Critique de la critique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Critique de la critique

11 juin 2016 – Je suis sûr qu’Orlov me pardonnera. Ce n’est pas vraiment l’habitude de prendre à parti un chroniqueur, d’en faire ma “tête de Turc” pour une chronique ; encore l’expression “prendre à parti” est très exagéré, ainsi que celle de “tête de Turc”, pour un Russe de si belle eau. Disons que je me sers d’une critique tactiquement justifiée (d’Orlov) et une critique d’humeur sur le ton sarcastique qui le caractérise (Orlov), pour répondre à tout un courant de critique et surtout de désappointement qui a suivi les élections européennes, et qu’il (Orlov) exprime effectivement et avec talent.

Étant Français (on dit que cela se soigne, mais avec grande difficultés), j’ai été particulièrement sensible à cette réaction d’un certain désappointement de ceux qui attendaient un “raz-de-marée” populiste et qui n’ont eu que la grande marée annoncée. C’est particulièrement sensible en France où un histrion minable et absolument quelconque, qui annonce que s’il est battu ce sera une catastrophe, arrive à faire gober à toute sa troupe servile de lèche-bottes qui font profession de commenter les événements du monde en léchant les bottes du nabot déguisé en géant, que cette défaite crainte et dénoncée comme une catastrophe est après tout une victoire extraordinaire qui assure sa réélection pour 2022. Il n’y a pas à s’étonner d’une telle indignité du jugement, d’une telle distorsion du commentaire : ce n’est pas la faute des “foules endoctrinées” que dénoncent si souvent les extrémistes de la critique nihiliste de la crise, mais le travail de la cohorte de commentateurs-zombies qui s’agitent sous les caméras de télévision

Au contraire de vilipender le peuple, les citoyens, les endormis, au contraire je les trouve incroyablement rétifs malgré tout ce qu’on leur serine chaque jour, chaque heure, chaque minute. Ceux qui disent “c’est 1984”ou “c’est Fahrenheit 451”n’ont pas lu le bouquin d’Orwell ni celui de Bradbury : on n’y trouve pas d’opposition, de révoltés, il y a une foule d’abrutis hallucinés avec un seul rétif ou peut-être deux, ou peut-être quelques-uns qui comprennent secrètement ou confusément l’affreuse situation, mais de toutes les façons ils sont battus d’avance et ne réagissent que d’une façon désespérée, comme des sans-espoir de la fin du monde.

D’une façon très différente, dans la vérité-de-situationde notre crise il y a un intense désordre où les sentiments les plus divers, – peur, angoisse, révolte, haine, fureur, soumission, etc., – s’expriment avec une force considérable ; et où, je le répète, la trouille, sinon la panique, et même la paralysie terrifiée se trouvent du côté des oppresseurs, – comprend-on cela, à la fin ! Comprend-on qu’aller faire les Gilets-Jaunes chaque semaine six mois de suite pour se faire cogner par les flics du Système, en une riposte d’une haute intelligence de nos maîtres-manœuvriers, ce n’est pas se conduire en zombie-consentants, enfin !

Je vais prendre telle et telle citations d’Orlov, mais je le répète, qu’on n’y voit aucune critique d’Orlov ; son talent est grand et je comprends la sorte de réaction qu’il exprime, aussi est-ce quasiment une marque de respect si je le prends comme référence, parce qu’il exprime si bien ce que je veux mettre en question tout en ne condamnant pas ceux qui s’expriment de la sorte. Juste un peu d’agacement, parfois, ici ou là, votre serviteur n’étant pas étranger à l’exaspération…

D’abord, il y a les illusions du passé par rapport au désordre du vide actuel… C’est-à-dire l’état du Système, tel qu’il fut et la façon dont il a évolué.

• J’aime beaucoup Orlov, mais je diverge de ses observations lorsqu’il est conduit, pour mieux décrire l’absurdité baroque de la situation, à penser par contraste que les partis d’antan étaient de ces temples presqu’“austères” de la réflexion politique, – je veux dire, lorsqu’on pense aux combines des “rad-soc” français, à la corruption dès l’origine des partis US, au caporalisme hyper-aligné des délibérations du Politburoet autres partis uniques, etc., et exemples sans fin« Par le passé, les partis politiques étaient fondés sur une idéologie qui leur permettait de formuler des programmes et des plans d’action. Toutes ces choses étaient discutées au cours de débats au sein des partis et de polémiques entre partis dans la presse. Il s’agissait d’institutions durables, souvent à la limite de l’austère, qui ont persisté pendant des décennies… […] Les fêtes sociales, d’autre part, étaient des occasions joyeuses où les gens se réunissaient pour essayer de s’impressionner mutuellement par leur esprit, leur style, leur sens de la mode et leurs connaissances… » 

• Comme il le dit des partis traditionnels qui ont si mal figuré dans ces élections européennes, il n’y a rien de bien nouveau. Ils pensent n’importe quoi dans les limites imposées puisqu’il ne s’agit que de se distribuer places et prébendes, et ils croient que l’Europe existe, ce qui est une des glissades intellectuelles les plus pratiques, une sorte de mille-feuilles de la pensée unique des derniers trois-quarts de siècles pour éviter de s’aventurer en territoire dangereux, en débitant sans risque une multitude de lieux communs qui satisfont la conversationSystème tout en vous donnant fort belle allure. Alors l’on poursuit sur la même pente et l’on se plante parce qu’entretemps les temps ont changé…

« Les partis libéraux et centristes traditionnels ont perdu surtout parce qu’ils sont perdus depuis le début, coincés dans un pays fantasque de poneys volants et de licornes aux pets arc-en-ciel. Ils continuent de penser que la conception originale d’une Europe unie est encore exactement ce qu’il faut, à l’exception peut-être de quelques ajustements. »

