pas qu'un, et la notion générale de “l'Ouest” et/ou de “l'Occident” semble devenir de pure circonstance.

L'enjeu n'est pas simplement économique, et encore moins pour le Royaume Uni dont on voit combien la position rassemble à elle seule tous les ingrédients de ce débat fondamental. Comme les libre-échangistes eux-mêmes l'affirment, c'est un choix idéologique, voire un “choix de civilisation”. Le problème est intéressant (on en a vu quelques-uns de ses principaux facteurs dans notre Analyse, Vol14, n<198>03) ; nous intéresse ici son aspect anglais spécifique.

L'histoire ne justifie en rien les « special relationships »

Bien sûr, “problème anglais” ne signifie pas, pour nous, un nouveau problème. Il s'agit de la possible, voire probable arrivée à maturation de leur “problème” pour les Britanniques. L'opportunité des débats actuellement en cours est excellente pour considérer les racines historiques du “problème anglais”.

L'arrière-plan historique est devenu aujourd'hui fécond. Depuis la fin de la Guerre froide, une école d'historiens britanniques, qu'on peut qualifier dans un sens objectif non polémique de “révisionnistes” (Cannadine, Charmley, Clark, Roberts, Ponting), a entrepris de mettre en question les fondements de l'engagement stratégique britannique depuis un demi-siècle : la période de l'immédiat avant-guerre et de la guerre, le rôle de Churchill, l'alliance anglo-américaine. Ces historiens estiment que l'orientation atlantiste a privé le Royaume Uni de son Empire, d'une façon précipitée et inorganisée, alors que l'argument politique soi-disant pragmatique du choix de la “Grande Alliance” (avec les USA) était au contraire de trouver un moyen pour le Royaume Uni de sauvegarder cette puissance impériale derrière la “protection” de la puissance américaine, voire, plus froidement dit, grâce à sa “manipulation”. Les travaux de John Charmley particulièrement, avec sa trilogie sur les années 1935-1956 (1), constituent un remarquable apport historique et intellectuel au débat ; celui-ci a, dans le domaine de la politique étrangère, au moins la puissance déstabilisante du débat intérieur autour du statut de la Couronne et de son rôle dans la société anglaise apparu autour de 1993-94.

Il faut d'abord mettre en question une thèse généralement acceptée sans débat : l'orientation atlantiste, américaniste, du Royaume Uni n'est nullement une constante historique, voire un penchant irrésistible de ses conceptions et de sa culture. S'il existe une parenté évidente entre le Royaume Uni et les États-Unis, il n'y a rien qui nous fasse devoir accepter sans une appréciation extrêmement critique l'aspect de fatalité que certains en tirent pour justifier l'alliance transatlantique (cet aspect est toujours implicite et parfois explicité, notamment dans l'analyse de Christopher Coker, présentée dans notre rubrique Analyse, Vol14, n<198>03). Au contraire, le penchant aujourd'hui très vif des extrémistes “libre-échangistes” de prôner une extension des liens anglo-américains qui irait jusqu'à une approche quasi-intégrationniste semblerait plutôt refléter l'inquiétude de ce même parti de voir les arguments fondamentaux de cette alliance devenir de plus en plus fragiles.

Les rapports historiques entre le Royaume Uni et les États-Unis sont marqués par l'ambiguïté plus que par la proximité irrésistible. L'évidente parenté initiale est largement compensée par le fait que les immigrants anglais venus s'installer en Amérique, dans ce qui allait devenir des colonies britanniques avant la proclamation de l'indépendance et la fondation des États-Unis, affirmaient de façon unanime leur volonté de fonder quelque chose de tout à fait différent, voire de complètement antagoniste de leur patrie originelle : il y a une volonté de changement radical, un rejet de ce monde anglais-là qu'ils quittaient, dans la démarche originelle des premiers émigrants. Bien différent d'une extension de l'Angleterre, il s'agissait d'abord d'une rupture avec l'Angleterre, et ainsi fera-t-on une différence d'avec d'autres situations en apparence similaires (le Québec et la France, la diaspora chinoise et la Chine, etc.). Si l'on retrouve dans les fondements de l'Amérique des caractéristiques typiquement anglaises, leur mariage et leur organisation débouchent souvent sur des situations radicalement différentes de celles qu'on trouve dans le Royaume Uni. Il y a en Amérique le refus radical d'une hiérarchie de naissance qui est restée une caractéristique constante et très forte de la société britannique. Il y a ce point moins souvent explicité, et qui nous paraît essentiel : l'esprit légaliste anglo-saxon et son organisation juridique. Ils constituent au Royaume Uni un instrument important et la marque spécifique d'un État-Nation qui n'en demeure pas moins fondé de façon substantielle sur l'histoire, qui sacrifie largement aux contingences his-toriques, qui organise son système politique selon une perception tragique effectivement née d'une constitution trempée pendant plusieurs siècles aux soubresauts de l'histoire. Le Royaume Uni est d'abord une création de l'histoire. Les États-Unis utilisent le même esprit légaliste anglo-saxon, non comme un instrument, mais comme le fondement de leur propre existence : les États-Unis sont nés de la Loi et non de l'Histoire. Ils sont d'abord une création contre l'histoire. La différence n'est pas seulement d'importance, elle est fondamentale.

