Une guerre entre l’Angleterre et l’Amérique?

Extraits

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 3168

Une guerre entre l’Angleterre et l’Amérique?

• L’extrait, en fait deux extraits : une longue introduction qui envisage l’hypothèse d’un affrontement, voire d’un conflit entre les États-Unis et le Royaume-Uni ; puis la conclusion du livre reprenant cette idée, qui suit le corps du livre qui a passé en revue tous les domaines de concurrence, voire d’affrontement entre les États-Unis et le Royaume-Uni.

• L’auteur, Ludwell Denny, est un journaliste et un auteur américain, qui défendit des positions impérialistes américaines, mais aussi assez isolationnistes, proches des républicains et des milieux économiques du Big Business. Ludwell Denny publia notamment We fight for oil, qui présentait un programme d’investissement des richesses pétrolières par les USA. Le livre L’Amérique conquiert l’Angleterre, dont les deux textes ci-dessous sont extraits, a été publié en 1930, chez Knopf en version originale en anglo-américain, et en 1933 en version française. Des extraits du livre en anglais sont disponibles sur le site geocities.com.

• Les circonstances entourant la publication de ce livre renvoient à une décennie de tensions cachées, et aujourd’hui complètement occultées par l’histoire officielle, entre les États-Unis qui s’imposent comme puissance dominante, — du point de vue financier, avec l’affaire des réparations, du point de vue économique, avec l’investissement commercialo-culturel du monde, et du point de vue naval avec l’affirmation de la flotte américaine au travers des négociations de limitation des armements ; et le Royaume-Uni, la puissance qui tient les mers et l’accès aux richesses outre-mer, notamment les pétroles du Moyen-Orient.

• La situation du livre nous fait penser qu’il s’agit d’une publication destinée à affirmer la tendance républicaine à l’affirmation expansionniste des intérêts américains en même temps qu’isolationniste du point de vue des engagements politiques. Le livre prône une politique agressive à l’encontre du Royaume-Uni, pouvant aller jusqu’au conflit armé, selon l’analyse évidente (aujourd’hui complètement occultée, — bis repetitat) que le Royaume-Uni est la seule puissance concurrente (marine, commerce, etc) sur la route de l’affirmation américaine. Les démocrates, avec Roosevelt, trouveront une autre méthode : phagocyter le Royaume-Uni dans la fable des special relationships à l’occasion de la Deuxième Guerre mondiale. Les Britanniques, les fins renards, y ont cru et, pour certains, y croient toujours, — cela reste un des mystères des temps modernes. Une fois écartés les circonstances et les détails, et en venant au fondamental, on voit peu la différence entre la politique que décrit Dunny et celle que nous avons aujourd’hui, — Twin Towers détruites ou pas.

Ci-après, nous donnons deux extraits importats et significatfs du travail de Denny. Il s'agit donc d'abord du chapitre d'introduction (sous le titre Concevons l'inconvevable) et, sous le titre éponyme de Conlusion, la conclusion du livre L’Amérique conquiert l’Angleterre, de Ludwell Denny. L'ouvrage a été publié en 1930 chez Knopf en version originale, en anglo-américain. La version française, selon une traduction de Georges Bloomberg, date de 1933 et elle été éditée chez NRF/Gallimard. A notre connaissance, il n'y a pas eu de nouvelle publication depuis 1930 et 1933, respectivement pour les versions originale et française.

 

 

Concevons l’inconcevable

« La guerre est inconcevable  » avait dit M. Asquith, premier ministre britannique. Quelques jours après, la Grande-Bretagne était en guerre avec l'Allemagne. « Une guerre entre l'Amérique et l'Angleterre est inconcevable », nous dit-on aujourd'hui. C'est un refrain qui revient dans presque toutes les discussions sur les relations anglo-américaines. Cette assurance nous est donnée par le Premier Mac Donald et par le président Hoover — dont les discours étaient moins optimistes lorsqu'ils n'étaient pas encore officiels.

Cette formule n'exprime malheureusement pas une vérité de fait. Une guerre entre l'Amérique et l'Angleterre est plus probable qu'une guerre entre l'Amérique et toute autre puissance. Cela ne signifie pas que cette guerre soit inévitable. Cela signifie que les raisons qui ont causé d'autres guerres, et plus particulièrement des guerres britanniques, existent à un très haut degré dans les relations anglo-américaines à l'heure actuelle.

