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3814A la suite du texte que nous avions publié le 10 mars 2007 dans la Lettre d’Analyse dd&e, et que nous avons repris dans la série Archives-dd&e le 23 juin 2019, nous avions publié le 25 mars 2007 un texte d’analyse générale à partir du même livre qui était le moteur principal du premier texte (Les États-Unis et la guerre d'Algérie, de Irving M. Wall), mais cette fois pour analyser la méthode de l’historien. L’idée nous en était venue, ou plutôt était venue à PhG parce que le livre portait à la fois sur la politique américaniste et l’américanisme, et sur la guerre d’Algérie, deux sujets qui lui sont chers :
• PhG s’est toujours intéressé aux USA, et plus tard, dans ses activités professionnelles, à l’américanisme et à la politique américaniste ;
• PhG est né en 1944, “Pied-Noir” en Algérie, qu’il quitta au début de 1962, et qui resta toujours pour lui, et de plus en plus avec l’âge et la nostalgie, un sujet fondamental dans son esprit et dans son souvenir, et même dirait-il dans son “âme poétique”.
A partir de ces solides centres d’intérêt et même de témoignage, il a paru intéressant de faire une critique de la méthodologie de l’historien que nous qualifierions de “scientifique”, ou d’“objectif” comme il (l’historien) se juge lui-même. Dans ce cas, les sujets représentés par Wall deviennent secondaires, c’est la méthode qui devient l’objet du travail. Bien entendu, car l’on s’en doute, l’approche choisie puis développée fut extrêmement critique et le texte se terminait sur une rapide mais très intense plaidoirie, résumée par le dernier intertitre : « De la relativisation inévitable de l'histoire : de l'échec de la méthode scientiste à la nécessité du prophétisme »
(• On observera qu’à la date où furent écrits ces articles, ces remarques étaient déjà marquées et justifiées bien évidemment par ce qui était apparu en pleine lumière depuis le 11 septembre 2001, c’est-à-dire une volonté arrêtée de mensonge qu’on appellerait presque “alt-vérité” [“vérité-alternative”] sous la forme de narrative destinées à structurer un simulacre de la part des autorités officielles. [Voir, parmi beaucoup d’autres textes, celui du 13 mars 2003, « Je doute, donc je suis »]. Cela fit réaliser aussitôt, dans tous les cas pour les esprits encore critiques et indépendant, de quelle extraordinaire relativité faussaire développée avec aplomb, impudence et effronterie, – et peut-être inconscience pour touiller le tout, – était parée l’affirmation d’objectivitéde la source, dans le chef des informations et documents officiels auxquels peut avoir accès un historien. Cette nouvelle attitude ne se réduit pas aux autorités officielles, elle touche toutes les institutions, organisations, grands conglomérats, etc., jusqu’aux individus eux-mêmes quand ils ont des positions officielles, etc.)
(• D’autre part, nous disons notre conviction que ce qui est apparu en plein jour avec 9/11, la volonté de mentir des autorités officielles et autres sources du genre, revenant d’ailleurs à créer un univers virtualiste, ou simulacre, existait déjà de manière plus discrète [plus habile] auparavant, notamment depuis le développement du système de la communication, depuis l’apparition de la modernité, depuis la Renaissance et la technique de l’imprimerie de Gutenberg…)
Nous publions donc dans cette Archives-dd&e la rubrique Analyse du 25 mars 2007 (Volume 22, n°13) faisant suite et enchaînant sur l’article précédemment repris du 23 juin 2019 sur « L’Algérie de John Foster Dulles ». Nous ferons la remarque fondamentale que toute l’analyse et la logique de ce texte de 2007 valent parfaitement aujourd’hui, sinon en bien plus accentué, en bien plus évident, en plus scandaleusement criard et éhonté, – au point que l’évidence nous engage bien plus fortement à dénoncer une méthodologie qui a complètement mis à jour le caractère faussaire de simulacre auquel son caractère ainsi exacerbé l’a conduite. La quasi-officielle affirmation que nous sommes dans l’ère de “la post-vérité” où l’esprit fonctionne selon des processus tels que le déterminisme-narrativiste nous décharge de toute obligation vis-à-vis des sources officielles et institutionnelles, académiques et universitaires, qui constituaient d’habitude les canaux de la “vérité rationnelle” ; et même, cela nous engage à mettre en doute en priorité ces sources officielles, institutionnelles, etc.