Depuis la fondation des États-Unis, les relations entre les deux pays sont loin de montrer la proximité que les partisans de l'atlantisme britannique considèrent comme leur caractéristique historique. Jusqu'à la période 1935-1941, c'est au contraire souvent la concurrence, parfois jusqu'à l'affrontement, qui marqua ces rapports. Sans faire des deux premiers conflits de l'Amérique naissante (la guerre d'indépendance de 1776-83 et la guerre de 1812-14) une illustration décisive des relations anglo-américaine, il faut admettre qu'en opposant les États-Unis au Royaume Uni ils montraient effectivement combien les ambitions géoéconomiques de la jeune République faisaient des deux pays des concurrents évidents. Les relations après ces soubresauts initiaux restèrent également chaotiques. Durant la Guerre de Sécession, c'est l'Angleterre qui, en Europe, se montra la plus fondamentalement intéressée par le parti du Sud contre le Nord, aussi bien pour des raisons économiques évidentes qui illustraient également cette concurrence : face au Nord protectionniste (et qui le resterait, sa formule inspirant décisivement les États-Unis après la reddition de Lee àAppomatox, et jusqu'à aujourd'hui dans des domaines essentiels), les Britanniques favorisaient le Sud vendeur du coton si précieux pour l'industrie britannique, et en général le Sud libre-échangiste et ouvert sur le monde au contraire du Nord. Cet épisode, où les Britanniques se trouvaient impliqués de façon bien plus importante que les Français qui soutinrent également ce parti du Sud, montre que le Royaume Uni n'était pas à l'aise avec la structure et les orientations fondamentales des États-Unis, et qu'un démantèlement de cet énorme pays en deux aurait certainement satisfait son goût pour la division de ses concurrents et adversaires.

Winston Churchill à la rencontre de Roosevelt comme s'il allait « rencontrer Dieu »

Il y a un premier tournant, et il est bien connu : la guerre de 1914-18 mit le Royaume Uni dans des conditions financières difficiles, et les puissants États-Unis devinrent son bailleur de fond, c'est-à-dire son créditeur. On ne peut parler à cet égard d'une proximité retrouvée, malgré les discours sur la démocratie, les valeurs communes et le cousinage anglo-saxon dont fut émaillé l'établissement de ces nouvelles relations, mais plutôt d'un changement fondamental des rapports de puissance, au profit des Américains. La suite ne démentit pas cela. A la fin des années mil neuf cent vingt (2), la principale menace de conflit majeur qui pesait sur les relations internationales était une guerre entre les États-Unis et le Royaume Uni. On citera, comme un reflet de l'esprit de l'époque, cette déclaration de l'ancien chef d'état-major impérial, le maréchal Robertson, le 5 décembre 1928 devant l'Union pour la SDN de Londres : « L'Amérique, influencée par ses tendances impérialistes, a évidemment l'intention de continuer quoiqu'il arrive à renforcer sa marine, et ses déclarations officielles sur la question des armements ressemblent fréquemment aux réclamations que nous entendions en Allemagne en 1914. » Cet antagonisme, exprimé si fortement dans les visions géopolitiques de la dimension navale si importante pour les deux pays, alla chez certains bien au-delà de la période : en 1941-42, l'un des principaux arguments de l'U.S. Navy pour plaider la cause dite Pacific First (concentrer toutes les forces américaines d'abord contre le Japon) se trouvait dans le souci de ne pas accorder une aide trop importante au Royaume Uni : « les amiraux doutaient que les intérêts britanniques puissent jamais coïncider avec ceux de l'Amérique, écrit l'historien Mark Perry (3), et ils rappelaient constamment à leurs supérieurs civils l'hostilité traditionnelle de la Grande-Bretagne aux intérêts maritimes de l'Amérique. »

Finalement, cette guerre n'eut pas lieu. La Grande Crise bouleversa le jeu. Le repli des uns et des autres sur leurs propres dimensions, notamment les États-Unis plongés dans la Grande Dépression après le krach de Wall Street, firent de l'essentiel de la décennie trente une sorte de parenthèse dans les relations anglo-américaines. Lorsque celles-ci furent ànouveau activées, le monde avait radicalement changé : le Royaume Uni était le dos au mur, face au danger continental de l'expansionnisme allemand, et ses rapports avec l'Amérique devaient nécessairement changer de forme dès lors qu'un arrangement avec l'Allemagne apparaissait difficile, puis impossible ; d'une ambiguïté extrême où l'option d'un possible affrontement n'était pas la moindre, ces rapports s'étaient transformés en une recherche d'alliance, et bientôt une alliance à tout prix.

