Chronique de la folie assez peu ordinaire

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Chronique de la folie assez peu ordinaire

19 juin 2022 (19H15) – Il me semblerait que l’on peut dire que notre désormais fameuse Ukrisis s’élargit. Certains notent que la Lituanie juge de bonne stratégie d’interférer sur les relations entre la Russie et son enclave de Kaliningrad ; ils ne négligent pas l’hypothèse qu’il s’agit là des bons conseils de Washington. D’autres signalent que la situation en Syrie pourrait fort bien s’embraser à nouveau, et que cela pourrait représenter une manœuvre stratégique de Washington pour “affaiblir”, sinon la Russie elle-même, dans tous les cas le rythme de ses opérations réussies en Ukraine.

Vis-à-vis de l’Ukraine, le bloc-BAO lui-même est en assez bonne forme. Il montre une grande souplesse d’évolution dans ses grands buts stratégiques, du type “la stratégie de la peau de chagrin”. Je goûte comme il convient l’exposé qu’en fait Alastair Crooke dans sa dernière analyse du 17 février...

« D’abord, il s’agissait d’imposer à Poutine une défaite militaire humiliante. Ensuite, d’affaiblir militairement la Russie, de telle sorte qu'elle ne puisse plus jamais répéter son “opération spéciale” ailleurs en Europe. Ensuite, il s’agissait de limiter le succès militaire russe au Donbass, puis à Kherson et à Zaporizhzhia.  Ensuite, il s'agit tout simplement de poursuivre l'usure des forces russes dans les mois à venir, afin de blesser la Russie.

» Récemment, on a dit que les forces ukrainiennes devaient poursuivre le combat afin d'avoir leur mot à dire dans tout “accord” de paix, et peut-être aussi pour “sauver” Odessa. Aujourd'hui, il est dit que seul Kiev peut prendre la décision douloureuse de la perte souveraine de territoire qu'il peut “supporter”, – pour le bien de la paix.

» C'est vraiment “Game over”. C'est un jeu de reproches réciproques. La Russie va imposer ses propres conditions à l’Ukraine dans la logique de la situation sur le terrain.

» L’importance stratégique de cette situation n'a pas encore été pleinement perçue. Ce sont les dirigeants occidentaux qui ont hautement affirmé qu’en l’absence de l’humiliation douloureuse et de la défaite militaire de Poutine, l’ordre libéral fondé sur des règles était terminé. »

Dans le même texte, Crooke évoque également Taïwan et la Chine d’une part, l’Iran d’autre part, qui sont deux autres points de grandes tensions, où des pressions et des affrontements se manifestent et peuvent éclater, où les USA ont évidemment leur rôle habituel qui est d’alimenter le désordre et de manœuvrer avec leur maladresse habituelle et leur croyance fervente dans leur exceptionnalité. Le système de l’américanisme semble prendre lui-même un étrange plaisir à tout aggraver, à compromettre tous ses engagements, à gâcher ses capacités d’influence.

C’est un bien étrange destin, que nous avons si souvent souligné, et mon sentiment est bien que le système de l’américanisme nourrit lui-même l’engrenage qui conduit à sa perte. Il suit effectivement ses véritables devises énoncées par quelques-uns de ses plus brillants enfants, que je ne me lasse pas de répéter, — que le lecteur m’en excuse, – ou bien s’en trouve conforté, je ne sais.

 « Le déclin des USA ne peut se faire que dans le bruit et la fureur, dans un effondrement qui emportera le Système jusqu’au plus profond de ce trou noir sans fond qui nous menace. Tous les vrais américanistes l’ont prévu ainsi ; 

» que ce soit leur grand président Abraham Lincoln (“Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant”) ; que ce soit leur grand poète Walt Whitman (“Les États-Unis sont destinés à remplacer et à surpasser l’histoire merveilleuse des temps féodaux ou ils constitueront le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu…”). »

Mais enfin, l’Amérique n’est pas seule ! L’Europe, alias l’UE, trace elle aussi son sillon catastrophique, comme fascinée par son maître d’Outre-Atlantique, bien décidée à l’imiter en tout, à devenir le double de son double, l’ombre de son chien. On retrouve bien cela, – USA et UE tout ensemble, – dans le texte de Crooke que je me permets ainsi de présenter par extraits divers. Interprétés comme ils doivent l’être à mon sens, ces deux extraits, l’introduction et la conclusion, rendent une impression saisissante de catastrophe, – cette fois, catastrophe européenne bien rangée à côté de la catastrophe américaniste.

