Comptabilité du trou noir

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Comptabilité du trou noir

L’un des leaders du mouvement des “réformateurs” du Pentagone, Winslow Wheeler, s’est récemment livré à un exercice de comptabilité (voir sur le site du Center of Defense Information [CDI], le 30 août 2010). Wheeler observe qu’entre 1998 et 2010, le budget officiel du Pentagone est passé de $361 milliards à $697 milliards, qu’un peu plus de $1.000 milliards des sommes dépensées dans ce laps de temps l’ont été pour l’équipement, et que, pendant ce laps de temps et sur ce fastueux coussin de dollars, l’USAF a perdu 33% de ses effectifs (de 108 escadrons de combat à 72) et l’U.S. Navy 14% (de 333 navires de combat “de haute mer” à 287), tandis que l’U.S. Army augmentait péniblement ses effectifs de 7%.

@PAYANT On doit noter que ces chiffres sont très modestes dans leur réalité opérationnelle, du type minimum minimorum. La justification essentielle de cette remarque est que le véritable budget du DoD, à cause des multiples filières de dissimulation bureaucratique, doit être fixé autour de $450 milliards en 1998, et autour de $1.200 milliards en 2010. Il y aurait donc eu plutôt une augmentation proche du triplement en douze ans, avec les résultats qu’on voit dans le volume effectif des forces. Un autre aspect est le caractère exponentiel de l’augmentation du gaspillage (l’augmentation budgétaire dans les dernières années de la période considérée et l’augmentation exponentielle de la dégradation des capacités des forces, – ainsi pour l’USAF, qui était à 10%-12% en-dessous de ses capacités de 1998 en 2006-2007, et qui est à moins 33% aujourd’hui).

Nous observons ensuite que le chiffre de 1998 est le plus bas de la décennie des années 1990, c’est-à-dire le fond du “trou” de l’évolution du budget militaire qu’a constitué, pour les idéologues conservateurs et interventionnistes, la décennie Clinton. C’est en effet l’essentiel d la narrative à ce propos, telle qu’elle a évolué dans les premières années du mandat Bush, parallèlement aux arguments de la “nécessité idéologique” de la “Grande Guerre” (contre le terrorisme et, plus généralement, contre la terreur, – ou GWOT, pour Great War On Terror). Il s’agissait alors de réclamer une augmentation massive du budget de la défense que l’administration Clinton avait, selon cette même narrative, complètement fracassé et réduit, à l’image des conceptions de type-apeasment prêtées aux démocrates. (Pourtant, l’attaque de la Serbie et du Kosovo de mars 1999 n’était pas vraiment l’archétype de l’“apaisement” à-la-Chamberlain qu’on reprochait dans un langage historique fleuri à l’administration Clinton. Tout cela fait partie des convenances du langage de la communication qui a bâti de toutes pièces les situations de la sécurité nationale aux USA.)

Lorsqu’on en vient aux chiffres bruts, tels que les affectionne Wheeler, le résultat est absolument stupéfiant : en douze ans, un budget peut-être triplé et des capacités réduites d’un tiers pour l’USAF, d’un septième pour la Navy, et à peine augmenté (de même pas un dixième) pour l’U.S. Army. Ce sont évidemment les chiffres de l’USAF et de la Navy qui sont les plus impressionnants, d’autant plus qu’ils concernent les deux grandes forces de la structure stratégique de la puissance militaire US. (Pour l’U.S. Army et les forces terrestres en général, la situation est beaucoup plus floue à cause de l’appel plus ou moins important à des forces “supplétives”, de type mercenaires, avec la sollicitation vers des sociétés privées, etc.) L’argument de la multiplication des capacités à nombre égal grâce à l’arrivée de systèmes modernes est extrêmement contestable sinon nul, et d’ailleurs de moins en moins avancé, parce que d’une part il y a eu très peu de “systèmes modernes” entrés en service durant la période considérée, notamment et d’autre part parce que les “systèmes modernes” (type JSF) rencontrent énormément de difficultés dans leur développement, difficultés qui réduisent à néant l’argument puisqu’elles sont l’illustration justement d’une dégradation accélérée durant le développement des capacités promises.

Cette situation est extrêmement délicate pour l’aviation et la marine, qui sont des forces qu’on ne peut renforcer ou auxquelles on ne peut suppléer par des appels à quelques structures mercenaires ou privées. Elles dépendent trop de matériels sophistiqués et avancés, et concernent des missions d’un très haut niveau stratégique qui ne peuvent être confiées à des supplétifs. Le résultat de l’évolution des forces armées qu’expose Wheeler montre donc une très grande dégradation des structures stratégiques de la puissance US, qui plus est avec des forces placées devant des problèmes urgents de rééquipement, avec des menaces et des contraintes budgétaires d’un poids formidables (les avions ravitailleurs pour l’USAF, le JSF pour l’USAF et la Navy).

Ces constats n’impliquent nullement une situation stratégique dangereuse pour les USA, essentiellement parce que la situation générale du monde et des relations internationales implique, elle, une défensive générale devant la montée du désordre de forces incontrôlées sans fortes structures stratégiques et militaires, et devant les crises eschatologiques (crise climatique, crise des ressources, etc.). Ce qui est alors essentiellement en jeu, c’est la solidité structurelle de ces forces stratégiques qui assurent l’ossature du réseau de domination des USA dans le monde. Il s’agit plus d’une question de présence, d’une capacité de pression opérationnelle, d’une capacité de mouvement rapide, etc., dans des zones très lointaines, que de capacités de combat proprement dites, pour de réels engagements.

La question générale qui se pose est de savoir si l’ensemble systémique du Pentagone, ce système fonctionnant quasiment en mode autonome et hors du contrôle humain effectif, est encore capable de montrer assez de cohésion pour mener à bien des projets d’équipement stratégique majeur, et, par conséquent, de poursuivre l’entretien à bon niveau de la structure stratégique en question. Nous parlons bien de “capacité de cohésion” beaucoup plus que de moyens budgétaires puisque, de ce côté, comme on le voit, rien n’a été refusé au Pentagone, – ce qui pourrait changer dans les années à venir et aggraverait d’autant le problème qu’on soulève ici. Ces “capacités de cohésion” impliquent effectivement une structure bureaucratique et technologique en état de fonctionnement dans un sens constructif. Nul ne peut dire que la structure technogique-bureaucratique (“technocratique”), que le système “anthropotechnocratique” qu'est le Pentagone, ne sont pas en état de fonctionnement, bien au contraire. La question qui se pose désormais ouvertement, – aussi bien dans l’évolution que mesure Wheeler que dans de nombreuses réflexions publiques, – c’est de savoir si ce fonctionnement n’est pas tout entier tourné dans un sens destructeur, ou auto-destructeur dans ce cas. On connaît notre réponse à cette question et nous ajouterons que cette réponse (positive bien entendu : le fonctionnement du système est destructeur) est valable depuis plusieurs années, sinon “de nombreuses années”, et que c’est la conclusion que nous tirons des constats de Wheeler qui portent justement sur une période de temps déjà bien marquée (de 1998 à 2010).

 

Mise en ligne le 6 septembre 2010 à 04H25

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