Là-dessus intervient un facteur personnel fondamental, qui est sans aucun doute un des aspects intéressants de l'analyse de l'historien John Charmley, qui s'est attaché à cette époque : l'espèce de romantisme, voire de sentimentalité, de Winston Churchill. Premier ministre à partir du début de l'été 1940, Churchill fit du soutien des États-Unis à l'Angleterre la pierre d'angle de sa politique. Cela est évidemment concevable et acceptable, mais ce qui apparaît important se trouve dans ce qui n'était pas nécessaire à l'alliance de guerre, la dimension extra-politique que lui donna aussitôt Churchill : dimension intime et à la fois presque métaphysique, comme si le Royaume Uni n'avait attendu que cette confirmation, par l'alliance de guerre promise à devenir “Grande Alliance”, d'un sentiment latent mais général. Ce n'est absolument pas le cas. (Charmley fait cette remarque à propos de la situation des années mil neuf cent vingt : « [le Premier ministre]Baldwin était si écoeuré des Américains qu'il disait n'avoir plus aucun désir de parler avec eux à nouveau, tandis que son fils spirituel, Neville Chamberlain, approuvait en disant que “la meilleure et la plus prudente des attitudes est de n'attendre rien des Américains, à part des mots” »). Churchill était “possédé”, fasciné par les Américains, et sans doute ce mot de Harry Hopkins, conseiller de Roosevelt, résume-t-il tout : « On aurait dit que Winston était transporté au Ciel pour rencontrer Dieu. » Hopkins parle de cette circonstance où Churchill allait à la rencontre de Roosevelt (pour la première fois), en 1941, pour “signer” la Charte de l'Atlantique (en fait un document assez vague, sans aucune sorte d'engagement, qui ne pouvait en aucun cas impliquer un fondement quelconque de quoi que ce soit, sans valeur de traité ni rien du tout ; pourtant une sorte de document “sacré” pour Churchill, et du côté américain, sans doute rien d'autre que les « mots » dont parle Chamberlain).

Il n'empêche, l'activisme quasi-sentimental de Churchill et sa formidable aura médiatique, l'ambivalence archi-connue de Roosevelt qui, sans jamais s'engager de quelque façon que ce soit, ne démentit jamais rien de ce que lui prêtait Churchill, l'intense propagande de guerre portant sur l'aspect de croisade de la guerre et par conséquent sur l'aspect également sacré des liens unissant les deux alliés, — tout cela tendit àaccréditer l'idée que les thèses churchiliennes avaient un fondement. Les Britanniques le crurent beaucoup plus que les Américains, et sans aucun doute au niveau des élites respectives. Ainsi se créa et se développa une mystique anglo-américaine, dont quelques esprits, qu'on pourrait juger brouillons et exaltés, témoignent encore de notre temps (Lady Thatcher en est le meilleur exemple). C'est un des grands mystères de la psychologie de l'histoire, qu'un peuple si réputé pour son opportunisme intelligent, pour sa capacité de réalisme, d'adaptation aux choses selon ses intérêts, sa vision froide et calculée du monde, son absence de scrupule inutile, ait ainsi succombé pendant si longtemps à une présentation dialectique et médiatique extrêmement peu élaborée, prétendant décrire des relations sacrées et d'au-delà de l'histoire, et le plus souvent démentie par les faits les plus courants, par des rebuffades, par des promesses non tenues, et portant sur un peuple (l'américain) considéré en général de façon assez méprisante et peu amène par les mêmes Britanniques ; c'est un des grands mystères de la psychologie de l'histoire, en d'autres mots plus cruels, que les Britanniques se soient montrés, à l'image de Churchill, sentimentaux comme des midinettes, et souvent trompés comme peut l'être une midinette avec ses illusions à quatre sous, pendant un demi-siècle.

