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5009Dans le texte de ce même 12 juin 2015 sur “la double vérité”, Badia Benjelloun nous conduit des hauteurs de la pensée de “Ibn Rochd, l’Averroès des Latins” à certains rappels des équivoques de notre époque où “la vérité” est devenue l’objet d’une confusion reflétant les calculs d’influence des uns et des autres souvent plongés dans une confusion générale et dans des phénomènes de communication dont nous ne cessons de signaler et d’étudier la singularité. Dans ce commentaire, une place est faite à un grand nom de l’influence intellectuelle du XXème siècle, Raymond Aron. En général, ce nom est vénéré comme synonyme de la vertu de l’honnêteté intellectuelle et de la fermeté de la raison présentée comme une maîtrise de l’esprit. Il faut dire que Raymond Aron (le prénom est important parce qu’il y eut aussi un Robert Aron qui ne manque pas d’intérêt) fut, avec Jean-Paul Sartre, l’un des deux pôles de la magistrature d’une influence qui s’affichait politico-intellectuelle, sur plus d’un demi-siècle de la vie politique et intellectuelle française, avec une résonnance internationale à mesure.
A côté de cela, il existe des vérités qui projettent quelques ombres sur ce tableau presque parfait d’équilibre d’une carrière qui prétend, ou prétendait approcher une sorte de perfection opérationnelle faite de mesure et de sagesse, qui aurait ainsi substantivé le libéralisme vécu dans toute sa plénitude intellectuelle ; tant il est vrai que Raymond Aron fut aussi, et certains seraient fondés de proposer “d’abord”, ce qu’on nomme “un agent stipendié” d’une influence étrangère au pays dont il prétendait être l’un des grands “spectateurs engagés” et au nom d’une doctrine dont il affirmait la vertu intrinsèque. (Cette position faisait partie d’une structure d’une puissance considérable, opérationnalisant l’influence US sur le monde occidental par le moyen de la “guerre culturelle” menée par la CIA durant la Guerre froide [voir le 30 décembre 2001, sur le livre de Frances Stonor Saunders de 1999 Who Paid the Piper ?, – traduit en français en 2003, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle].)
L’influence de Raymond Aron est aujourd’hui un soubassement incontestable de la situation politico-intellectuelle française, Aron ayant à cet égard définitivement vaincu Sartre. Nous vivons une époque “aronienne”, mais poussée à l’extrême de toutes les conséquences de sa logique et dont on découvre par conséquent la potentialité catastrophique qu’il aurait été absurde d’évoquer lors de son vivant ; le diable est non seulement dans les détails, il est aussi dans les enchaînements directs et indirects des conséquences. (C'est sans doute pour eux, par prémonition, que Bossuet écrivit, – citation fameuse par les temps qui courent: «Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu'ils en chérissent les causes».)
C’est à cause de ce que nous distinguons comme la persistance “aronienne” de nos temps que les précisions détaillées ici n’ont pas qu’un intérêt “anecdotique” et historique, sinon en prenant comme il le faut l’“anecdote” et l’histoire, comme des composants continués de notre situation présente. C’est bien cette permanence de l’influence directe et indirecte de Raymond Aron qui nous a conduit à proposer deux textes qui s’attachent à ces “quelques ombres” mentionnées plus haut et qui sont signalées par Badia Benjelloun, tant il est vrai que toutes les innombrables et admirables vertus de l’homme se trouvent, avec ce cas, assez gravement et justement soumises à une interrogation légitime.
• Le premier n’est qu’un rappel d’un texte déjà mis en ligne (le 4 novembre 2007), qui est un extrait des mémoires du général Pierre-Marie Gallois, Le sablier du siècle (L’Âge d’Homme, 1999). Gallois, contemporain de Raymond Aron, et en un sens son adversaire du point de vue de la doctrine stratégique, était perdant d’avance face à Aron bien qu’il représentât sans aucun doute, dans cet affrontement, une vérité pure contre une vérité frelatée. Gallois, théoricien de la dissuasion, conseiller du général de Gaulle, homme honnête avec la ferveur que donne la sensation de ne pas trahir la vérité qu’on a rencontrée, Gallois n’avait pas la faveur des salons. Raymond Aron, lui, derrière une modestie de comportement qui est d’autant plus compréhensible qu’on a son laisser-passer dans sa poche, disposait complètement de cette faveur. L’extrait que nous publions du livre de Gallois explique pour une bonne part cette faveur, qui fonctionne toujours, aujourd’hui, selon les mêmes critères qui sont ceux du “parti de l’étranger” aujourd’hui constitué en “parti des salonards” (ceux des salons).