La première partie, l’introduction du texte de Crooke peut certes, et doit s’appliquer au bloc-BAO en général, c’est-à-dire aux USA d’abord et au-dessus du lot, aussi bien qu’à l’UE comme je veux moi-même l’interpréter. Crooke se pose en remarquable analyste en macro-économie (ce que je ne suis pas, ce qui me conduit à le citer aussi précisément).

Mais que voulez-vous ? USA et UE, c’est un destin partagé, et le diable ne fait pas dans le détail : il frappe là où c’est mou, où c’est inconsistant, où c’est complètement idiot, où c’est sans esprit ni pensée, – là où c’est de l’éclair au chocolat, en référence complice et chaleureuse à cette immortelle définition du président McKinley par son vice-président Theodore Roosevelt :

« Il a autant de colonne vertébrale qu’un éclair au chocolat ».

Je laisse la plume à Crooke et dites-moi si cette description n’est pas absolument transatlantique, complètement bloc-BAO :

« L'autodestruction de l'Occident, – un puzzle défiant toute explication causale unique, – se poursuit. Les exemples où la politique est menée dans une apparente indifférence à tout ce qui ressemble à une réflexion rigoureuse, sont devenus si extrêmes qu'ils ont amené un ancien chef militaire britannique (et ancien chef des forces de l'OTAN en Afghanistan), Lord Richards, à affirmer que la relation entre la stratégie et toute synchronisation des fins est désespérément rompue en Occident. 

» L'Occident poursuit une “stratégie” du type “voyons comment ça se passe” ou, en d'autres termes, pas de véritable stratégie du tout, affirme Richards. Nombreux sont ceux qui diraient qu'un culte de l'image positive, implacable et sans limite, a asphyxié les facultés critiques du courant dominant. Comment se fait-il que l'Occident, inondé de "think tanks", se trompe invariablement ? Comment se fait-il que les sottises et les illusions naïves, qui se font passer pour de la géopolitique, ne soient pas ou peu remis en question ? La conformité aux récits officiels et dominants est devenue l’oxygène unique de toute forme de pensée. Il est déconcertant d’observer que ce comportement devient une routine, apparemment sans perception des risques que cela comporte.

» L'épicentre de l’instabilité géopolitique actuelle est l'état de l'économie occidentale. Les autorités ont été si complaisantes avec elles-mêmes ! L’inflation, disaient-elles ; ne troublerait jamais les eaux de l'économie américaine basée sur la monnaie de réserve ; quant à la récession cyclique, elle était proclamée “éradiquée” et ne souillerait plus jamais la sphère (électorale) des consommateurs grâce à un “vaccin” contre les effets de la planche à billets ; par ailleurs, la dette galopante “n’a [toujours] pas d’importance”.

» Cette vision lénifiante suppose que le “statut de réserve” en soi éradique l'inflation, – alors que pour le monde extérieur, c'est toujours le système des pétrodollars qui oblige le monde entier à acheter des dollars pour financer ses besoins, c’est l’afflux de biens de consommation chinois à bas coût et ce sont les sources d'énergie bon marché mises à la disposition de l'industrie occidentale par la Russie et les États du Golfe qui ont maintenu l'inflation à distance.

» Les dépenses des gouvernements occidentaux ont atteint des sommets dans le sillage de la crise de 2008 et ont tout simplement explosé pendant les fermetures de Covid. Puis, dans un épisode de vision géostratégique surréaliste, cette énergie bon marché et d'autres ressources vitales qui sous-tendent la productivité économique ont été sanctionnées sans ménagement, voire menacées d'interdiction.

» Les porteurs de lunettes aux verres colorées de rose de la transition énergétique ont simplement refusé de reconnaître qu'un EROI (rendement énergétique de l'énergie investie, – pour extraire cette énergie donnée) supérieur à un multiple de 7 est nécessaire au fonctionnement de la société moderne.