(Nous doutons pleinement aujourd’hui que cette “vérité rationnelle”, dans les temps anciens où l’on pouvait encore y croire des quatre-cinq derniers siècles envisagés, ait étévraie et conforme à la raison à moins que nous parlions de la raison-subvertie.)
L’attaque contre la méthodologie de Wall, qui est la méthodologie générale de la réflexion historique-scientifique aux USA (et dans le bloc-BAO) mais aussi du commentaire et même du simple rapport de l’information (le journalisme de la presseSystème, de son aspect élaboré à son aspect le plus cru), est aujourd’hui plus que jamais fondée et doit être même fortement amplifiée en une attaque totale et sans retourparce que le cloisonnement entre les différents domaines s’est très fortement accentué, avec un développement faussaire dans chacun d’eux de type-post-vérité, et que les référence jugées comme acquises sans démonstration ni confirmation des domaines accessoires mentionnéssont totalement faussaires à leur tour. Nous parlons par exemple du mot “colons” avec toute la connotation qu’on sait, employé systématiquement par Wall pour désigner les “Pieds-Noirs”, ou “Européens d’Algérie”, et qui est un mensonge-simulacre d’une incroyable impudencemalgré les efforts et le zèle divers porte-voix du FLN (et des élites-zombies de tous pays du bloc-BAO) qui les relaient. Sur tel point comme celui des colons, comme sur tant d’autres, on peut dire qu’on était bien plus proche de la réalité (de la vérité-de-situationpour nous) en 1956, lorsque ce terme de “colons” était un terme au moins reconnu comme absolument partisan façon-PCF des belles années staliniennes/façon-Sartre, et ce terme dont Albert Camus écrivait ironiquement qu’ « à lire certaine presse, il semblait vraiment que l’Algérie était peuplée d’un million de colons à cravache et à cigares et montés en Cadillac ». A lire monsieur Wall en 2000-2007, il apparaît évident scientifiquement, sans démonstration ni statistiques nécessaires, que c’était le cas mais désormais démontré objectivement ; et à entendre les innombrables zombieSystème parler du problème aujourd’hui, 20 ans plus tard, c’est non seulement une vérité scientifique objective mais c’est en plus une parole d’Évangile de la religion postmoderne, qui justifie toutes les passions, toutes les fureurs et toutes les exécutions sommaires.
Une méthodologie qui en est tombée à ce point de bassesse ne vaut même pas qu’on la ramasse et ne nous intéresse en rien sinon comme référence pour chercher son contraire. Ainsi en venions-nous dans ce texte à l’“historien prophétique” comme nous en parlions déjà en 2007. Aujourd’hui, nous y sommes d’autant plus inclinés que l’extraordinaire “transparence” par impudence, impudeur et inconscience des faussaires, des actes de déformation grossière et d’inversion grotesque de l’histoire, – jusqu’à l’histoire la plus récente, de l’Ukraine au Russiagate, à l’Iran et au Venezuela, celle qui se fait aujourd’hui, – cette “transparence” arrogante et inconsciente à la fois ont complètement pulvérisé le concept d’objectivité de l’historien, singulièrement de l’historien et hagiographe assermenté-Système à la façon d’un Wall. Comme nous le suggérons largement dans notre Glossaire.dde, dans les rubriques déterminisme-narrativiste et vérité-de-situation, la réalité est totalement pulvérisée, et avec elle la prétention à l’“objectivité” des sciences humaines et sociales telles que les accepte le Système, telles que les diffuse les Système, telle qu’en accouche le Système... L’histoire officielle est par conséquent, plus qu’aucune autre, l’archétype de l’imposture et de la chose faussaire, – ce que, par exemple, PhG résumait de cette façon lorsqu’il fut interrogé par un quotidien bruxellois en septembre 2011 sur l’explication de l’attaque, les bruits & chuchotements complotistes, etc. : « La seule chose dont je suis sûr, c’est que la version officielle de l’attaque est fausse. »
… Nous en venons donc à l’“historien prophétique”, comme seule façon de sortir, par le haut, par le Ciel, hors de la poigne gluante et poisseuse des marais putrides du Système et de ses impératifsqui sont une salade russe de 1984, du Meilleur des mondes, de Fahrenheit 451, des discours de Macron et des éditos du New York Times et du Washington Post. Déjà en 2007, nous le devinions et le laissions entendre, douze ans plus tard nous l’affirmons avec la plus grande force, reposant sur l’intuition haute, sur les puissantes visions de l’“âme poétique”, – l’historien de l’Histoire est un métahistorien comme Maistre et Hölderlin, et Chateaubriand bien sûr, – c’est-à-dire autant poète que visionnaire, autant nostalgique élevé par la grandeur de la tradition que lecteur du passé pour y trouver les signes de l’avenir.