• Le second sort des archives poussiéreuses de Philippe Grasset, de ses nombreux projets largement avancés et pourtant jamais réalisés selon les critères du cadre intellectuel de ce même “parti de l’étranger/des salonards”. Ce projet avait un titre, La parenthèse monstrueuse, dont on retrouve les orientations fondamentales dans une partie de La Grâce de l’Histoire. (Rien n’est donc jamais perdu tout à fait.) La “parenthèse” en question va de 1933 à 1989-1991 et son interprétation se fonde sur l’idée que le grand événement du XXème siècle fut la Grande Guerre, dont la signification fut en bonne partie comprise et étudiée dans l’entre-deux, à peu près jusqu’en 1933, quand tout bascula soudain dans la mainmise des idéologies sur la politique du monde. Dès lors, l’orientation de la réflexion ne fut plus consacrée qu’à cet affrontement catastrophique des idéologies, qui écarta l’essentiel que nous avait inspiré la Grande Guerre, lorsque nous étions proches de la vérité fondamentale de notre temps historique. Cette “parenthèse” vit donc, d'une part, le paroxysme et l’effondrement catastrophique de la dynamique allemande qui avait été chronologiquement la première à prendre sous son aile la dynamique du “déchaînement de la Matière”, ou plutôt avait été choisie par elle pour la représenter dans l’histoire du monde ; et, d'autre part, le courant américaniste, déjà fort bien préparé, qui prit le relais à son compte et nous mena au terme de la parenthèse (en 1989-1991) pour en émerger dans la position qu’on sait et pour devenir définitivement l’élément fondateur et nourricier de la catastrophe universelle qu’est notre époque de Grande Crise générale.
Dans ce parcours de “la parenthèse”, Raymond Aron a non seulement sa place, mais une place absolument privilégiée. («Le vrai, écrit PhG, et c’est pour cela qu’il m’intéresse et que je m’attache à son cas, est que cet homme est totalement, fondamentalement un homme de la parenthèse monstrueuse.») Il tint cette place en donnant l’impression d’être le garant de la vérité, qui est en vérité (!) cette prétention faussaire, cette imposture, selon laquelle l’affrontement catastrophique des idéologies représentait dans son temps l’essence même de la vérité politique du monde, – avec cet appendice non moins essentiel, qui n’a pas besoin d’être dit puisque suggéré par l’évidence, que le “vainqueur” (ditto, l’américanisme) serait évidemment la représentation de la vérité du monde. De ce point de vue et jusqu’à l’affrontement ultime que nous connaissons aujourd’hui, la dynamique du “déchaînement de la Matière” avait bien réussi son coup.
Nous reviendrons certainement sur cette Parenthèse monstrueuse en publiant les textes complets de ce qui en a été rédigé. En effet, l’extrait publié ici ne donne qu’un aspect, qui n’est pas le plus essentiel, d’une psychologie, d’un intellect, qu’on pourrait juger comme assez exemplaire pour être collectif, et qui marque une période bien spécifique où le “déchaînement de la Matière” prit ses aises sans éveiller le moindre soupçon. C’est pendant cette époque qu’on apprit, à l’exemple de Raymond Aron, qu’être stipendié par les Anglo-Saxons, ce n’était pas être stipendié mais simplement répondre par des voies assez inattendues à une vertu universelle ... (Car Aron fut non seulement subventionné par la CIA, mais aussi par l’Intelligence Service pendant la Deuxième Guerre, à Londres, contre de Gaulle, comme le précise Gallois qui eut assez d’expérience à cet égard, au travers de ses contacts avec Dewavrin, alias Passy, chef des services de renseignement gaullistes BCRA.)