» Nous en observons aujourd'hui les conséquences : Une inflation galopante, et l'Occident qui s'empresse de parcourir le monde à la recherche d'alternatives bon marché qui ne “cassent pas la baraque”. Hélas, elles sont rares. Quelles sont les implications géopolitiques ?  En un mot, une fragilité systémique extrême. Cela a déjà complètement bouleversé la politique intérieure des États-Unis. Pourtant, ni les hausses de taux d'intérêt, ni la destruction de la demande (par l'effondrement de la valeur des actifs) ne pourront guérir l'inflation structurelle. Les économistes occidentaux restent obsédés par les effets monétaires sur la demande, au détriment de la reconnaissance des conséquences d'un marteau de guerre commerciale sur un système de réseau complexe.

» La douleur sociale sera immense. De nombreux Américains doivent déjà acheter leur nourriture avec des cartes de crédit presque épuisées, et la situation ne fera qu'empirer. Mais le dilemme est plus profond. Le modèle économique "anglophone" d'Adam Smith et de Maynard Keynes, – le système de consommation alimenté par la dette, recouvert d'une superstructure hyper-financière, – a vidé les économies réelles de leur substance. La consommation l'emporte sur la fabrication et la fourniture de biens.   Structurellement, de moins en moins d'emplois bien rémunérés sont disponibles, car l'économie réelle produit moins, remplacée par une bulle éphémère de marketing.

» Mais, que faire des 20% de la population qui ne sont plus économiquement nécessaires dans cette économie atténuée ?

Maintenant, je passe à sa conclusion. Dans l’entre-deux, Alastair est allé promener sa plume dans les divers points chauds du globe, au cœur de la fantasmagorie ukrainienne qui a fait exploser toute cette Ukrisis, à Taïwan, en Iran, partout où s’affirme la sottise à prétention universelle et exceptionnaliste du bloc-BAO.

...Car il faut bien méditer cette remarque de Crooke, ôtée de son contexte, qui prend toute sa propre valeur, son écrasante substance qui pèse sur le monde, comme si ces lourdes couches de privilégiés et de dirigeants, – des “couches” comme une sorte de mille-feuille géant de l’inconsistance, – qui prétendent nous écraser et ne font que patauger dans des marais adjacents, affirmaient leur identité avec une telle force qu’elle en acquérait une sorte d’essence du non-être, qui serait comme une sorte de non-essence affichant une solidarité extraordinaire, façon “héroïques Ukrainiens, mourrez donc pour nous”, dans l’extrême banalité commune du Vide et du Rien :

« Nombreux sont ceux qui diraient qu'un culte de l'image positive, implacable et sans limite, a asphyxié les facultés critiques du courant dominant. Comment se fait-il que l’Occident, inondé de “think tanks”, se trompe invariablement ? Comment se fait-il que les sottises et les illusions naïves, qui se font passer pour de la géopolitique, ne soient pas ou peu remis en question ? La conformité aux récits officiels et dominants est devenue l’oxygène unique de toute forme de pensée... »

Ainsi Crooke conclut-il ce périple en se tournant vers les Russes et les Chinois, pour expliquer leur stratégie qui revient toujours au principe central de l’enseignement de Sun Tzu, où Poutine le judoka est passé maître. Vous vous doutez bien de ce que je veux évoquer : retourner contre l’ennemi sa propre force dont il ne fait que des bêtises stratégiques et des erreurs tactiques, et le vaincre par conséquent, – lorsque l’ennemi est lourd, puissant, avantageux, sûr de lui et aveuglant de lui-même, aveugle sinon sur l’image que lui renvoie son miroir plein de muscles et de stéroïdes, – et là-dessus, badaboum, lui “faire ‘aikido” !

Voici donc la conclusion du texte d’Alastair Crooke, et je vous rejoins à son dernier paragraphe où l’on goûtera ce que je distingue comme l’ironie discrète et profonde de cet ancien diplomate, passé à l’école du MI6, à celle de l’UE pour bien en mesurer les contours et caractères, avant de proclamer sa résistance à lui.

« ...En est-il de même pour la Russie et la Chine ? Non, ce n'est pas le cas.