Plus que jamais, la longue description de Chateaubriand que Manuel de Diéguez donnait en 2004 à PhG nous semble convenir parfaitement à notre propos, pour définir exactement l’historien que ne peuvent être, ni monsieur Wall, ni l’historien-Système, – les adulés, les primés, les invitéssur les plateaux de l’“étrange lucarne” qui nous fait si souvent office de vérité.
« Chateaubriand enseigne à transfigurer l’histoire et, dans la foulée, de s’y installer en démiurge. Du coup, il en orchestre le rythme orphique ; du coup, il en reconstitue le cours sur le mode biblique ; du coup, il nous pose la question : “Qu'est-ce qu'un poète ?” Il s’en explique : c’est “un cerveau de glace dans une âme de feu”. Le cerveau de glace est celui qui donne la distance, qui fait le tri, qui élague, qui distingue l'essentiel de l'anecdotique, mais avant tout celui qui sait que le matériau du biographe n'est pas “ce qui est arrivé”, mais ce qui sort transfiguré des cornues du poète. Chateaubriand donne l'illusion de se poser en souverain de l'histoire du monde. Dans sa Vie de Rancé il ira jusqu’à écrire : “Je ne suis plus que le temps”. Deux géants paraissent se partager le destin des nations : Napoléon et lui-même. »
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Le livre d'Irving M. Wall (Les États-Unis et la guerre d'Algérie), dont on a présenté dans notre précédent numéro [voir sur ce site au 23 juin 2019] une analyse (très) critique du contenu, constitue une bonne base pour étendre notre appréciation (très) critique à la méthode du travail historique. Wall nous offre une démarche historique caractéristique de son époque, accordée aux conceptions actuelles de la méthodologie scientifique. Le travail est minutieux, très référencé et varié, à l'image de la multitude de sources auxquelles le chercheur a accès. Par exemple, on laisse souvent, – ou l’on semble laisser les opinions et analyses contradictoires les unes contre les autres, les unes à côté des autres, sans souci d’imposer d’une façon arbitraire un ordre qui viendrait du jugement de l’auteur. Le souci semble être celui de la reconstruction de la réalité telle qu'elle fut, – ou telle qu’on affirme implicitement qu’elle fut.
Il s'agit plus d'un “chercheur” que d’un historien au sens classique du terme, un “savant de l'histoire” plus qu'un artiste de l'histoire. L'approche se veut très scientifique, très rationnelle. L'agrément de la lecture, voire l’“originalité” de la forme, qui peut exister d'une façon appuyée et très plaisante à la lecture, est directement fonction de la variété des sources et nullement selon le goût de l'auteur. C'est un territoire universitaire bien plus que littéraire, et dans le sens où le territoire universitaire s’oppose au territoire littéraire. L’intuition y a peu de place, à moins qu'elle ne soit au service de la recherche. Le sujet est borné dans le temps et dans l'espace jusqu'à être cloisonné pour le bien de la chose. Le commentaire s'affirme structuré, lui aussi appuyé sur des faits qu'on estime démontrés ou, dans tous les cas, reconstitués avec la plus grande fidélité possible.
Objectivité, enfin, — voilà le maître-mot. Plus que d'objectivité, d'ailleurs, on devrait parler d'une objectivation de l'Histoire. La reconstruction de l'Histoire, si elle prétend retrouver la réalité historique, ne manque pas d'être arrangée de façon à ce qu'un certain ordre réponde à la raison qu'on y cherche, — et qu'on y retrouve. C’est une méthode très moderniste, au sens idéologique du mot. Ici apparaît évidemment le sens (vraiment très) critique de notre démarche.