Ainsi, nous nous en tenons ici, d’une part à Raymond Aron, d’autre part à l’aspect des “quelques ombres” que Gallois a déjà illustré avec l’extrait choisi. (La partie de La Parenthèse consacrée à Raymond Aron embrasse le personnage d’une façon beaucoup plus vaste, bien entendu.) Nous publions comme second texte cet extrait de La parenthèse où il est effectivement question, à l’intérieur de la très longue partie consacrée à Aron, le passage qui concerne ces “quelques ombres”, avec notamment une scène typique des relations entre Aron et Gallois... L’intérêt de publier ces deux textes à la suite tient au fait que, dans le manuscrit, la citation du Sablier du texte publié ci-dessous précède la partie de La parenthèse monstrueuse qu’on peut lire ensuite. L’enchaînement est donc complètement naturel, jusqu’à une référence au premier extrait faite dans les premières lignes du second.
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« J'ai raconté, dans le chapitre consacré à la campagne pour l'atome national, combien Aron m'avait pressé d'écrire un livre sur la stratégie de l'atome, lequel par le biais de l'exposé des nouvelles conditions de la sécurité en France — mon objectif — justifierait la politique nucléaire des Etats-Unis — ce qui était son objectif — à l'époque, politique d'engagement inconditionnel aux côtés des alliés européens et de représailles nucléaires immédiates à tout empiétement territorial soviétique. Un an après la rédaction de cet ouvrage, J. F. Kennedy s'installait à la Maison-Blanche au moment où l'Amérique prenait conscience qu'elle était désormais à portée des missiles balistiques soviétiques. Elle modifia sa stratégie et, légitimement, d'inconditionnelle, la garantie qu'elle avait donnée à ses alliés européens devint conditionnelle. Le général de Gaulle en tira les conséquences que l'on connaît. Mais Raymond Aron, fidèle aux desseins de Washington et à ses volte-face, condamna la thèse que j'avais soutenue et qu'il avait chaleureusement approuvée (1) alors qu'elle n'était pas contraire à la stratégie des Etats-Unis. J'en fus surpris.
» Tout s'éclaira, en 1963, grâce au colonel Robert Kintner, un de mes anciens collègues rencontré au SHAPE et au Pentagone au cours des années 50. Kintner était l'auteur d'un ouvrage sur le combat terrestre et la menace nucléaire (2). Il dirigeait un centre d'analyse à Philadelphie et publia dans les revues spécialisées d'outre-Atlantique de nombreuses études sur la tactique. De passage à Paris et alors qu'il était descendu à l'hôtel Castiglione, Kintner demanda à me voir. C'était un dimanche et le rendez-vous fut fixé en fin d'après-midi, après le retour de la campagne. Je le trouvai en bonne compagnie; des livres, des journaux éparpillés autour de son fauteuil et une bouteille de whisky bien entamée. Il m'entretint aussitôt de ses projets: contribuer à l'éducation stratégique des Européens, plus particulièrement sur le continent, faire apprécier l'Otan et justifier ses exigences stratégiques; à Londres, l'Institut d'Alastair Buchan faisait du bon travail... mais trop “élitiste”... l'ensemble de la population devait être informé... périls et remèdes mis à sa portée. Désapprouvant l'abandon de l’“inconditionnalité” et le recours aux pauvres artifices de la “riposte adaptée” de la nouvelle équipe dirigeante américaine, je lui répondis que de nouveaux efforts seraient bien inutiles et que, du reste, cette forme de propagande irait même à l'encontre des objectifs que visait mon interlocuteur. D'ailleurs, ajoutais-je, même Raymond Aron et ses amis, qui s'efforcent d'expliquer la stratégie américaine et d'y rallier l'opinion, trouveraient superflu et maladroit d'en remettre encore. C'est alors que Kintner, mécontent, me dit: “...Raymond Aron sera bien obligé d'être d'accord. C'est moi qui lui apporte, pour ses publications, l'argent de la CIA”.