La plupart des Américains et des Anglais ferment les yeux à cette vérité, ou la considèrent comme une hérésie, parce qu'ils ont été élevés dans des notions puériles sur les causes et la nature des guerres. Ils ne se posent à propos de ce problème qu'une seule question. Le peuple américain veut-il combattre le peuple anglais ? Le peuple anglais veut-il combattre le peuple américain ? Et leur raison leur répond : certes non. Les gouvernements de Washington et de Londres complotent-ils une guerre? Leur raison leur répond : impossible. Ils le répètent et s'imaginent que la guerre est inconcevable.

Il est assez difficile de comprendre comment une conception de la guerre, aussi simpliste et aussi erronée a pu s'établir dans les esprits malgré l'expérience de l'histoire. Il est encore plus difficile de comprendre comment cette conception peut être partagée par des Américains et des Anglais qui ont vu la guerre mondiale et la période d'après-guerre. Malgré tout, le mythe suivant lequel la guerre n'arrive que lorsque les peuples et les gouvernements veulent la guerre est peut-être plus répandu aujourd'hui qu'il ne le fut jamais. Et il constitue le principal obstacle à la compréhension et à l'atténuation des causes de la guerre.

Guerres saintes sur commande

La guerre ne commence pas le jour où les hostilités s'engagent, et ne finit pas quand l'armistice est signé et quand les canons se sont tus. Naturellement, le peuple anglais et le peuple américain ne veulent pas délibérément la guerre, pas plus qu'on ne veut tomber malade. Mais lorsqu'il existe dans le corps des germes nocifs, la négligence et l'imprudence de l'individu peuvent causer la maladie. De même les absurdités des gouvernements peuvent devenir la cause d'une guerre.

II n'est pas nécessaire que les gouvernements veuillent la guerre. Ils ne la veulent pas. Ils savent qu'elle ferait du tort aux deux nations. Quelques hommes d'État, à Londres et à Washington, savent qu'elle leur ferait un tort irréparable. La plupart des capitalistes ne veulent pas la guerre ; ils gagnent plus à la paix, à de très rares exceptions près.

La plupart des généraux et es amiraux ne veulent pas non plus le conflit armé. Pourquoi le voudraient-ils ? La vie militaire est une vie facile, en temps de paix. Le militaire aime l'ordre ; il n'y a pas d'ordre dans les tranchées. Le militaire est assez humain pour ne pas demander de gaîté de coeur la vermine, la boue, et la mort. Mais le fait que ni les peuples, ni les gouvernements, ni les généraux', ni les amiraux n'ont voulu la guerre n'a pas empêché l'inconcevable guerre mondiale. Et il n'a pas empêché l'inconcevable guerre de Sécession dans notre pays, ni l'inconcevable guerre anglo-américaine de 1812.

L'idée de la « guerre inconcevable » n'empêche pas la guerre quand la crise arrive, parce que les forces physiques sont devenues trop puissantes pour être contenues par de simples bonnes intentions ; parce qu'une panique se produit quand un malade ou une nation découvre subitement la crise ; parce que l'impréparation psychologique que le malade ou la nation considérait comme sa plus grande protection, les rend alors plus vulnérables.

C'est pourquoi les gouvernements, quand ils sont acculés à une guerre qu'ils n'ont pas voulue, peuvent si facilement transformer leurs populations pacifistes en foules belliqueuses. Cette conversion soudaine d'une nation pacifique à la guerre n'est pas toujours amenée par la révélation des causes véritables du conflit. Ces causes véritables sont en réalité souvent délibérément dissimulées par les gouvernements intéressés, parce que ces causes sont pour la plupart des dissensions économiques qui de toute évidence ne sauraient être réglées par une tuerie en masse.

D'où la nécessité pour les gouvernements de faire intervenir une raison morale. La guerre mondiale n'a pas été la première « guerre faite pour rendre le monde habitable par la démocratie ». La plupart des guerres ont été mises en scène de la même façon, dans ce sens que l'idéal populaire du' moment a toujours été utilisé par les gouvernements pour anoblir le conflit. Aucun peuple moderne civilisé ne voudra combattre — à moins que l'envahisseur ne soit aux portes — s'il ne croit qu'il s'agit d'une guerre sainte.

La création de ce mythe de la guerre sainte est l'une des tâches vraiment faciles que les gouvernements ont à accomplir à la veille des hostilités. Pris par surprise, le peuple est crédule et suggestible. Le gouvernement contrôle toutes les formes de publicité. Le gouvernement seul connaît les faits. Par conséquent, la petite minorité de citoyens impartiaux et informés qui peut exister n'a pas le moyen de vérifier la validité dé son opposition. Même si elle est convaincue que la propagande du gouvernement est basée sur des mensonges, la minorité ne peut pas convaincre la majorité. Elle n'a à sa disposition ni les faits, ni la tribune nécessaire à leur présentation.