Le cloisonnement du sujet permet paradoxalement d'imposer des affirmations générales extrêmement partisanes
Le “savant de l'Histoire” juge qu'il évolue dans un cadre général admis et qui va de soi. Il s'y réfère “en passant”, par des allusions ou par l'emploi de stéréotypes qui ne sont aucunement mis en question, mais au contraire tenus pour des évidences par tous. C'est l’acte du conformisme général porté au niveau du fondement implicite de la démarche. Le cadre général ainsi évoqué allusivement semble accessoire ; il se révèle en fait essentiel pour influencer implicitement tout le sens de l'étude spécifique. Le cloisonnement ainsi effectué, qui semblerait être un acte d’objectivation, s'avère en réalité être une source constante d'influence.
Venons-en au sujet traité par Wall. Il ne s'agit pas de l’histoire de l’“Algérie française” devenant indépendante, avec ses divers épisodes, ses drames, ses tragédies, mais bien de l'action des USA dans la guerre d'Algérie. La question de l'Algérie française y est donc évoquée souvent mais accessoirement, sans tentative d’analyse. Le jugement est donc regroupé sous la forme de l'emploi d’expressions, voire de mots. Insistons sur l'exemple de l’emploi du mot “colon” pour désigner les Français d'Algérie. Le sens conceptuel de ce mot est bien connu. Il s'agit d'un expatrié ayant bénéficié de la spoliation des indigènes de leurs terres. Il s'agit d'un agriculteur dont la fortune est bâtie sur une infamie originelle indiscutable et sans rémission : « En 1954 au début de la guerre, il y avait là-bas environ un million de colons d'origine européenne, minorité privilégiée par rapport à la masse des huit millions et demi de musulmans, en grande partie privés de terre et pauvres.»
Le terme revient systématiquement car les “colons” sont partout. Ce sont eux qui accueillent bruyamment Guy. Mollet à Alger le 6 février 1956 : « Mais Guy Mollet fut accueilli là-bas à coups de tomates et d'œufs pourris par des colons en état d'émeute. » Ce sont eux encore qui soutiennent le putsch d'avril 1961 : « … la deuxième rébellion contre de Gaulle qui éclata en Algérie le 20 avril[1961], menée cette fois par certains éléments de l'armée auxquels les colons apportèrent leur soutien. » Ce sont eux qui forment l'OAS : « un retard qui permit aux colons de mettre en place l'OAS et à celle-ci de mener une campagne terroriste d'une violence et d'une férocité presque inouïes. » (Pourquoi “presque” ? Ces monstres méritent “inouïe” tout court, monsieur Wall, auteur et chercheur si sérieux.)
Cela est-il sérieux de parler de “colons” dans un pays qui regroupait plus des deux tiers de sa population européenne dans des villes populeuses, où prédominaient des populations ouvrières et artisanes ? On sait que l'activisme citadin de l'Algérie française, y compris l'OAS, fut, du côté civil, le fait des milieux populaires (y compris une “OAS juive”), ces jusqu’au-boutistes qui n'avaient rien à perdre. Le stéréotype mensonger de Wall est répété sans explication puisqu'il s'agit d'un thème hors-sujet.
Ces termes renvoient à la simple image propagandiste de l'époque telle qu'elle s'est fixée dans l'histoire racontée à partir des nécessités idéologiques. Ce type d'emploi, extrêmement vieillot et contrastant avec la puissance et la nouveauté du matériel sorti des archives et formant le sujet principal, se retrouve dans des remarques parcellaires sur d'autres sujets, aussi déformés et renvoyant à la propagande de l'époque. Par exemple, lorsque Wall écrit que de Gaulle, en développant le nucléaire, a sacrifié les capacités conventionnelles de l'armée française comme on le voit aujourd'hui. Monsieur Wall, les événements actuels nous montrent l'inverse, point final.
Un autre aspect de cette “méthode” est la constante critique de l'atomisation et du désordre régnant dans les gouvernements français successifs de la IVème République, et même chez de Gaulle à partir de 1958. Les commentaires abondent, dits également comme allant de soi, comme l'on relève un fait d'évidence. Par exemple celui-ci, p.94 : « L'incapacité de Guy Mollet à démentir ce qu'il savait être faux renforça à Washington l'image d'un gouvernement français en pleine désorganisation, dont certains ministres, en l'occurrence ceux qui étaient chargés de la Défense et de l'Algérie, menaient leur propre politique, indépendamment d'un Président du Conseil incapable de les en empêcher. »
Le propos n'est pas ici de réhabiliter le fonctionnement des gouvernements de la IVème. Il nous importe plus d’observer que cela est écrit d'une manière magistrale, comme un maître (le gouvernement US, dont Wall devient naturellement le représentant) fait la leçon à un élève (le gouvernement français) du haut de sa vertu évidente, – manifestée autant par la justesse de sa position que par sa cohésion, son efficacité, l'illumination technique et morale de son action. Que vaut cette vertu ?