» Un quart de siècle plus tard, à l'occasion d'une étude sur la revue Preuves dont Raymond Aron était la “figure de proue” selon André Laurens, celui-ci, dans les colonnes du Monde (3), écrivait: “la tare de Preuves, à l'époque, était d'être financée par de l'argent américain, dans une perspective d'opposition politique et culturelle exercée par le ‘camp progressiste’. Il est vrai que la revue devait son existence au soutien financier d'un programme américain dans le cadre de la lutte idéologique que se livraient les deux grandes puissances... une des productions du ‘Congrès pour la liberté de la culture’, organisation financée par le syndicalisme américain et la CIA”.
» Avec raison, Alain-Gérard Slama écrira dans Le Figaro (4) : “...faute d'une quelconque initiative européenne, la résistance culturelle fut alimentée par l'argent américain — la CIA pour l'appeler par son nom...” En 1966, la révélation, par le New York Times, de l'activité “culturelle” de la CIA en Europe tarit la source financière... Preuves fut vendue à un groupe de presse. Son créateur, François Bondy, avait eu le rare bonheur, comme d'ailleurs Labarthe, à Londres, de réunir, à côté de celle d’Aron de prestigieuses signatures: Hannah Arendt, George Orwell, Denis de Rougemont, David Rousset, Manes Sperber... Mais ainsi s’explique l’hostilité permanente de Raymond Aron à la politique étrangère du général de Gaulle et ses attaques, dans les colonnes du Figaro, de la force nucléaire française. Celle-ci irritait profondément Washington et il convenait d’être à l'unisson avec le pourvoyeur de fonds. Le revers de la médaille que la postérité accroche au cou des hommes de grand talent, c’est que leur audience suscite un intérêt qui, parfois, pour eux, peut se révéler marchand. En l'occurrence, le soutien de l’étranger avait été d'autant plus facilement accepté qu’il permettait de matérialiser par l'écrit un vieil antagonisme, né à Londres, aux toutes premières heures du gaullisme. Ce n’était pas encore la CIA qui finançait l’opposition au général de Gaulle, mais l’Intelligence Service. En somme, une vieille habitude. »
Pierre-Marie Gallois
(1) « ...Je n'ai nul besoin de forcer mes sentiments pour louer cet ouvrage, bref mais dense, que tous les responsables du destin national devraient lire et méditer.» R. Aron, préface de Stratégie de l'âge nucléaire.
(2) Atomic Weapons in Land Combat, The Military Service Publishing Company, Harrisburg, Penn, USA, 1953.
(3) Livres Politiques, Le Monde, 17 septembre 1989.
(4) La revue Preuves ou le péché originel du libéralisme, Le Figaro, 6 octobre 1989, p. 35.
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On voit où je veux en venir, parce que l’explication du général Gallois montre bien qu’il y a, dans l’engagement d’Aron, des interférences qui justifient des questions. On voit que ces interférences ne sont pas rien, qu’elles représentent des actes volontaires d’une duplicité bien réelle. On est préoccupé par cette question de l’argent de la CIA qu’on imagine livrée dans une mallette anodine, en manteau couleur de murailles, et d’autre part le changement d’attitude de Aron vis-à-vis de la stratégie fondamentale de son pays, la force de frappe, et vis-à-vis de Gallois par conséquent, à l’occasion d’un changement correspondant aux États-Unis.
Il ne m’importe en aucun cas de prétendre à une enquête exhaustive, non plus qu’à la rigueur scientifique des seuls faits. Dans la matière humaine, je me méfie comme de la peste de ces labels de petite vertu. J’instruis le cas de certaines pièces qui m’apparaissent significatives pour mieux briser le mur de révération vertueuse qui entoure et protège l’image de “sage” de cet homme, comme une forteresse invisible et inexpugnable; il s’agit d’une rupture psychologique nécessaire pour déchaîner la pensée et le jugement tenus par le corset de fer du conformisme; il s’agit d’une libération de la psychologie pour mieux apprécier le destin de cet homme accablé par le port d’une infranchissable cuirasse de vertu. Ainsi serons-nous tous libérés, lui et nous, — c’est-à-dire, Aron, vous mes lecteurs et moi-même. Je n’ai pour but que de pouvoir mieux explorer le champ psychologique, qui est mon intérêt profond pour ce cas de Raymond Aron.