Les gouvernements non seulement dissimulent la vérité au public, mais encore ils l'altèrent de propos délibéré. Des gens, honnêtes dans le privé, deviennent des menteurs officiels. Au nom du devoir, naturellement. Cependant il ne faudrait pas exagérer l'importance de ces mensonges. Ils contribuent moins à créer le mythe de la guerre sainte, qui renverse le mythe de la guerre inconcevable, que ne le font certains faits soigneusement choisis. Ces faits, isolés, deviennent d'abord des demi-vérités, puis enfin des mensonges.

Tous les gouvernements ont des squelettes dans leurs armoires. Toutes les grandes nations ont fait quelque chose de « Hun ». Toutes ont opprimé des peuples plus faibles. Toutes ont des traits de caractère national peu sympathiques. Un ennemi peut démontrer de n'importe quelle nation qu'elle constitue une menace pour la civilisation. De là la facilité avec laquelle les gouvernements acquièrent l'appui du peuple pour une guerre inconcevable la veille.

Ce sont là des généralités. Mais on peut les appliquer aux États-Unis et à l'Angleterre avec une précision troublante. Aucun argument n'est nécessaire pour démontrer que ces généralités s'appliquent aux deux pays pendant la guerre mondiale. Les Américains et les Anglais étaient également convaincus que la guerre était inconcevable. Les deux gouvernements étaient certains qu'il y avait un moyen quelconque d'éviter le conflit armé. Les deux gouvernements étaient « libéraux ». Aucun n'était « militariste ». Le Premier Asquith était un homme de paix. Le président Wilson aussi. Les sociétés pacifistes étaient florissantes dans les deux pays. Ceux, fort peu nombreux, qui émettaient des doutes sur le mythe de la guerre inconcevable étaient regardés comme des fous.

Le peuple britannique, malgré son pacifisme, ou peut-être en partie à cause de son pacifisme, n'était pas préparé psychologiquement à résister au choc d'une guerre inattendue. Cependant, il semble qu'aujourd'hui il ait oublié comment la grande guerre l'a pris par surprise.

Même si le peuple britannique s'était rendu compte du danger, il n'avait pas la possibilité d'y échapper. Son gouvernement ne l'avait pas consulté en prenant sa décision. La Chambre des Communes n'avait pas le choix. Le Cabinet britannique lui-même n'avait pas le choix. La décision avait été prise pour lui des années auparavant. Plusieurs années après, Sir Austen Chamberlain expliquait à la Chambre des Communes (8 février 1922) : « Un lundi, nous nous sommes trouvés ici écoutant un discours de Lord Grey. Ce discours nous mettait en présence de la guerre et fut suivi de notre déclaration. C'était la première fois que le gouvernement au pouvoir faisait connaître au pays, et à quiconque, la position qu'il avait assumée... La Chambre des Communes était-elle libre de décider ? Sur la foi des engagements conclus entre les deux gouvernements, la côte française n'était pas défendue. Je ne; parle pas de la Belgique, mais de la France. Les négociations et, les arrangements les plus étroits avaient eu lieu entre nos deux gouvernements et nos deux états-majors. Il n'y avait pas un seul mat sur le papier qui liât notre pays, mais d'honneur, il était lié comme il ne l'avait jamais été — je ne dis pas qu'il fut lié injustement ; je pense que cela était juste. »

Lord French déclara plus tard dans son livre sur la guerre : « Les états-majors britannique et français étaient depuis des années en liaison étroite à ce sujet. La zone de concentration des troupes britanniques avait été fixée. » Le maréchal Joffre, le 5 juillet 1919, déclara à Paris : « Il existait avec l'Angleterre une convention militaire qui ne- pouvait être divulguée, car elle avait un caractère secret. » M. Sazonov avait rendu compte de cette situation au tsar plus d'un an avant la guerre. « ... Grey, de sa propre initiative, corrobora ce que je savais déjà de Poincaré, à savoir l'existence d'une convention entre la France et l'Angleterre, par laquelle l'Angleterre s'engageait, dans le cas d'une guerre avec l'Allemagne, à prêter assistance à la France non seulement sur mer, mais encore sur le continent en débarquant des troupes. »