La situation du gouvernement américaniste dans les années 1950 est bien connue. Elle est parcourue de tendances souvent férocement concurrentes et contradictoires. Wall ne nous le cache d’ailleurs pas, désignant des groupes pro- et anti-français, faisant un long portrait de Robert Murphy, cet anti-français acharné qui oriente la politique US selon ce qu'il lui plaît et bien au-delà, sinon parfois contre les consignes. Les départements ont eux aussi des politiques différentes. Les militaires ne sont pas en reste. On connaît l’épisode MacArthur de la guerre de Corée, qui nous conduisit au bord de la guerre nucléaire. On connaît moins celui du général LeMay, régnant en maître sur le Strategic Air Command et manigançant de son propre chef des provocations pour un affrontement nucléaire avec l’URSS, à l'insu du pouvoir politique. On se rappelle Eisenhower, humilié par Krouchtchev à la conférence de Paris en mai 1960, pour la destruction d'un U-2 alors qu'il ignorait que les vols d'espionnage de la CIA au-dessus de l'URSS se poursuivaient.
Il y a une évidence implicite dans le propos de Wall. Ici (le cas de la France), c'est le désordre d'un pouvoir politique faible et impuissant. Là (les États-Unis), il va sans dire que c'est la saine pluralité d'un pouvoir démocratique assez puissant [vertueux]pour se permettre de laisser s'exprimer des tendances (de bonne taille parfois : une guerre nucléaire par escroquerie !). Il va sans dire mais cela mérite d'être dit : dans le cas américaniste, l'évidence de la vertu écrase tout. L'évidence implicite ne laisse aucun choix au lecteur. Les faits importent moins que l'évidence de la vertu. Il s'agit du cas fondamental et remarquable de l'objectivation de la vertu américaniste.
L'essentiel de la méthode : l'objectivation du propos par l'affirmation objective de la vertu
Ainsi en arrive-t-on prestement à la remarque étrange que, dans cette méthodologie qui s'affiche objective et scientifique, le cadre annexe est traité comme tel mais joue pourtant un rôle fondamental. Il est traité comme tel lorsqu'il s'agit de l'expliciter ; en réalité, on ne l'explicite pas et il est laissé au niveau des “on-dit”. On déduirait de cette piètre importance qui lui est assignée que ce cadre annexe ne joue aucun rôle dans la démonstration du sujet spécifique et cloisonné qui est traité. Mais non, on découvre rapidement qu'il tient un rôle d'influence complètement fondamental. C'est lui qui est le moteur de l'objectivation qui constitue l'ambition essentielle de la méthode.
A partir de l'impression générale très vague mais très puissante qu'il distille, l'orientation, la compréhension, la saveur même de l'étude fouillée du sujet fractionné sont complètement bouleversées dans le sens qui, supposons-nous, doit importer au “savant-historien”, – et il s'agit sans aucun doute d'un sens idéologique. Toute l'orientation de l'étude dépend d'une perception absolument approximative ; du niveau de la réputation et rien de plus, comme si l'on donnait comme axiome de base : “Il va sans dire que l'Amérique est vertueuse, et son gouvernement idem”.
Ce cadre général présente la vertu américaniste comme une sorte de donnée fondamentale du propos, indiscutable, évidente. D'une façon naturelle, “objective” dit-on aussitôt et justement, le récit est conduit à vitupérer avec constance le comportement du gouvernement français, décrit comme un désordre indigne et lamentable. Au contraire, le comportement du gouvernement US, qui est à peu près similaire dans ses effets, est décrit, sans commentaire nécessaire tant l'approbation se goûte dans le ton lui-même que suscite l'esquisse du cadre général comme on l'a vue, comme exemplaire, riche, plein d'une pluralité nécessaire, démocratique, sérieuse et féconde à la fois.