Le matériel est des plus des plus accessibles et d’un caractère irréfutable. Il s’agit des Mémoires de Raymond Aron, dont la première édition est de 1983 (réédition en 2003, bien après la mort de Aron qui a lieu la même année 1983). Il s’agit précisément de trois passages, l’un où le mémorialiste parle de Gallois (la seule occurrence, confirmée par l’index); les deux autres où il parle d’accusations contre lui d’être un agent stipendié de la CIA et des rapports du Congress for Culturel Freedom (Congrès pour la Liberté de la Culture [CLC] en français) des années 1948-1950 et après avec la CIA. Il y assez d’indications pour mieux cerner le propos et accrocher des traits plus précis sur la psychologie de Raymond Aron.
La circonstance est anodine: une invitation du nouveau Président français Giscard d’Estaing, en 1974, à quelques personnalités (trois) et journalistes (deux) experts des questions de stratégie et de défense, pour se faire instruire dans une matière dont le Président reconnaît, d’une façon assez légère qui choque Aron, son ignorance. Les trois personnalités sont le général Beaufre, Aron et Gallois. Aron parle essentiellement de Gallois dans ce passage, un peu de Giscard bien sûr. La tendresse ne l’étouffe pas, ni pour l’un ni pour l’autre. Il fait de Gallois, en des termes mesurés mais assurés, un excité marginalisé, un zozo sur le retour qui ne contrôle pas ses nerfs, un extrémiste qui défend des conceptions d’autant plus radicales qu’elles sont dépassées et insensées à la fois, bref un type un peu fêlé et, dans tous les cas, un caractériel un peu irresponsable. (Comment ce type a-t-il pu être général, en plus conseiller écouté de De Gaulle?, pense-t-on.) A lire ce passage, on se forme le jugement qu’Aron n’aime pas Gallois par le fait qu’il n’a aucune estime pour lui, qu’il le tient effectivement pour un galopin sur le retour, incapable d’une pensée utile et raisonnable sur le sujet. Cela contraste étrangement avec la préface flatteuse qu’il avait donnée à Gallois, pour son livre Stratégie de l'âge nucléaire, où il était question d’une estime respectueuse pour l’auteur si l’on comprend bien (« ... Je n'ai nul besoin de forcer mes sentiments pour louer cet ouvrage, bref mais dense, que tous les responsables du destin national devraient lire et méditer »).
Voyons cela (... et l’on admettra que la phrase, avec le “au contraire” : «Je ne fis rien pour le modérer – au contraire», ne fais rien pour faire naître la sympathie pour Aron, – au contraire) : «P. Gallois était arrivé le premier, il attendait dans un salon; mon arrivée contribua à l’énerver en raison de nos polémiques antérieures; son énervement l’incita à pousser ses thèses encore plus loin que d’ordinaire – ce qui permet à ceux qui le connaissent d’imaginer à quelles extrémités il conduisit sa conception de la pouvoir égalisateur de l’atome et de la sanctuarisation du territoire national. Je ne fis rien pour le modérer – au contraire. J’eus le sentiment, à la fin de la conversation, que le président ne choisirait certainement pas le général Gallois pour conseiller, qu’il réagissait avec un scepticisme spontané aux propos du doctrinaire de la sécurité par la menace, exclusive et permanente, de la catastrophe totale, des représailles massives. […] J. Isnard et J.-P. Mithois [les deux journalistes, du Monde et du Figaro] sortirent de l’Elysée l’un et l’autre frappés par la démesure des propos du général Gallois. »
(C’est une des méthodes de Aron qu’on repère avec un peu d’attention et que je ne crois nullement préméditée, de faire dire aux autres ce qu’il a la prudence de ne pas écrire tel quel tout en le pensant fortement. Cela transpire de la plume dans ce passage, et on le retrouve plus bas. La méthode vaut à l’auteur la gloire discrète mais certaine d’être une sorte de deus ex machina du consensus car l’on sait bien, vous et moi sans aucun doute, ce que pense Raymond Aron, qui est ce qu’exprime la majorité inspirée par lui, — Giscard in fine, Isnard et Mithois plus “brut de fonderie”, — car il va sans dire qu’il est le premier, ès qualité, à penser dans ce sens. Dans le cas qui nous occupe, et qui correspond à l’exactitude des situations psychologiques telles que je les ressens, — il y a l’emportement honnête de Gallois et sa faiblesse face à des situations sociales qu’il juge injuste à son désavantage, d’autre part la mesure si intelligente du “spectateur engagé” et le venin vertueux et consacré du riposteur agissant au nom de la sagesse et de la mesure dont tout son propos exsude. Le patriote furieux se trouve, dans un salon de l’Élysée, pris dans la gêne irrépressible, presque la culpabilité de ce qu’on lui conseille de considérer comme son archaïsme (écoutez bien, vous entendez VGE approuver en gloussant silencieusement), face à l’agent d’influence de la modernité libérale dont le quartier-général est cosmopolite et internationaliste.)