Ensuite, vient la description des élections européennes, particulièrement dans le chef des partis dits “populistes”, dont tout le monde attendait beaucoup, – ceux-là qui constituent « la moitié [de ces] partis politiques qui ont participé à ces élections[, qui] n’existaient pas il y a cinq ans. »

Appréciant ces divers pays et partis, Orlov a des jugements de bon sens, essentiellement sur leur éclatement, leur diversité, leurs différences de conceptions, leur incapacité somme toute de s’organiser en un front commun capable d’investir le pouvoir, ou disons de jouer un rôle conséquent, notamment dans ce Parlement Européen… 

« La Ligue du Nord en Italie a commencé comme parti séparatiste mais veut maintenant jouer un rôle dans le populisme paneuropéen. Bon nombre d’entre eux ont des orientations idéologiques si confuses qu’elles peuvent paraître schizophréniques : le parti hongrois Fidesz  est anti-communiste mais prosocialiste, contre la centralisation européenne mais pour une Europe unie, contre l’égalité de traitement mais pour la discipline financière allemande et, bien sûr, pour plus d’argent pour Bruxelles et pour une OTAN plus forte. […]
» Voici une carte électorale de l’Europe. Pouvez-vous voir comment cet endroit peut être gouverné sur la base des préférences du fol assemblage de ces partis ? Pouvez-vous voir quelque chose de particulièrement uni à ce sujet, d’un point de vue politique ? Certainement pas moi… »

Après diverses considérations toutes fondées, qu’on retrouve sous la plume des commentateurs antiSystème les plus réalistes, et qui tiennent à prendre leurs distances de l’espèce d’ivresse qui avait envahi certains esprits avant ces élections, au gré des sondages, on choisira cette phrase qui résume tout, qui conclut la réflexion, qui permet enfin d’embrasser l’essentiel :

« Il semble y avoir une seule chose qui les unit tous, c’est l’opposition à la pensée rationnelle. »

Pour Orlov, l’affaire est tranchée et les hypothèses sur l’avenir s’imposent, elles deviennent bien entendu farfelues et ironiques comme son esprit l’incline à traduire la mesure de ce qu’il juge être la situation : « Pour voir où va l’Europe, nous devrions regarder l’Ukraine », « En attendant, continuez à faire la fête jusqu’à ce que vous tombiez, parce que c’est ça la démocratie ».

Nul ne peut véritablement démentir ces divers propos, effectivement si l’on s’en tient à « la pensée rationnelle ». Je pense justement que « la pensée rationnelle » ne suffit plus du tout, si tant est qu’on puisse encore lui faire encore confiance. A « la pensée rationnelle », il m’arrive régulièrement d’opposer la “raison-subvertie” comme l’on sait, c’est-à-dire d’observer que notre « pensée rationnelle » générale, utilisée pour comprendre le monde, s’est gravement détérioré sous les coups de la subversion et qu’elle estdésormais absolument incapable de comprendre le monde puisqu’elle est trompée par le monde tel qu’il est devenu. Il ne sert donc à rien de développer des schémas rationnels et d’offrir des objectifs et des buts qui le soient également, non plus que de se désoler parce qu’un tel ou un tel mouvement, qu’on jugeait antiSystème, s’avère incapable de s’organiser à l’intérieur du Système car c’est le seul espace d’évolution du pouvoir actuellement selon « la pensée rationnelle ». S’il le fait, il s’organisera selon une « pensée rationnelle » qui deviendra automatiquement subvertie par le Système, et donc “raison-subvertie” puisqu’évoluant dans le cadre du Système.

Je ne peux m’inscrire en aucune façon dans cette critique, parce que je n’en accepte ni les règles, ni les prémisses. Je n’attends certainement pas des partis populistes qu’ils s’organisent en un front général, rationnellement structuré, pour s’attaquer à la prise du pouvoir, – au Parlement Européen, puis à la Commission, etc. Cette idée, si on la pèse bien et si on la considère honnêtement, est complètement absurde. Ils ne sont là que pour attaquer, encore attaquer, toujours attaquer, sans autre mission que celle de détruire, – absolument, “Delenda Est Systemum.

… Par conséquent, la phrase d’Orlov, même si elle est juste “rationnellement”, n’a pas de raison d’être, ici et maintenant, et doit se lire comme ceci, et sous la forme d’un constat d’approbation : « Il semble y avoir une seule chose qui les unit tous, c’est l’opposition[au Système]. »

Quand je considère ce qu’étaient la politique, le révérence bienpensante devant l’Europe, la timidité des partis contestataires, la puissance religieuse de la bienpensance, l’allant-de-soi de l’inutilité de discuter de l’évidence de l’Europe il y a quinze ans, vingt ans, trente ans, et que j’observe à quel champs de ruine pour les entreprises européennes aboutissent les élections du même qualificatif, je me dis que de formidables progrès ont été accomplis. Je suis incapable de vous dire pour quel but précis, pour quelle structure, pour quelle conception ces progrès, puisque mon seul mot d’ordre est celui du vieux Caton postmodernisé.

On pourra me dire, enfonçant une porte largement ouverte, qu’il n’est pas constructif de n’avoir pour but que de détruire. Je répondrai que oui, sauf lorsque ce que vous voulez détruire est l’entité qui, d’une façon affichée, sans vergogne, sans hésitation, montre sa volonté absolument sans faille de détruire le monde. Alors, l’heure n’est pas à tenter de comprendre ce qui se passe et de dessiner ce qui va suivre, mais d’observer et de pousser ce qui peut l’être.