Bonne année, “camarade of the Year”

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Bonne année, “camarade of the Year


24 décembre 2007 — Certains ont été prompts à voir dans la chose le dernier “coup” en date du KGB et de l’ennemi n°1 de la démocratie triomphante. C’est une façon de ne pas rompre ses racines (avec le raisonnement type Guerre froide, hystérie prolongée); la démarche est honorable même si le résultat est douteux. D’une façon générale et hors du cadre de référence de la Guerre froide, l’événement, – car c’en est un que Poutine soit MI>Person of the Year de Time Magazine dans les conditions et les circonstances où il l’est, – est salué comme d’importance, même par ceux qui ne sont pas précisément des admirateurs de Poutine.

Vladimir Poutine est Person of the Year (2007) de Time Magazine ce 22 décembre, avec une vidéo d’extraits d’une interview de trois heures et demie dans la datcha du président russe près de Moscou, et quelques articles, dont le juste nommé A Tsar is Born, sur le personnage, sa psychologie et sa vision politique. L’ensemble d’informations accompagnant la nomination est considéré comme aussi important que cette nomination. “Dans les conditions et les circonstances” actuelles, où l’hostilité viscérale à Poutine, surtout aux USA et dans l’intelligentsia transatlantique, est exacerbée, l’événement journalistique et symbolique a de l’importance.

Les articles et analyses de Time sur Poutine rendent compte d’un personnage doté d’une forte conscience de la nécessité du redressement de la Russie, de l’affirmation russe, d’une perception souverainiste de la politique russe, etc. L’explication de Time pour la désignation de Poutine comme Person of the Year est intéressante:

«TIME's Person of the Year is not and never has been an honor. It is not an endorsement. It is not a popularity contest. At its best, it is a clear-eyed recognition of the world as it is and of the most powerful individuals and forces shaping that world—for better or for worse. It is ultimately about leadership—bold, earth-changing leadership. Putin is not a boy scout. He is not a democrat in any way that the West would define it. He is not a paragon of free speech. He stands, above all, for stability—stability before freedom, stability before choice, stability in a country that has hardly seen it for a hundred years. Whether he becomes more like the man for whom his grandfather prepared blinis—who himself was twice TIME's Person of the Year—or like Peter the Great, the historical figure he most admires; whether he proves to be a reformer or an autocrat who takes Russia back to an era of repression—this we will know only over the next decade. At significant cost to the principles and ideas that free nations prize, he has performed an extraordinary feat of leadership in imposing stability on a nation that has rarely known it and brought Russia back to the table of world power. For that reason, Vladimir Putin is TIME's 2007 Person of the Year.»

Il est intéressant de mettre en parallèle avec ces divers constats quelques remarques de Jean-Marie Chauvier, à partir d’un article mis en ligne sur MichelCollon.com, le 15 décembre. L’article, datant du 8 décembre, commente les élections législatives du début du mois en Russie. L’intérêt de ces commentaires (qui reprend également une analyse de Jacques Sapir) est de présenter une appréciation synthétique des grands courants qui caractérisent la situation politique en Russie aujourd’hui. C’est une appréciation de la situation qui fixe la réalité des enjeux par l’identification précise des grandes forces en action.

«…Des analystes plus rationnels voient l’avènement en Russie d’un régime de “parti dominant”, à l’instar du Parti libéral japonais au pouvoir de 1945 à 2000. C’était, il y a plus d’un an déjà, l’exemple cité par le politologue Andranik Migranian, proche du Kremlin. D’autres citent les exemples de Taïwan, du Mexique, de la Turquie, de la Corée du Sud… comme autant de cas historiques de régimes forts au service de la “construction du capitalisme”…menant à la démocratie. […]

»“On est loin du totalitarisme” notent plusieurs observateurs peu favorables à Poutine, mais soucieux de modération. Le spécialiste français Jean-Robert Raviot parle de “démocratie non compétitive”.

»Mais il est également convenu que la majorité de la population est “en demande” d’un régime fort, ramenant plus d’“ordre” et de “sécurité”, de protection sociale de la part de l’Etat. L’idée d’un “père de la nation”, assurant la stabilité, a également fait son chemin.

