Collision spatio-temporelle

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Collision spatio-temporelle

Collision. C’est ce que j’ai ressenti à la lecture de l’extrait qui suit.

Collision et convergences (d’intuitions) entre ce que Maurice Chappaz écrit dans le Paris de mai 68 et les derniers écrits de dedefensa.org depuis cet été, et tout spécialement avec le dernier article en date sur le mouvement Occupy Wall Street comme dernière mouture de systèmes antiSystème. On y trouve – par delà le temps et les contextes conjoncturels – nombres d’ingrédients étonnements proches quant à l’essentiel.

Dans les lignes de Maurice Chappaz, on y trouve bien sûr, préalable indispensable, la position antimoderne («un élément de dégoût que tu ne peux imaginer : (…) cette propagande, cette réclame pour l’englobant industriel, le “progrès” carrément détachés de l’humain»). On y trouve la surpuissance et l’autodestruction ramassée en un mot ! («la Surmort»). On y trouve la tactique d’inconnaissance, comme moyen de ne pas se faire neutraliser par le système, encore minuscule à l’époque («Je crois avoir compris la métamorphose. Je ne jetterai pas un pavé. (…) Je me retire en silence. (…) L’action deviendra partout de plus en plus négative jusqu’à ce qu’on puisse de nouveau respirer (…) C’est pourquoi je n’ai aucune opinion (…) c’est pourquoi je pourrais trinquer avec n’importe lequel des mes adversaires.»). On y trouve la colère générale contre cette contre-civilisation comme courant de fond des événements («nous sommes justement enragés»), et l’absence de buts clairement définis. On y trouve la non organisation et la spontanéité du mouvement de révolte, («>les improvisateurs les plus forts – je ne les appelle pas “chefs” : on a un événement à rouler sur une pente comme nos blocs, nos grosses boule de neige») et on y trouve l’emprunt de voies autres que celle de la raison comme seule possibilité d’expression de cette révolte («d’autres failles, d’autres surprises et qui se produiront irrationnellement et non selon les voies pratiques»). On y trouve enfin l’accentuation de la pente naturelle du Système à l’autodestruction comme (seul) mode opératoire («On ne parvient peut-être qu’à se secouer ce qui tremble déjà»).

Oubliez la date du texte, oubliez le contexte politique (gouvernement de Gaulle), oubliez le contexte social (libéralisation sexuelle). Et lisez-là pour ce qu’elle est : une réflexion sur notre Contre-Civilisation de la plus brûlante actualité, à mettre absolument en parallèle (bis repetita) avec L’“automne américain” souffle sur Wall Street.

Avec le recul de cette voix qui nous parvient par delà quarante années, son langage fleuri et ramassé, c’est aussi remontant qu’un bon whisky tourbé composé des meilleures eaux.

Tenez, j’en ai remis du Bruce Springsteen pour la recopier ! Puisse cela être ma manière de me tenir à côté de ceux du pont de Brooklyn.

(Un dernier mot sur l’extrait. Il est tiré de la correspondance entre Maurice Chappaz, alors âgé de 52 ans, devenu poète dans les années trente puis auteur confirmé, et Jean-Marc Lovay, ami des fils du premier et auteur en devenir, âgé de 20 ans tout juste et lancé sur les routes d’Afghanistan, et d’Inde et du Tibet. Ah oui, tous deux viennent du Valais et sont de grands amoureux des montagnes et du grand air. La correspondance est parue aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, Lausanne, 1970, sous le titre La tentation de l’Orient. L’extrait recopié ici est tiré de l’édition de 1988 parue chez Favre. C’est la deuxième lettre de l’ouvrage).


Occupy Wall Street. En direct de mai 68, par Maurice Chappaz

« Paris, mai 1968, rue Froidevaux

» Mon cher Jean-Marc

» J’habite chez un ami, en face de la casbah des morts, le cimetière de Montparnasse.