Bien que cette situation fut connue de quelques généraux, de quelques diplomates, et de quelques profanes, la Chambre des Communes et le Cabinet britannique, dans l'ensemble, ne savaient rien. « L'ignorance du Cabinet fut prolongée, sans doute de propos délibéré », dit Lord Loreburn dans son livré How the war Came. M. Arthur Ponsonby, ancien sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, conclut ainsi dans son « Falsehood in Wartime » (1928), dont les citations faites plus haut sont tirées : « Cet engagement n'était as connu... Bien plus, on en niait l'existence... C'est là le point le plus vital de la diplomatie d'avant-guerre, et le simple récit des démentis, des réticences et des subterfuges illustre tragiquement combien bas peut tomber le « standard » de l'honneur national, accepté par des hommes d'État dont l'honneur personnel est au-dessus de tout reproche. » Bien que ces conversations militaires et navales eussent lieu depuis 1906, le sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, en mars 1911, se contenta de répondre par la négative lorsqu'il lui fut demandé « si l'on avait promis ou laissé entendre à la France que, dans une certaine éventualité, des troupes britanniques seraient envoyées pour appuyer les opérations de l'armée française ». Un autre démenti formel fut donné aux Communes le 10 mars 1913, à peu près au moment où M. Sazonov rapportait de nouveau la vérité au tsar. Un député ayant déclaré aux Communes que « l'on croit généralement que ce pays est engagé, non par traité, mais par suite d'assurances données par le Ministère aux cours de conversations diplomatiques, à envoyer une très grande armée faire campagne en Europe », le Premier Asquith répondit : « Ce n'est pas vrai. » C'est ainsi que le Premier Asquith et Sir Edward Grey continuèrent à nier jusqu'au 3 août 1914 — et pendant tout ce temps ils faisaient des préparatifs de guerre en vue de l'événement qu'ils ne désiraient pas mais qu'ils étaient trop faibles pour empêcher. Le gouvernement britannique, la guerre une fois déclarée, fit une propagande intensive en Angleterre et aux États-Unis pour créer le mythe de la culpabilité unilatérale de l'Allemagne. Les résultats de cette propagande sont encore présents dans le traité de Versailles et dans les préjugés d'un trop grand nombre d'Américains et d'Anglais.

Les méthodes employées par le gouvernement de Washington pour transformer la guerre inconcevable en guerre sainte furent dans leur essence les mêmes. Mais la tâche était plus ardue. Aux États-Unis il existait un sentiment traditionnel anti-britannique beaucoup plus qu'un sentiment anti-allemand. Dans la conduite de la guerre, l'Angleterre, avait heurté les intérêts américains beaucoup plus que ne l'avait fait l'Allemagne. Le peuple américain ne pouvait pas être surpris par une guerre déjà en cours. Enfin, notre pays courait peu le risque d'être envahi. Le gouvernement de Washington dut mettre d'autant plus d'adresse à convertir son public à l'intervention. Pour les raisons déjà données, il n'arriva pas à convaincre les Américains à l'avance. Le président Wilson fut réélu sur le mot d'ordre électoral : « Il nous a évité la guerre. » Les agents de notre gouvernement, et les propagandistes alliés qu'il importa, n'eurent du succès que lorsque la terreur sous-marine allemande se développa.

Entre temps, de grands groupes financiers et industriels, pour d'autres raisons, essayaient de nous entraîner dans le conflit. Le président Wilson trouva alors plus expédient d'agir. Cela se trouva plus expédient — dans la mesure où les groupés d'affaires en question et leurs représentants au Congrès y étaient intéressés. Pour ce qui est du peuple américain, personne n'en saura jamais rien. L'élection de l'homme qui « nous a évité la guerre » et les difficultés d'application de la conscription semblaient indiquer que le peuple n'aurait pas voté pour la guerre dans un referendum populaire. Mais M. Wilson était trop sage pour permettre un referendum, et le gouvernement contrôle l'opinion publique assez efficacement pour pouvoir supprimer tout besoin de referendum. C'est ainsi que le peuple américain a encore moins voulu entrer dans la guerre que le peuple anglais.

Cependant, détail significatif, une fois entrés en guerre, les Américains se convertirent presque tous à l'idée de la guerre sainte. Les histoires les plus absurdes d'atrocités allemandes furent acceptées avec empressement. La culture germanique, jusqu'alors respectée, devint dans l'esprit des Américains une chose grossière et pervertie. Et cette haine de l'Allemagne si facilement inspirée continua à laisser des traces en Amérique longtemps après qu'elle eut été rejetée par les Anglais.