L'illusion anglaise : la manipulation de la politique américaine

Ce que montre Charmley avec aisance, car le cas est manifeste, c'est combien les Anglais perdirent beaucoup et gagnèrent peu dans cette Grande Alliance dont ils attendaient rien de moins que la survie de l'Empire. C'était en effet le but poursuivi, ce qui semblait donner un socle rationnel au choix britannique. A côté du sentimentalisme de Churchill, qui utilisait également cet argument de la sauvegarde de l'empire, les experts du Foreign Office alignaient les raisons objectives qui justifiaient le complet alignement britannique sur les Américains ; ils le faisaient alors que leur chef, Anthony Eden, montrait un très grand scepticisme à cet égard (c'est une des qualités de l'oeuvre de Charmley, de contribuer à réhabiliter dans ce cas le sens politique de Eden, par opposition à l'emportement sentimental de Churchill).

Ainsi les experts donnèrent-ils a rationale, comme on dit, à leur politique pro-américaine. Cas assez classique : chercher àtrouver, après coup, des raisons rationnelles à une politique imposée au départ de façon arbitraire et irrationnelle. L'essentiel de la “croyance” soi-disant rationnelle des experts britanniques est résumé dans une note du Foreign Office, datant de 1944, et que cite John Charmley : « La politique constante du Royaume-Uni de tenter d'empêcher une puissance d'assurer sa prédominance était suspendue dans le cas de l'Amérique : “Notre but ne doit pas être d'affirmer notre puissance pour tenter d'équilibrer celle de l'Amérique, mais d'utiliser la puissance de l'Amérique pour des buts que nous jugeons bénéfiques [pour nous]“. La politique britannique devrait être d'aider à conduire “cet énorme bateau, les États-Unis, vers un port qui nous convienne”. » Le but principal était alors, comme Churchill ne cessait de l'affirmer en tentant à son tour d'habiller de rationalité son penchant sentimental de fascination, d'utiliser la puissance de l'Amérique essentiellement pour sauvegarder l'Empire. Aussitôt, le résultat fut à l'inverse, et il est évidemment avéré depuis que le rôle des Américains dans la désintégration de l'Empire britannique fut non seulement important, mais quasiment essentiel. Charmley le rappelle sans cesse, les Américains suivaient leurs propres intérêts, et non ceux du Royaume Uni, et parmi ceux-ci il y avait le démantèlement de l'empire britannique.

En effet la litanie des aspects “objectivement” négatifs de la Grande Alliance pour le Royaume Uni est sans fin, tandis qu'il n'y a guère d'aspect positif dont on puisse aisément démontrer qu'il aurait été aussi bien obtenu, avec le Royaume Uni suivant une politique complètement différente.

Eden pensait que les Britanniques auraient dû s'inspirer de De Gaulle

Quels sont les grands axes de ces capitulations britanniques vis-à-vis de l'allié américain, outre l'essentiel qu'on a vu, qui est l'accélération de la désintégration de l'empire ? On en citera cinq principalement, qui ont valeur d'exemple plus que limitative.

• Le Royaume Uni s'effaça complètement, au niveau de la perception médiatique, pendant la Deuxième guerre mondiale, contribuant puissamment au mythe selon lequel l'Amérique a, quasiment à elle seule, remporté ce conflit (et, par conséquent, sauvé la civilisation et justifié a priori, par le magistère moral, son rôle dirigeant de l'après-guerre) ; cet effacement impliqua également un acquiescement complet à la stratégie américaine, et fit dès l'origine du Royaume Uni un “sujet” des États-Unis. En s'attachant aux aspects qui comptent, qui sont les conditions de la guerre, on découvre que l'aide militaire américaine n'eut pas une influence décisive sur la position anglaise (4). Au niveau des effectifs, Charmley rappelle opportunément que, jusqu'au 6 juin 1944 et la campagne de France, les effectifs britanniques étaient constamment supérieurs aux effectifs américains sur tous les théâtres occidentaux. La campagne aérienne stratégique anglaise contre l'Allemagne fut comparable en intensité à celle des États-Unis.

• Charmley décrit en détails ce que fut, en 1945, la capitulation britannique devant les exigences américaines en matière de monnaie et d'organisation financière, et qui ôta au Royaume Uni l'un des principaux instruments de sa puissance. Le fameux économiste John Meynard Keynes, « blême de rage », faillit démissionner durant ces négociations, tant la position britannique représentait une capitulation. Un officiel du Trésor britannique, cité par Charmley, décrivait l'attitude américaine : « Si j'étais un Américain tentant délibérément de détruire l'avenir financier et économique du Royaume Uni, je n'agirais pas différemment. » Le porte-parole conservateur de l'époque, Oliver Stanley, décrivit le sentiment d'humiliation britannique : « Aussi étrange que cela paraisse, nous sommes assis aujourd'hui comme représentants d'un peuple victorieux, discutant des conséquences économiques de la victoire. Si un visiteur de Mars arrivait à Londres et, possibilité fort improbable, s'il obtenait un droit d'entrée à la Gallery, on lui pardonnerait aisément de croire qu'il assiste à une réunion des représentants d'un peuple vaincu discutant des conditions économiques imposées par la défaite. »