»A voir les jeunes criant “Poutine! Poutine!”, note la Novaïa Gazeta, il faut croire que le culte du chef, en Russie, est inscrit “dans les gènes”.

(…)

»Mais les enjeux sont parfois présentés sous un autre angle, comme en témoigne l’analyse d’un économiste français très au fait des débats russes au sommet, Jacques Sapir… D’après lui, la politique russe s’éloignerait du libéralisme:

»“Le remaniement ministériel de février 2007, qui a vu le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, être promu au poste de premier vice-premier ministre, peut être considéré comme un symbole important de ce mouvement. Sergueï Ivanov est en effet parmi les dirigeants russes celui qui peut passer pour le plus engagé en faveur d'une politique industrielle active. Le récent départ du gouvernement de German Gref, un des derniers ministres ‘libéraux’, est encore un signe de la cohérence qu'a désormais acquise la politique économique russe.

»”Ce processus n'est pas circonscrit au cercle gouvernemental restreint. Il s'inscrit dans le cadre global d'une évolution qui voit l'ensemble de l'élite politique et économique russe se rallier à des conceptions interventionnistes et qui se traduit par la montée d'une forme de ‘patriotisme économique’. Aujourd'hui, des notions comme la politique industrielle, la nécessaire présence d'un secteur public ou le protectionnisme ne font plus clivage entre ceux que l'on appelle les ‘libéraux’ et les ‘interventionnistes’.

»”Ce volontarisme russe s'est traduit par un double mouvement de réaffirmation de l'État dans l'économie et de re-concentration des activités. Dans les faits, on a vu apparaître une organisation de l'économie autour de trois secteurs dans lesquels le rôle de l'État est différencié:

»• un secteur prioritaire, celui de l'énergie et des matières premières qui doit être étroitement contrôlé par l'État;

»• un secteur des industries stratégiques qui se définit dans une logique de diversification où l'entrée des acteurs étrangers est possible et même souhaitée, comme c'est le cas pour la production automobile;

»• un secteur des autres industries où l'État n'intervient que pour faire respecter la législation commune.

»”La diversification de l'économie est devenue un axe stratégique de la politique économique, justifié par un risque de dépendance vis-à-vis des matières premières. Cet objectif a été repris par Alexandre Chokhine, le président de l'Union des industriels et des entrepreneurs de Russie (le RSPP), qui appelle à la mobilisation d'une partie des moyens du fonds de stabilisation et la mise en place de ce qu'il qualifie de ‘protectionnisme raisonnable’.”

»L’analyse de Sapir montre qu’il y a au moins deux approches de l’évolution russe, tant en Occident qu’en Russie, et tant à droite qu’à gauche. L’une voit surtout l’aspect “autoritaire” et se retrouve sur une ligne de “défense des libertés” qui est celle des libéraux et des oligarques déchus par Poutine, des mouvements de Droits de l’Homme animés en Russie par des militants en vue du libéralisme des années 90.

»L’autre retient davantage les choix stratégiques de développement interne et de relations internationales. Sur ce terrain, la ligne “souverainiste” qu’adopterait Poutine s’éloigne forcément des conceptions néolibérales (au sens de ce terme chez nous), des recommandations (passées) du FMI et des exigences posées par les Etats-Unis, tant à l’adhésion de la Russie à l’OMC qu’à son acceptation dans la “communauté internationale” en tant que pays “véritablement démocratique”.

»[La première approche], celle des libéraux russes et du plus large spectre de l’opinion occidentale – allant de l’administration Bush et à la gauche européenne y compris “radicale” – voit dans le régime poutinien une nouvelle “dictature” en puissance, obsédée par le complexe de “l’encerclement”, et dès lors un pays qui, doté des armes nucléaire et énergétique, menace l’Union Européenne et la paix internationale.

»[La deuxième approche], débouche sur un parti-pris politique en faveur de Poutine, considéré comme “alternative” à l’hégémonisme américain, voire davantage selon Sapir: la Russie redevient dans les faits une alternative crédible en matière de stratégie de développement économique et industriel.»