» Nous nous tournons donc vers les objectifs stratégiques de la Russie : La redéfinition de l'architecture de sécurité mondiale, et le repli de l'OTAN derrière les lignes de 1997.  Mais quels pourraient être ses moyens pour atteindre cet objectif ambitieux ?

» Eh bien, tournons le télescope dans un sens et regardons par l'autre bout. L'Occident est manifestement atteint d'une grave myopie à l'égard de ses propres contradictions et défauts internes, préférant se concentrer uniquement sur ceux des autres.

» Nous savons cependant que la Chine et la Russie ont étudié le système financier et économique occidental et identifié ses contradictions structurelles. Elles l'ont dit. Elles les ont exposées clairement (à partir du 19e siècle). On fait souvent l'analogie avec le judo en ce qui concerne la capacité du président Poutine à utiliser la force physique supérieure de son adversaire contre lui, afin de le mettre à terre.

» N’est-il pas probable que la Russie et la Chine aient, de la même manière, perçu les muscles économiques incontestables de l'Occident, mais aussi la probabilité qu'ils dépassent leur force supposée supérieure, et que ce déséquilibre soit le moyen de le “mettre à terre” ?  Peut-être s'agissait-il simplement d'attendre que ces contradictions économiques se transforment en désordre ?

» L’avenir de l’Europe s’annonce sombre. Elle est maintenant pressée par les sanctions qu'elle a elle-même imposées et par la flambée des prix des matières premières qui en a résulté. L'UE est en outre limitée par ses propres rigidités institutionnelles, si graves que sa grande structure ne peut ni avancer ni reculer. Elle tourne en rond dans un état de sidération.

» Comment l'Europe peut-elle se sauver ?  En rompant stratégiquement avec Washington et en concluant un accord avec la Russie ? Ou bien en acceptant de se retrouver “déstabilisée” par la puissance de ses propres sanctions ?  Donnez-lui un peu de temps. Cela finira par être proclamé comme la solution. »

... Ce dernier paragraphe, traduit je pense sans trop dévier de l’anglais parce que les phrases sont simples, mais avec tout de même des nuances qui permettent de mieux comprendre l’ironie que je crois y trouver. Bien sûr, pour moi le paragraphe glorieux ne fait guère de doute :

“Comment l’Europe peut-elle se sauver ? En rompant le lien stratégique avec Washington et en établissant une entente avec la Russie ?” [certainement pas, quelle horreur !] “Ou bien en acceptant de se retrouver ‘déstabilisée’ par la puissance de ses propres sanctions ? Donnez-lui un peu de temps...” [Effectivement, l’effondrement provoqué par sa propre action se retournant contre elle-même “finira par être proclamée comme ‘the’ solution.”] Ils y viendront et ce sera le sommet de tous les sommets, et Beethoven ressuscitera d’entre les morts pré-européens pour nous donner sa Xème Symphonie, dite “Symphonie-rappeuse”, dont les notes tant attendues et si méritées célèbreront la postmodernité.

En attendant, je clos ce chapitre qui ne prétend qu’avoir été une petite balade passagère au milieu d’un champ de ruines le long de l’avenue Potemkine. Pour nous quitter sur une vision pleine d’optimisme, rien ne vaut le message du jour de mon commentateur favori, l’ancien président de la Fédération de Russie, actuel adjoint au président du Conseil National de Sécurité de la Fédération de Russie, libéral et ami des conceptions occidentales, Dimitri Medvedev lui-même :

« “L’Union européenne pourrait subir le même sort que l'Union soviétique et disparaître de la carte avant que l’Ukraine n'en devienne membre, a suggéré dimanche l'ancien président russe Dmitri Medvedev”. Medvedev a comparé les “promesses” de Bruxelles à l'Ukraine aux plans des dirigeants soviétiques pour construire le communisme.

» “Peut-être aurions-nous le communisme, si l’Union [Soviétique] avait été préservée. Mais, malheureusement, l’Union est morte. Vous comprenez où je veux en venir ?” a écrit Medvedev sur sa chaîne Telegram. “Et si (touchons du bois) l'UE disparaissait d'ici là ? Il est effrayant d'imaginer le scandale qui en résulterait”. »