Certes, il n'y a aucune vertu particulière à trouver dans le comportement du gouvernement français dans cette période et dans ces circonstances. Cela nous permet d'ajouter qu'il n'y a pas non plus lieu à s'étendre dans la louange de l'action du gouvernement américaniste, qui s'ébat dans l'hypocrisie, dans le double langage, dans le mensonge et dans l'ignorance de ses diverses politiques. Qu'importe, on dirait que le ton est donné, comme l'on donne le “la”. L'effet est verrouillé et le lecteur pressé où mal informé garde l'impression générale, très “globalement positive” (pour les USA) comme disait l'autre, d'une administration US se battant avec alacrité, avec ardeur et sagesse, contre une organisation française (le gouvernement, les monstrueux “colons”, l'armée indisciplinée et félonne, etc.) stupide, fourbe, raciste, hystérique et privée de toute raison, détestable et rétrograde. L'impression n'est pas donnée par l'argument, par le fait, par la plaidoirie ni par rien de cette sorte, mais par la méthode d'objectivation qu'on a tentée de décrire. Elle est donnée, pourrait-on dire, “en toute vertu” d'objectivité.
… Laquelle vertu (du gouvernement US et du reste), en réalité n'en est pas une selon le sens commun, comme le serait le produit d'un jugement, d'une inclination, d'un parti-pris qui peut être honorable et ainsi de suite. La-dite vertu est, au contraire, un élément objectif du récit. C'est à ce point qu'il ne faut pas s'en tenir à l'appréciation sarcastique ou vitupérante. Au contraire, on touche à l'essentiel du propos et au fondement de la méthode.
Cette perception d'une vertu objective de l'acteur principal du récit est un point absolument fondamental, qui explique par ailleurs l'espèce d'innocence de la démarche, — encore une fois ce caractère de l’“allant-de-soi” et du “va-sans-dire”. La complexité de la démarche, son efficacité aussi, et éventuellement sa fragilité lorsqu'on en a mis à jour le mécanisme, c'est le rôle que tient cet argument de la vertu du gouvernement US, et de l'américanisme en général.
D'ailleurs et justement, ce n'est pas un argument. La vertu américaniste est un facteur fondamental de l'objectivation du récit, et non pas le contraire. Elle n'est pas objectivée par le récit mais elle objective elle-même le récit. C'est dire si cette vertu va de soi et qu'elle va objectivement de soi puisqu'elle constitue la pierre angulaire de toute l'objectivation du récit ; elle est l'un des constituants fondamentaux, – horreur, que disons-nous là en fait de restriction ! – elle est “le” constituant fondamental de la matière même de l'américanisme, comme le lait dans la constitution de la matière-fromage.
Ainsi, en constatant comme nous le faisons la vertu du gouvernement US, nous ne faisons pas un compliment à ce gouvernement, nous ne l'applaudissons pas, – non, nous mentionnons un fait et rien de plus, – et rien de moins, non plus. Mettre cette structuration de la matière-américaniste, voire de la matière-humanité en cause, c'est d'abord une obscénité contre la pensée “qui-va-de-soi”. C'est également, pour en revenir à la méthode, mettre tout le récit en cause au nom d'un fait qui ne tiendrait dans ce même récit qu'une place qu’on a vue en apparence accessoire (“le cadre général”). Cela revient à menacer absurdement de destruction une architecture solide, charpentée, fondée sur une multitude de sources parfaitement valables (vertueuses ?), et qui s'avère exemplaire et indubitable, qui justifie la méthode de l'histoire comme matière scientifique. Qui le ferait s’il n’était pas impliqué dans une enquête dans le but précis de démonter les mécanismes de la démarche ?
L’absurdité de cette [enquête pour] ceux qui n'en comprennent pas l'objet essentiel en fait justice. Nous ne mettons rien en cause du principal, cette remarquable étude fondée sur un travail minutieux et une multitude de sources inédites, garantes d'objectivité, donc nous acquiesçons à l'objectivité du récit ; donc la vertu objective de l'américanisation va de soi puisqu'elle occupe la place de pierre angulaire qu'on sait. La sacralisation objective du récit entraîne nécessairement celle de ses composants, et en premier évidemment, celle de sa pierre angulaire, – et, au-delà, le sacralisation objectivée de l'américanisme.
La vertu US, la juste morale américaniste, est donc un facteur à la fois primal et objectif. Puisqu'on y est, et pour clore le propos sur ce point, on peut aussi bien parler de modernisme que d'américanisme, c'est la même chose. L'histoire, si elle veut être objective, c'est-à-dire scientifique, ne peut être qu'américaniste ou/et moderniste.
