Amertume insulaire

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Amertume insulaire


26 octobre 2002 — Le sommet européen de Bruxelles s'est terminé dans des conditions diverses. Les Danois sont contents d'avoir joué le rôle de guide dans un imbroglio dont on sait que le terme (l'élargissement) promet d'être un chaos aussi divers que les conditions qui y mènent. Nous choisissons un autre thème pour exprimer l'importance de ce sommet : l'amertume et, sans doute, la solitude de Tony Blair.

On en connaît la raison apparente, exprimée sans précaution de langage par les journaux britanniques. L'entente franco-allemande, retrouvée depuis la fin septembre, a notamment facilité un accord franco-allemand sur la PAC qui est considéré comme une bonne affaire pour les Français. Chirac est apparu extrêmement présent durant ce sommet, et le Guardian du 26 octobre remarquait : « Mr Chirac is always a fierce defender of French farmers, who are still the main beneficiaries of subsidies from Brussels. Diplomats said he appeared to have emerged the winner of the two-day summit. »

Bien des détails et bien des perspectives peuvent être discutés. Les affaires techniques européennes suscitent des évaluations incessantes, conduisant à des révisions également incessantes. L'essentiel pour mesurer le réel rapport des forces est bien sûr le “climat”, qui implique l'ascendant ou l'isolement des uns et des autres. Isolement et ascendant au sommet de Bruxelles sont assez bien rendus par quelques titres de journaux britanniques. Le Guardian du 26 octobre, encore : « Blair left in the cold by Chirac and Schröder's CAP deal » ; et The Independent, du 26 octobre également, dont le titre exprime la même situation vue sous un autre angle : « Franco-German agreement on agriculture spending creates rift between London and Paris. »

Le Leader de The Independent, consacré au sommet, exprime l'amertume britannique, ainsi que la frustration, l'isolement et aussi, comme si toutes les mauvaises choses allaient ensemble, la maladresse de Tony Blair tombant dans les pièges qui lui étaient tendus, — s'il s'agit bien de “pièges”, ce qui n'est pas dit. En voici quelques passages :


« No wonder the EU fails to inspire with fudges like this. Tony Blair was justified in his irritation yesterday at the Franco-German stitch-up that has saved the Common Agricultural Policy for another day. Of course, the Prime Minister does not get angry; he becomes tetchy and says he will be proved right in the end.

» We must hope he will be. Reform certainly ought to be “inevitable”, as he claimed. EU leaders agreed in Berlin in 1999 to a radical overhaul of agricultural subsidies – but that does not mean it will happen. The World Trade Organisation talks also ought to force the pace of change. But we thought that about EU expansion, and now it seems that the way is paved for 10 new members to join on the basis of a spatchcock compromise agreed by Jacques Chirac and Gerhard Schröder.

» There will be no fundamental reform of farm subsidies, merely a limit on total spending. It is perfectly logical for this fudge to be agreed between Germany, the main contributor to EU funds, and France, the only large country that benefits. But it is a poor basis on which to expand the European Union to the east.

» Mr Blair's sangfroid was further perturbed by the French President's casual aside about Britain's budget rebate, which is currently worth £2bn a year. If this remark were an attempt to warn Mr Blair off taking issue with the Franco-German deal, it was an unwise one.

» Nevertheless, Mr Blair fell into the trap, insisting by reflex that “there can be no question” of re-opening the rebate issue. He should instead have said that Britain would be happy to discuss giving up the rebate in return for abolishing the Common Agricultural Policy.... »


Nous préférons proposer un tout autre commentaire, qui sera notablement éloigné de l'observation des négociations et des conditions du sommet (et du Leader de The Independent>D> par conséquent), qui n'a rien à voir avec la PAC ni avec les prévisions pleines de noblesse du Premier ministre britannique (vaincu à ce sommet, il nous promet que l'avenir montrera qu'il avait raison).