L’affaire est assez obscure et Aron ne fait rien pour l’éclairer, sinon d’une certaine dose de mépris ennuyé. C’est de bonne guerre en plus que cela paraît bien justifié. Il s’agit d’une querelle entre deux intellectuels philosophes chrétiens (catholiques), dont un Français, Etienne Gilson, en 1949-50, et l’autre Américain, Waldemar Gurman; l’un pour une politique de neutralité entre Est et Ouest, l’autre pour une politique anticommuniste ferme. Gurman a rapporté à Aron que Gilson avait affirmé en petit comité que lui, Aron, est « un agent payé par les Etats-Unis ». La querelle Gilson-Gurman prend de l’ampleur, on s’invective de journal en journal, d’une rive à l’autre de l’Atlantique. De l’accusation contre Aron, il n’est question (dans ses Mémoires) qu’indirectement, par allusion, ici ou là. La querelle se tarit, on n’en parle plus. Aron observe : « En ce qui concerne la prétendue accusation d’E. Gilson contre moi, j’ai peine à y croire. […] Plusieurs années plus tard, après la crise de la neutralité, il [Gilson] me dit qu’il ne prenait ‘Le Figaro’ que pour lire mes articles. W. Gurian avait rapporté avec légèreté des propos qu’il n’avait pas entendus et que Gilson a toujours démentis. »
La chose ne nous apporte rien sinon qu’il y eut parfois, autour d’Aron, une discrète odeur de souffre qu’un peu de vent emporte. Quant à Aron, lui, il ne sent rien de précis, ni souffre ni rien du tout, et il ne s’intéresse finalement qu’à la joute des deux protagonistes Gilson-Gurman qu’il trouve bruyante et un peu vulgaire, sans prendre un seul instant la peine de s’intéresser au fond (Aron est-il «un agent payé par les Etats-Unis»?).
Sans aucun doute le morceau de résistance dans la revue que je propose. Page 237, Aron fait une digression sur sa participation au Congrès pour la Liberté de la Culture, dont on a vu un mot précédemment dans la rapide description des conditions de l’offensive culturelle de la CIA. En 1967, le New York Times révéla les accointances du CLC avec la CIA. Aron l’ignorait-il? Dès qu’il sût que le CLC était, comme il l’écrit, «parmi les organisations financées par cette fameuse Agency...», il s’en éloigna. (La formulation, me semble-t-il, est étrange , — l’expression “cette fameuse Agency”, — comme s’il raillait avec condescendance ceux qui croient voir partout la main cachée de “cette fameuse Agency” qui semble dans ce propos faite principalement pour étayer les scénarios d’Hollywood.) Le CLC, «sous un autre nom, et avec les subsides de la Ford Fondation, survécut quelques années», — sans lui, Raymond Aron, et sans lui le CLC ne valait plus grand chose se dit-on.