Puisque l'“objectivation” scientifique de l'Histoire est une dissimulation de plus, autant revenir à l'Histoire prophétique
A la page 431 de L'influence américaine sur la politique française — 1945-1954 (son premier livre, de 1985, sur les relations France-USA), Irwin M. Wall écrit, à propos du comportement du gouvernement US vis-à-vis des autres gouvernements : « Comprenons qu'aux yeux des Américains un gouvernement n'était énergique et décidé que lorsqu'il prenait les décisions que Washington désirait. » Voilà qui est clair et qui nous éclaire à propos des condamnations du gouvernement français (signalées plus haut) que Wall, bon messager, nous rapporte à partir du jugement de Washington. Les gouvernements français étaient de toutes les façons exécrables parce qu'ils n'étaient pas au garde-à-vous devant Washington.
Irwin M. Wall faisant évidemment un travail objectif d'universitaire américaniste, comment concilier cette approche partisane du comportement français, jusqu'à la reconnaître implicitement ici et là comme dans cette citation, avec la nécessité d'objectivité qui doit caractériser son travail ? Comment, sinon en proclamant le gouvernement US vertueux et en “objectivant” cette vertu ? Comme on l'a vu, voilà qui est fait. Nous savons pourtant que cela ne suffit pas. Nous-mêmes, en contestant la vertu US et en démontrant le bien-fondé de cette contestation, nous ne détruisons pas nécessairement cette vertu mais, au moins, nous la relativisons. Est-ce à dire que nous la privons de son objectivation ? Non, semblent pourtant dire Wall et, avec lui, tant d'autres auteurs US qui vous parlent de l'exceptionnalité américaniste, et d'autres encore, non-US, français notamment, plus US que les US, plus américanistes que les américanistes. Que faire, alors, devant une telle contradiction ?
On ne peut qu'accepter cet état de chose, cette affirmation impérative de Wall et des autres, y compris d'une “objectivation” selon leurs conceptions américanistes, mais alors nous leur retirons l'étiquette de la caractéristique d'objectivité scientifique. Wall fait de l'Histoire partisane et, s'il l'objective, c'est alors qu'il a inventé une nouvelle catégorie de la pensée : le parti-pris objectif ou l'objectivation partisane. Rien de tout cela ne nous surprend vraiment car ces caractéristiques, pour être américanistes, n'en sont pas moins modernistes et retrouvées chez tous nos grands intellectuels du domaine.
Cette approche nous conduit à mettre en cause une méthodologie et la méthode qu'elle prétend servir, notamment et expressément dans ce cas pour l'Histoire. Il ne s'agit pas de science ni de science historique. Il s'agit d'histoire tout court, c'est-à-dire une étude du passé établie dans des bornes précises et selon un point de vue non moins précis. Ce point de vue peut prétendre à l'objectivité, mais il reste un point de vue. C'est alors que la tâche implicite mais principale du chercheur-savant le mal nommé revient à montrer plutôt que démontrer, à imposer comme une évidence allant de soi et indémontrable parce qu'il est inutile de démontrer, que ce point de vue est une sorte d'attitude objective tant il est puissant et appuyé sur des évidences historiques magnifiques et qui emportent l'adhésion.
Nous acceptons ici, à dedefensa & eurostratégie, la forme de cette démarche qui réduit l'objectivation à un outil au lieu de la sacralisation qu'elle prétend être. Relativisation pour relativisation, allons-y, – et alors, nous la revendiquons pour nous-mêmes, et que le meilleur gagne. Nous posons alors la question : à quoi sert cette tentative de tromperie grossière, de tenter d'habiller d'apparat scientifique une démarche qui ne l'est manifestement pas ? Mais la réponse est évidente. Il n'y a pas de recherche d'utilité mais un combat qui, au travers du récit de l'histoire, poursuit une bataille idéologique en cours. Ainsi les choses sont-elles plus claires et nous libérons-nous de nos chaînes, – cette obsession de l'objectivité scientifique qui n'est plus à cette lumière une vertu de l'intelligence humaine mais le sommet indépassable de la manipulation et de la dissimulation.
Jouons franc-jeu. À cette hypocrisie si caractéristique du modernisme, de l'américanisme et des conceptions anglo-saxonnes, nous préférons l'affirmation engagée de ce que la tradition française désigne en général comme la veine de “la philosophie de l'Histoire” et qui pourrait être aussi nommée, et nous préférons infiniment cette expression, – l'“Histoire prophétique”.