» Toi, tu as du traverser ce vide, ce gris poussiéreux, irréel, ce no man’s land dont tu m’avais parlé, de vingt-cinq kilomètre, tout seul à pied entre l’Iran et l’Afghanistan, et tu as du boire le premier thé hiératiquement dans l’absurde douane, chez les étrangers en uniforme, tous sélects et sales.

(…)

» C’est étrange.

» C’est le no man’s land [ici] aussi. Imagine une grande place à Paris près du Lion Denfert. Il y a des arbres verts : je me récite même des poèmes. La place s’ouvre en carrefours. Et les missionnaires viennent, les fourmis, les bacilles. Deux à trois milles missionnaires : ce sont les étudiants. Les Sorbonnes dégorgent. La place se remplit en plusieurs heures comme une grande bouteille, comme les « chinois » du thé ! Petits groupes de quatre, de cinq, de dix ; des centaines, des centaines de meetingues-dialogues. Un type jette une idée, la développe, interpelle, enchaîne, un autre attrape, objecte, contredit. Si un intellect faiblit une tête fait la balle en avant. Le débat est relancé, sans arrêt, comme dans les séminaires ou les longs interrogatoires de la Sûreté. A l’examen ? Deux choses : refaire la société la théorie ; ficher en bas le gouvernement au plus vite, la pratique.

» La culture gargouille.

» Vers les six heures du soir les improvisateurs les plus forts (je ne les appelle pas “chefs” : on a un événement à rouler sur une pente comme nos blocs, nos grosses boule de neige), les improvisateurs, les grands pâtissiers de foule montent sur le Lion, enfourchent le Lion. Ils interrogent, lancent les défis. Quel boulevard va descendre le cortège ? Place d’Italie, les quartiers ouvriers, ou la Sorbonne ?

» Et la liturgie des cris ! Pas question que la police les déçoive en restant tranquille.

» Tu me diras : que m’importe ? Je refuse de m’intégrer.

» Eh bien c’est le grand refus de s’intégrer. Et je ne l’aurais jamais cru. J’ai localisé le pouvoir réel, brutal dans l’économie et vu les velléités, les complicités, les mensonges, le blanc qui devient noir dans les partis politiques, tous les partis. Et le social a comporté pour moi un élément de dégoût que tu ne peux imaginer : le nazisme. Le commercial totalitaire le ressuce en lui : cette tuerie d’arbres, de phoques, cet empoisonnement de l’air, des eaux, ces massacres divers et cette propagande, cette réclame pour l’englobant industriel, le « progrès » carrément détachés de l’humain. Les vrais parasites modernes ne sont pas les clochards, les beatniks, mais justement les activistes de la construction inutile, du gaspillage des sources et des ressources, spéculateurs, menteurs en tous produits et appétits. Nous connaissons aussi ces volontés de puissance à l’œil parfois très intelligent de Surmorts, qui délèguent aux fonctions publiques les bureaucrates, des types, des espèces de chauves graisseux moins costaux qu’eux-mêmes. Les Surmorts ont besoin d’otages, de médiocres qui limitent toujours un pays aux affaires.

» Pardonne-moi, nul ne peut comprendre facilement (et pourtant !) pourquoi je sens le nazisme et je me frotte les mains du trou dans la “civilisation”. L’entrepreneur Hitler, l’épicier Staline du coin ont perdu leur société, le caporal Coca-Cola est foutu. Il y a un conglomérat colonel-homme d’affaires-théologien qui est percé comme un bidon. Mais attention, je ne me place pas sur un terrain de luttes politiques, mes sympathies ou mes antipathies iraient d’ailleurs aussi bien à ce qui peut être à gauche ou à droite.

» Camarades, on n’a encore rien inventé de mieux que le travail manuel des couvents !