Les pièces sont à jour, maintenant commence l’introspection, bien plus que l’enquête, encore bien plus que la plaidoirie. Aron cultive une attitude impeccablement objective dans son propos. «Deux questions se posent à nous, Denis de Rougemont, Manès Sperber, Pierre Emmanuel et tous les autres qui travaillèrent d’une manière ou d’une autre dans le cadre du Congrès: aurions-nous du savoir ou du moins deviner? Si nous avions connu l’origine de l’argent, aurions-nous refusé toute collaboration?» Laissons la première question, assez accessoire et de laquelle on peut toujours se sortir sans mal. (Tout juste notera-t-on, par mauvais esprit de comptable, qu’à la lumière des précisions apportées par Gallois la phrase suivante, également extraite de ce passage, n’est pas heureuse parce qu’un mauvais esprit y verrait simplement un mensonge: «Je n’étais pas rétribué par le Congrès, celui-ci me donnait l’occasion de défendre et illustrer des idées qui, à l’époque, avaient bien besoin d’être défendues.»). La seconde question a, par contre, une importance primordiale. La réponse ressort d’une appréciation de soi-même correspondant à merveille à l’image que Aron donne au public, à ses pairs, à ceux qu’il conseille, et, d’ailleurs, peut-être à l’image de ce qu’il est; elle ressort de l’appréciation générale que Raymond Aron est vertueux mais que ce n’est pas nécessairement une vertu; encore s’agit-il d’une vertu modestement extraite d’une vertu collective puisqu’il parle à la première personne du pluriel, au nom de ses pairs dans cette aventure et de lui-même. A la question «Aurions-nous toléré le financement de la CIA, si nous l’avions connu?», la réponse vient, colorée du mélange subtil d’une certaine lassitude, d’un fatalisme certain et, surtout, de la raison retrouvée et maintenue: «Probablement non, bien que ce refus eut été, en dernière analyse, déraisonnable.» Aron justifie aussitôt ce jugement qui peut paraître audacieux, voire provocateur, mais qui est surtout habile. Sa justification est qu’avec la CIA comme marraine, on peut continuer à écrire en toute liberté comme lui-même en martela la preuve au long de ces années de CLC subventionné (et de publication dans le magazine Preuves, également subventionné selon le même montage). On garde de cette intervention une image qui ne ternira pas: s’il se veut raisonnable et prétend se montrer objectif, voire même froidement calculateur dans ses jugements (“la liberté vaudrait bien ‘cette fameuse Agency’”, comme l’autre disait que Paris vaut bien une messe), Aron resterait au fond, dans un premier mouvement, incurablement vertueux. Cet homme nous fait comprendre ce qu’est, dans un siècle polémique et pervers, le transport de la lourde croix de la vertu naturelle.
Sur la fin du passage, le sage nous ramène au fond des choses, cela pour les galopins tentés de céder au folklore romantique de l’assimilation des influences. La tirade remet les choses sous le feu impératif de l’essentiel, – qui est la liberté, sans aucun doute. C’est au nom de la liberté que tout cela est fait; s’il y a parti pris, le parti n’a rien à voir avec le Parti. Aron cite un écrivain anglais qui prit prétexte d’une étude sur les “compagnons de route” (de Staline) pour avancer une comparaison entre ces mêmes compagnons et les militants de la liberté du CLC, pour suggérer qu’ils iraient bien dans le même sac. On imagine plus qu’on ne le lit s’échauffer la plume d’Aron mais, aucun doute, le sang aronien ne fait qu’un tour. Le verdict est, là, sans appel, parce que les subtilités ne sont plus de saison. «Les similitudes formelles dissimulent les différences radicales. Nous n’avons jamais, au Congrès, défendu systématiquement la diplomatie ou la société américaine. En 1955, à Milan, une controverse s’instaura parmi nous entre certains, qui soulignaient et exaltaient presque les réussites économiques du soviétisme, et ceux qui mettaient en doute les statistiques triomphales. Nous écrivions dans ‘Preuves’ comme nous écrivions dans une autre revue. Nous avions, en effet, quelque chose en commun, le refus du communisme. Mais l’anticommunisme pluraliste qui englobait des sociaux-démocrates à une extrémité, des conservateurs à une autre, différait en nature du pro-soviétisme des organisations d’intellectuels condamnés à farder la vérité (pour user d’une litote).»