• Les rapports technologiques entre les USA et le Royaume Uni, surtout au niveau aéronautique, furent très largement marqués par des transferts britanniques à destination des États-Unis, souvent dans des conditions contestables du point de vue britannique. Aujourd'hui, la coopération européenne que recherche le Royaume Uni se heurte notamment (pour la coopération avec les Français sur les avions de combat) à des restrictions fondamentales imposées par les Américains sur la technologie furtive, et acceptées par les ministres de la défense conservateurs au début des années mil neuf cent quatre-vingt-dix. Le paradoxe de cette situation est mis en lumière par des évaluations de spécialistes français : les Britanniques auraient transféré bien plus de composants de la technologie furtive vers les États-Unis que le contraire, et ils ne peuvent aujourd'hui en disposer pour une coopération qui leur est vitale.

• Au niveau du renseignement, comme dans celui des technologies, les Britanniques se lièrent aux Américains d'une façon qui servit essentiellement aux intérêts américains. Cela subsiste largement aujourd'hui (il suffit de citer la présence d'une station de la NSA américaine du réseau Echelon installées au Royaume Uni, dont la tâche est l'écoute systématique des communications, notamment britanniques, pour le compte des États-Unis).

• A cause de l'hypothèque des relations avec les USA, le Royaume Uni a connu depuis 1945 une incapacité quasi-organique de juger de la question européenne en fonction de ses seuls intérêts. Les partisans anglais de l'alliance américaine considérèrent leur politique européenne comme un moyen de torpiller un processus qui porterait préjudice à l'atlantisme ; les adversaires de ces relations (comme Charmley) considérèrent au contraire l'insistance américaine pour que le Royaume Uni entre dans l'Europe, et y virent une tentative américaine de porter le dernier coup à la souveraineté britannique. Dans les deux cas, les Britanniques furent “anti-européens” par rapport à leurs liens avec les États-Unis, nullement en fonction d'une analyse purement nationale.

Pour achever de tracer l'histoire de ces étranges special relationships, cette remarque de Charmley, donnée en conclusion de son étude, suffit à résumer tout, en signalant l'essentiel : « Quand il fut accusé par Churchill en novembre 1942 d'être entêté et sans reconnaissance vis-à-vis des alliés auxquels il devait tout, le grand Français [de Gaulle] répondit que c'était précisément parce qu'il n'avait rien sauf son indépendance et son intégrité qu'il affirmait l'une et l'autre si souvent. Eden eut bien raison de se demander si les Britanniques n'auraient pas pu tirer de fructueuses leçons du comportement de De Gaulle »

@NOTES = (1) Successivement : “Chamberlain and the Lost Peace” (1989), “Churchill : the End of Glory” (1993), “Churchill's Grand Alliance” (1996).

@NOTES = (2) Voir notre Analyse, dd&e Vol13, n<198>09.

@NOTES = (3) Mark Perry, “Four Stars”.

@NOTES = (4) Les principales livraisons américaines (Land-Lease) portent sur l'aviation (38.000 avions) et sur les porte-avions d'escorte (40). Ces livraisons n'influencèrent pas fondamentalement l'instrument de la stratégie anglaise. A part l'année 1941 où le Royaume Uni fut en difficulté et utilisa en première ligne du matériel américain dans des proportions importantes (chasseur P-40, bombardier léger Boston), le matériel de première ligne, celui de la grande stratégie, resta constamment anglais (bombardiers lourds Lancaster, Hallifax, Stirling, chasseurs et chasseurs-bombardiers Spitfire, Typhoon, Tempest, Mosquito). Les avions américains servirent surtout aux tâches secondaires (entraînement, transport, lutte anti-sous-marine, garde-côte, etc.), tandis que les porte-avions, de petit tonnage, effectuaient des missions d'escorte. Dans le sens contraire, et essentiellement au niveau qualitatif, les Britanniques livrèrent aux Américains des matériels essentiels : la technologie du radar, le moteur Rolls Royce/Packard qui permit au P-51 Mustang d'être le meilleur chasseur de la guerre et de sauver l'offensive aérienne stratégique US du désastre, le premier moteur à réaction allié qui propulsa les premiers chasseurs américains à réaction (P-59 et P-80).