J’ai senti le nazisme politique avant de sentir dans l’humain le nazisme économique. C’était de mes quinze ans à mes trente ans. En sourdine ici mais pas du tout dans l’imaginaire. Les propos valorisant les Nabots étaient monnaie courante. Leurs doctrines teintaient les nôtres. Tu étais compris à travers une mentalité, une morale, un fétichisme. Par la suite, le boutiquier-parfumeur veut qu’on pense boutiquier-parfumeur et fout à la porte Quinodoz parce qu’il apprend qu’il poursuit des études de musique au Conservatoire, hors de son local d’emballage (Genève, 1954). Les actes officiels et sournois du temps de la guerre sont d’ailleurs toujours celés. Les réfugiés étranglés en silence ? Que la jeunesse ne sache rien ! Je n’allonge pas : mais l’insuffisance, la lettre qui tue aussi des religions, passives, aux doctrines qui se dessèchent, sans le plus petit aboi d’un prophète ! Chez nous ?

» L’odeur des camps et l’odeur du progrès se ressemblent.

» On est passé de l’un à l’autre sans vouloir comprendre. Les libertés sont là mais rongées par la robotisation.

» Pour la première fois la faille, la surprise qui annonceront d’autres failles, d’autres surprises et qui se produiront irrationnellement et non selon les voies pratiques.

» On ne parvient peut-être qu’à se secouer ce qui tremble déjà : il ne reste qu’à méditer dans l’intervalle. J’ai détesté cette fausse société dite moderne (et qui est aussi archaïque que technique). Je n’ai jamais été purement conservateur. J’ai aimé avec tendresse les grandes victimes, les vieux royaumes paysans moulus par les guerres puis assassinés par le jeu des artifices et des concurrences strictement déloyales. Mais l’avenir, j’y crois, dans le sens, dans la direction d’une vérité intérieure. Que la lumière soit ! Que la ville signifie l’esprit !

» Je sais comme l’autres fois (Londres 1940), Paris mai 1968) que l’ignoble petit Hitler voyageur de commerce, petit SS destructeur du vivant, sera battu.

» Je passe la nuit à t’écrire, Je suis chez un type de mon adolescence, Georges il y a longtemps surnommé Queue-de-chat-bleu. On tousse, on crache sans arrêt. C’est qu’il y a une heure on a été balourdement cernés dans un café du boulevard Montparnasse, enfumés par les milices par toutes les fentes. Il fallait casser la devanture à coup de chaise pour bondir. C’était le nuage blanc. La porte bouclée par le gérant s’est ouverte, un vol de grenades à gaz a bousculé directement le local. Je les vois grésiller sur les tables. Les policiers n’ont pas pu ou voulu nous cueillir tous.

» On s’enfuyait.

» Queue-de-chat-bleu a disparu.

» J’ai salué un drapeau noir.

(…)

» Tu m’as posé une fois cette question : comment c’était, pour

vous, écrire ? C’est-à-dire comment les poèmes ont jailli ? (…)

» L’écriture pour moi, l’écriture pour toute la vie après une formation mythique chez les Pères, c’était une chose qui naissait dans l’affolement, dans l’interrogation de moi-même, dans la peur ressentie parce que tu perds pieds vis-à-vis de ce monde extérieur qui t’oppresse de toutes ses mesures, ses certitudes, ses interprétations massives, chiffrées, dogmatiques. Une bonne conscience menaçante. Et puis en volte-face, face à face noir, il y a le « qui es-tu ? » intérieur. Donc tu ne veux pas être le dehors, tu ne veux pas être la force des autres, alors honnêtement, le dedans ? Qu’est-ce ? Reste-t-il une personne ? Tu es obligé de te répondre : peut-être rien, rien car c’est le silence, c’est le puits. Tes relations sautent. Tu connais un fragment de nuit. Le rien est là. Tu as de la vie en toi cependant. C’est-à-dire ce silence veut être manifesté. Tu prends alors une feuille de papier et tu balbuties dessus pour dire comme un idiot que les deux feuilles de peuplier au bord du canal sont belles. Violence de la joie ! Ah ! une de mes premières pensées peut-être ça été la poussières des chemins.