Somme toute, tout cela est bel et bon. L’ironie affleurant dans un propos de mon commentaire, ici ou là, pourrait être porté au crédit ou au débit, c’est selon, du polémiste (moi) qui n’aime pas que l’on fasse des demi-mesures de la pensée une vertu de l’esprit. C’est ainsi que je juge du fond de la pensée de Raymond Aron, par ailleurs incontestablement lucide, solide, bien structurée, admirable en un sens et respectable de toutes les façons. Pour en venir à la mesure de la référence de l’objectivité, je finirais bien, raison et respect retrouvés, par cesser d’ironiser, pour enfin reconnaître la vertu et la sagesse du propos, — cette fois sans sourire, — même si le propos ne me séduit pas. Eh bien, l’on comprend aussitôt que c’est impossible, que le problème soulevé est d’autant plus grave, qu’il y a là un cas qui ne souffre aucune hésitation. Puisque j’ai pris le parti de croire Gallois et que j’ai exposé les raisons de ce choix qui n’ont rien du partisan, il s’en déduit aussitôt que tous les propos que j’ai rapportés de Aron sont écrits par un homme qui, en 1963 encore (et certainement après, et sans aucun doute avant), se voit fixer rendez-vous par le colonel américain Robert Kintner, pour recevoir sa valise pleine de dollars comme on a décrit plus haut la rencontre couleur de muraille. Je conviens aussitôt que l’image est stupidement romantique et tout de même un peu sordide mais elle a la solidité du marbre une fois que vous l’avez réalisée et elle devient intellectuellement gênante. Elle compromet diablement tout l’édifice. Dans cette représentation des demi-mesures pleines de mesure, des subtilités et des nuances qui renforcent le trait, des esprits qui pèsent le pour et le contre pour mieux s’enrichir (par la connaissance), des vertus qui ne cèdent pas et de la raison qui se grandit avec la sagesse, — soudain paraît l’ombre de la duplicité la plus grossière, la plus embarrassante, comme ces liasses de billets de $100 bien rangées dans la petite valise noire.
Mais je n’en crois rien. Je conserve la forte conviction d’un Raymond Aron honnête. Si l’on s’en tient aux faits selon la vision d’un autre temps où l’honneur avait cours, qui est un temps qui a toute mon estime et auquel je me réfère, il serait relaps et traître à son pays. Comment concilier ces deux extrémités dont aucune n’est une dissimulation de ma part? C’est dans ce but que j’ai dit mon intention de m’attacher à ce cas humain en médecin de l’âme, en psychologue, et nullement en enquêteur, et certainement pas en juge. Comme je crois l’homme foncièrement honnête et que j’apprécie comme absolument malhonnêtes certaines actions auxquelles il est conduit, il y a un mystère. Ma façon de le dénouer est de séparer complètement l’acte déshonnête de l’honnêteté de l’homme ; d’avancer l’hypothèse (assez risquée, j’en conviens) que, dans tous les cas, si Aron n’avait pas eu besoin de fonds pour soutenir son action, il eut été de la même opinion; de penser même, plus encore, que, toute sa vie, Aron jugea, en toute honnêteté vis-à-vis de lui-même, que “s’il n’avait pas eu besoin de fonds pour soutenir son action, il eut été de la même opinion”; de conclure enfin qu’il accepte comme une fatalité vraiment sans conséquence, et qu’on n’en parle plus, ce passage obligé par le soutien de la CIA. Lorsque Aron parle de l’organisateur du CLC (Michaël Josselson), qu’il s’interroge sur son sentiment, qu’il conclut qu’interrogé sur le fait Josselson aurait reconnu que la CIA subventionnait le CLC, lorsque enfin Aron ajoute en guise de commentaire : «Probablement [Josselson] aurait-il ajouté: comment faire autrement?», — rien ne m’empêchera de penser que Aron, dans ce cas, parle pour lui-même et s’absout en toute conscience, et sans la moindre faiblesse. Juge de lui-même et homme plein de sagesse, il sait choisir, surtout lorsqu’il s’agit de lui-même (moins d’un Gallois auquel il réserve le maximum, on l’a vu), la voie moyenne du doux et rassurant confort des circonstances atténuantes, – et même, hein, impérativement et décisivement atténuantes... Dans ce cas comme dans tant d’autres, Raymond Aron représente bien notre civilisation.
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