Le moment est venu où nous pouvons envisager de telles sortes de ruptures. Nous vivons une époque de rupture de la civilisation, voire de la forme mentale de l'activité humaine. Voilà une proposition relevant de l'Histoire prophétique, où la psychologie prophétique de l'historien joue un rôle essentiel.
Il est temps pour ceux qui en ont le goût, de retrouver la veine de l'Histoire prophétique d'école française ou d'inspiration française. Elle ne se caractérise pas essentiellement par son sens politique particulier ou par l'orientation idéologique quelconque qu'elle adopte (car elle a évidemment ceci ou cela). Elle se caractérise par la force spirituelle qu'elle met dans l'appréciation de l'Histoire. Elle concerne aussi bien Michelet, Joseph de Maistre que Chateaubriand. Pour mieux fixer notre propos, nous proposons une description de Chateaubriand, historien prophétique et transcendantal, selon cette description qu'en fait le philosophe Manuel de Diéguez (lettre personnelle à PhG, août 2004 – et cette citation faite pour illustrer de façon éloquente notre démarche, mais n'impliquant en rien que Diéguez endosse ou non notre propos, – il s'agit d'une citation complètement neutre à cet égard, dans un style magnifique éclairant le sens de notre démarche) :
« Chateaubriand enseigne à transfigurer l’histoire et, dans la foulée, de s’y installer en démiurge. Du coup, il en orchestre le rythme orphique ; du coup, il en reconstitue le cours sur le mode biblique ; du coup, il nous pose la question : “Qu'est-ce qu'un poète ?” Il s’en explique : c’est “un cerveau de glace dans une âme de feu”. Le cerveau de glace est celui qui donne la distance, qui fait le tri, qui élague, qui distingue l'essentiel de l'anecdotique, mais avant tout celui qui sait que le matériau du biographe n'est pas “ce qui est arrivé”, mais ce qui sort transfiguré des cornues du poète. Chateaubriand donne l'illusion de se poser en souverain de l'histoire du monde. Dans sa Vie de Rancé il ira jusqu’à écrire : “Je ne suis plus que le temps”. Deux géants paraissent se partager le destin des nations : Napoléon et lui-même.»
De la relativisation inévitable de l'histoire : de l'échec de la méthode scientiste à la nécessité du prophétisme
Contrairement aux apparences dont on pourrait juger cette analyse farcie, nous n'avons certainement pas voulu mettre Wall en cause d'une façon personnelle. Il a fait son travail et l'a bien fait. Cela signifie qu'il l'a fait conformément à une Méthode. (La majuscule s'impose à cause de l'aspect systématique du travail, car les historiens-Wall sont aussi nombreux qu'il y a de sujets parcellaires et cloisonnés traités avec minutie dans le sens décrit ici.)
Il s'agit de la Méthode de l'américanisme ou, plus largement dite, la Méthode moderniste. Elle use et, – peu à peu [et de plus en plus vite] à mesure que cette Méthode est portée à son extrême, – abuse de l'usage de la plus grande hypocrisie qu'ait conçue l'esprit libéré de l'homme : transformer cette liberté du jugement en une affirmation de vertu qui objective le produit de l'esprit et rend ce produit spécifique invulnérable à toute critique. Pour rendre la critique efficace, c'est la Méthode elle-même qu'il faut attaquer et dénoncer. C'est ce que nous avons essayé de faire et Wall nous a. servi obligeamment d'outil. Qu'il en soit remercié et qu'il pardonne la vigueur de certains propos qui ne le visaient évidemment pas in personam.
Répétons-le : l'époque de rupture que nous vivons permet d'envisager de telles audaces. Elle permet de concevoir l'audace de proposer d'en (re)venir à une conception prophétique de l'Histoire où l'inspiration, l'illumination de la psychologie joueraient un rôle important qui, à certains moments-clefs de synthèse ou de compréhension, deviendrait simplement essentiel. Face à cela, l'objectivation du monde n'a plus à nous opposer qu'une filouterie, une tromperie, une entourloupette intellectuelle dont nous apprécions chaque jour, en Irak, dans la cohésion des sociétés, dans le sens moral et la dignité des ambitions des êtres, dans la dégradation de notre cadre de vie, dans la manipulation systématique de la réalité, les effets extraordinaires du nihilisme achevé dans la civilisation occidentale, – décidément mortelle (la civilisation) comme disait Paul Valéry.
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