Voilà, il y avait des routes de terre à cette époque et

» Les sentiers pleins de poussières

» couleur de l’œillet blanc

» Va chercher l’œillet blanc en Asie !

» N’était la guerre, je serai parti. Il est vrai que j’avais l’obsession du Canada, de l’Alaska… de Jack London qui a par ailleurs écrit qu’il faut du génie pour résister, ne pas être mâché par l’Université.

» Eh ! J’ai joué ma vie au pays !

» Présence contre présence.

(…)

» Eh bien ! J’ai été rejoint dans ma façon d’aimer. Des murs répètent, crient certaines de mes pensées. Par exemple que le “travail” idolâtre n’est pas vrai.

» Je recopie des inscriptions sur mon petit carnet. Sur les façades mon crayon gratte impuissant, je transmets ma formule à des psychologues venus de Nanterre : “Si vous broyez du noir, mangez du blanc”. Nous sommes justement enragés.

» Et puis en face de moi le mur social-nazi s’écroule.

» Ils peuvent encore le hausser, raboter les 4000 du Valais, vêler leur paradis du tourisme. C’est fichu. J’ai vu avant tous les autres que leurs dix mille villas et HLM ce n’est que du Kafka ensoleillé.

» Il ne s’agit pas du tout du gouvernement de la France. La politique n’est plus le destin d’ailleurs, un inconnu religieux la supprime. Dans le truc, dans l’événement en trompe-l’œil, je serais pour Malraux (qui doit bien fumer du hasch de temps en temps, le blanc de paris c’est du pur hasch très beau).

» La société doit changer, mourir. Elle se rêve dans votre ventre, imbéciles !

» C’est cela que je saisis. Je crois avoir compris la métamorphose. Je ne jetterai pas un pavé J’écoute un poème. Je me retire en silence. La plus grande efficacité même dans l’immédiat est là. Enfin ! Comment ? L’action deviendra partout de plus en plus négative jusqu’à ce qu’on puisse de nouveau respirer. Agissez, construisez : quelles fosses, quels charniers ! A moi de dire aux autres mais jusqu’à ce qu’ils le sentent non pas dans leur fausses apparences (trop facile !) mais dans leur identité : “Vous n’êtes pas ce que vous êtes.” C’est pour cela que les autos flambent. C’est pour cela que les rues se dépavent, que je me trouve comme dans un traquenard d’autobus grillagés et de scarabées fusil au poing, crosses en avant matelassés de grenades qu’ils lanceront dans deux minutes après mon départ par une ruelle oblique, c’est pour cela que la ruée sauvage des policiers dans le nuage blanc a fait plus de mille blessés et violés, c’est pour cela que je traîne en m’arrêtant dans les émeutes un énorme paquet, mon conte de fées en trois volume hauts comme un tabouret d’harmonium : L’épopée byzantine de Schlumberger qui me fait rêver depuis mon adolescence et que j’ai trouvée chez un très gros libraire arménien qui avait un cocard sur l’œil. J’ai appris ce terme chez lui. L’éléphant avait reçu un coup de matraque en allant au café. C’est pourquoi je n’ai aucune opinion. (…)

» Et à l’Odéon encore, où les gendarmes éructent leurs œufs à gaz, j’avais regardé ces marionnettes japonaises manipulées selon le rituel dans l’ombre, dans le treillis des cagoules noires, et en toi coule le verbe jaillissant, vociférant ou melliflue, insistant de braise, de rire, de pleurs du Récitant qui porte le livre à son front. C’est pourquoi je suis comme le ruisseau du Tayû. (…) C’est pourquoi, c’est pourquoi je pourrais trinquer avec n’importe lequel des mes adversaires.

» Salut vers les steppes et dans l’au delà Valais.

» M.C. »

Christian Steiner