Destins de Poutine et de la Russie

Pourquoi l’interview de Poutine a-t-il particulièrement impressionné nombre d’observateurs, notamment, comme nous en avons eu l’écho, dans certaines bureaucraties européennes qui sont d’habitude et dans le courant de leur travail politique dans une posture critique souvent hostile vis-à-vis de Poutine (de la Russie)? Parce que le président russe exprime avec force le sens d’une politique à partir de références historiques elles-mêmes très fortes. Time a raison de nous dire que Poutine «… is not a boy scout […] not a democrat in any way that the West would define it […] not a paragon of free speech». Mais il a été à l’essentiel: lancer un travail de restructuration, de re-stabilisation d’un immense pays totalement plongé dans le chaos par l’infamie communiste multipliée par son double capitaliste de la période des années 1990, – double infamie dont l’effet est la déstructuration, le désordre nihiliste, – le pire ennemi immémorial de l’immense Russie. Il l’a fait par la seule voie acceptable, la réaffirmation historique de la puissance russe, par l’affirmation de l’Etat appuyé sur la souveraineté. C’est pour cette raison que Sapir parle justement de “souverainisme”, mot mis à toutes les sauces selon les circonstances mais qui garde sans aucun doute sa puissance à cause de ses racines trempées au fondement de l’idée de la nation.

Selon ce point de vue, il n’est pas sûr qu’il importe essentiellement que Poutine soit un personnage vertueux, “moral” si l’on veut (mais le mot au sens moderniste du terme). L’Histoire est faite de grands personnages dont l’un ou l’autre caractère essentiel est défini par l’immoralité ou l’amoralité selon les conventions et le conformisme du temps, y compris la corruption et l’accusation de corruption (Talleyrand, certes). La question posée derrière ce terme (“corruption”) est devenue toute différente dans notre époque et mesure bien la relativité du jugement à cet égard. Elle est de savoir ce qui importe le plus, entre la corruption vénale dont il est difficile de fixer les bornes, et la corruption psychologique qui existe avec ou sans la corruption vénale, qui représente une pensée politique réduite à l’acquiescement aveugle, empressé ou cynique au conformisme idéologique d’une époque nihiliste et catastrophique. (Voir notre parallèle Talleyrand-Prince Bandar.)

Les trois prochains mois seront difficiles pour la Russie, jusqu’à l’élection présidentielle. Les accusations, les mises en cause et les entreprises de déstabilisation volent bas, et Poutine est une cible rêvée. Un accident peut arriver en Russie, sous la forme d’interventions violentes, de soubresauts interrompant le processus en cours. Nous ne devrions pas trop le souhaiter, y compris les publicistes moralistes “droit-de-l’hommistes”, tant une Russie menacée à nouveau de désordre constituerait un facteur formidable de déstabilisation de ce qui reste des lambeaux de relations internationales.

D’autre part, en suivant l’hypothèse tout de même la plus probable du processus de succession-continuité de Poutine sous la forme de l'élection de la paire Medvedev-Poutine (président-Premier ministre), il faut réaliser que l’élection de mars 2008 sera une date importante parce qu’elle constituera du point de vue de la perception une “officialisation” du nouveau statut de la Russie. Cette position ainsi marquée par un événement politique devenu symbolique constituera un formidable défi et un énorme enjeu pour l’Europe.

Jusqu’ici, l’Europe institutionnelle s’est contentée d’être égale à elle-même: conformiste, aveugle, nihiliste et attentive aux publicistes moralistes “droit-de-l’hommistes”. Ces deux dernières années, elle a cochonné ses relations avec la Russie. Désormais, elle n’a plus l’excuse polonaise, les jumeaux étant divisés en deux et quasiment neutralisés, au profit d’un Tusk qui veut mettre en place une politique russe constructive. Cette Russie stabilisée et restaurée dans sa puissance posera à l’UE un problème particulièrement délicat. Il faudra bien que l’Europe sorte du bois pour ce qui concerne les relations avec la Russie, qu’elle fasse la part entre l’accessoire et l’essentiel, qu’elle prenne le “risque” inhabituel d’une grande politique en choisissant l’essentiel ou qu’elle assume les conséquences d’une confirmation de sa vassalisation terrorisée à l’accessoire.