Ce que, à notre sens, on a pu voir à ce sommet, c'est un déplacement important des centres de pouvoir et d'influence en Europe. C'est pourquoi nous parlons de “climat” et tendons à laisser de côté les appréciations techniques des sujets traités (là où nos commentaires ne pourraient être que d'une platitude sans intérêt, comme c'est souvent le cas). Ce climat qui règle les centre ce puissance plus que n'importe quoi, nous donne un Chirac triomphant, un Schröder rallié à la cause française, un Blair isolé. Cela nous rappelle quelque chose. Faisons les compte :

• Chirac et la France sont, depuis deux mois, propulsés au premier rang des puissances, essentiellement grâce à l'attitude française à l'ONU face aux USA, avec aussi la conséquence d'une attitude volontariste au niveau européen et la décision de relancer les dépenses militaires nationales.

• Schröder a adopté une attitude anti-US radicale pour sa réélection. Pour lui, il est quasi-impossible de revenir sur cette attitude, d'autant que les Américains, stupidement intransigeants, imposent des conditions humiliantes. En plus de cela, les conditions intérieures (économiques) de l'Allemagne sont en pleine décadence. La solution pour Schröder, c'est de se raccrocher à la “locomotive” française, d'autant plus aisément que la France est la première représentante d'une politique de résistance à la poussée US ; cela se fait, pour l'Allemand, au prix d'une réelle souplesse vis-à-vis de l'“ami” français retrouvé, notamment sur un dossier comme la PAC.

• Tony Blair s'est isolé de tout ce qui est sérieusement européen depuis le 11 septembre 2001, en suivant les USA aveuglément. (Et nous ne mettons pas l'élargissement ni la PAC dans “ce qui est sérieusement européen”.) Parallèlement, ce qui avait fait la nouvelle vertu européenne des Britanniques, la PESD dans la logique de St-Malo (décembre 1998), est désormais freinée, si pas bloquée par ces mêmes Britanniques, dans tous les cas pour ce qui les concerne. Ces volte-face ont fini par éloigner les Français des Britanniques, sans leur gagner les Allemands, occupés à leurs propres soucis. Des amitiés aussi frelatées et temporaires qu'Aznar d'Espagne et Berlusconi d'Italie, la vieille complicité sans perspective avec des Hollandais plus compromis par l'hypothèque américaine que jamais, tout cela ne rattrape pas la perte des liens nouveaux et solides avec la France et éventuellement avec l'Allemagne. Blair paye au prix fort sa politique de suivisme de l'Amérique folle de GW.

Cette description ne renvoie à aucune analyse volontaire, à aucun sentiment politique de qualité, à aucune perspective européenne flamboyante dans ce qu'on a coutume de considérer comme “européen”. Il n'est question que de manoeuvres, de cynisme, d'effets indirects, de calculs nationaux, et l'on cherche en vain une “politique européenne”. Ce n'est rien d'autre que la réalité européenne ; qui a d'ailleurs appris aux autres à ainsi user des liens européens, sinon les Britanniques, champions du cynisme et de la manoeuvre dans les milieux européens ? Simplement, il y a des cynismes et des manoeuvres intelligents, et d'autres qui le sont beaucoup moins jusqu'à ne plus l'être du tout ; les incontestables qualités que déploient les Britanniques dans les milieux européens, et au plus compréhensible des propos (l'intérêt national), nous paraissent complètement gâchées par la politique absurde, qui n'est pas loin d'une représentation paranoïaque du monde, que suit leur PM. Blair prétendait jouer sans devoir choisir sur les deux tableaux, l'américain et l'européen, ce qu'il a prétendu faire finalement ; ce prétendu non-choix conduit en réalité à des choix forcés, qui ne sont pas toujours les bons, et qui, dans son cas, sont simplement à contresens. Il perd sur les deux tableaux.

Les positions nationales détaillées plus haut sur les questions essentielles de sécurité (crise irakienne, rapports avec USA), positions sans liens directs avec la situation européenne classique, sont finalement l'élément déterminant des rapports de force qui règlent cette situation européenne classique. Notre conviction se renforce chaque jour dans l'analyse qu'aucune réalité européenne sérieuse et puissante n'est possible tant que la question de la sécurité (défense, éventuellement politique étrangère) n'est pas tranchée, c'est-à-dire tant que la question du lien transatlantique n'est pas elle-même tranchée. (Nous reconnaissons l'ambiguïté de la formulation de ce dernier membre de phrase mais elle nous paraît bienvenue.) Les positions nationales, telles que nous les avons interprétées, correspondent bien mieux aux grands enjeux européens que les sujets (PAC, élargissement) à propos desquels elles ont été prétendument déterminées.