Le mythe du cher cousin

Cependant que nombre de gens admettent que la guerre mondiale a démontré que les gouvernements de Londres et de Washington étaient tous deux capables de transformer une guerre inconcevable en guerre sainte, on est généralement d'avis que cela n'implique en rien la possibilité d'un conflit anglo-américain. L'Amérique n'est pas l'Allemagne, disent nos amis Britanniques. L'Angleterre n'est pas l'Allemagne, disons-nous. C'est là vouloir ignorer les véritables causes des guerres et plus encore la troublante ressemblance qui existe entre les relations anglo-allemandes d'hier et les relations anglo-américaines d'aujourd'hui. Même un grand nombre de gens qui comprennent que les conflits économiques actuels entre l'Amérique et l'Angleterre sont semblables à ceux qui ont précipité la dernière guerre, pensent que cette rivalité ne peut causer un conflit armé à cause des liens particuliers qui unissent les deux nations.

Nous sommes du même sang, dit-on. Un langage, une littérature, des lois communes, et une tradition politique commune ont créé un sentiment profond de compréhension, de sympathie et de parenté. Voilà une autre de ces charmantes notions sur la guerre qui vont à l'encontre de toute expérience. Au point de vue historique, la parenté du sang et du langage a causé la guerre plus souvent que la paix. Les guerres civiles ont été nombreuses. Et les guerres civiles de l'Angleterre et de l'Amérique ont été particulièrement irraisonnées, cruelles et sanglantes.

Les souvenirs de la Révolution américaine ont entretenu des deux côtés de l'Atlantique une inimitié active. C'est ce qui explique en partie la facilité avec laquelle les gouvernements américains ont pu, pendant la guerre de 1812 et la guerre de Sécession, et plus tard, réveiller les sentiments antibritanniques dans des circonstances où les différends réels entre les deux pays étaient beaucoup moins sérieux qu'ils ne le sont aujourd'hui.

Il est d'ailleurs parfaitement inconsidéré de regarder les relations anglo-américaines comme des relations familiales. Les États-Unis ne sont plus principalement d'origine britannique. L'immigration a changé tout cela. A peine un tiers de notre population est d'origine britannique, selon le recensement de 1920.

Le creuset américain a transformé la vieille population aussi bien que la nouvelle. Si l'on excepte quelques rares Anglophiles professionnels, il est difficile de rencontrer un Américain de quelque origine et de quelque classe qu'il soit, qui considère l'Angleterre comme la mère patrie. Et l'Anglophile, chose assez curieuse, ou peut-être très naturelle, sera fréquemment un super-nationaliste exigeant que nous construisions « la première flotte du monde », c'est-à-dire une flotte supérieure à la flotte anglaise.

Les hommes politiques et les publicistes britanniques, très sensibles autrefois aux sentiments anti-anglais propagés dans notre pays par les immigrants irlandais, semblent aujourd'hui souvent sousestimer l'importance du nouvel « élément latinoslave dans la masse anglo-saxonne ». La création de l'État libre d'Irlande n'a pas sensiblement diminué l'hostilité des Irlandais d'Amérique à l'égard de l'Angleterre. La seule différence consiste en ce que les clameurs anti-anglaises du groupe irlandais se perdent dans le fracas encore plus retentissant des clameurs proférées par des groupes d'immigrants non-britanniques plus récents. L'influence anti-britannique des groupes germano-américains constitue un des résultats les plus considérables de la guerre. Cette influence s'exerce surtout dans le Middle-West.

Par réaction contre leur étouffement temporaire pendant la guerre, les Germano-Américains se sentent des affinités raciales accrues avec la République allemande. Ils ont tendance à imaginer l'avenir des relations internationales sous l'aspect d'une lutte de l'Amérique et de l'Allemagne contre l'Angleterre. Ces groupes germano-américains, de classe moyenne ou supérieure, sont appuyés par les immigrants de l'Europe méridionale ou orientale.

Pour ces derniers, il s'agit moins peut-être d'une conscience de race que d'une conscience de classe. Leur hostilité immédiate va moins à l'Angleterre qu'au vieux fonds de population anglo-saxonne qui domine notre pays au point de vue social, commercial et politique.

Cette population non-britannique s'étant accrue jusqu'à constituer 63 % de la population des États-Unis, il est inévitable qu'elle s'efforce d'arracher le pouvoir économique et politique aux anciennes classes dirigeantes. Mais il semble que la guerre et les développements de l'après-guerre aient accéléré cet esprit de révolte.

C'est ce qui explique l'attitude de M. Thompson, maire de Chicago. Les hommes politiques et les publicistes de Londres sont très généreux de sourire plutôt que de s'offenser de l'épisode Thompson. Mais, comme pourraient le leur dire les observateurs et les diplomates britanniques qui ont longtemps vécu aux États-Unis, le sourire seul est impuissant contre le mouvement Thompson. Car c'est un mouvement. Un mouvement qui représente une des évolutions les plus fondamentales de notre vie politique et sociale. On le retrouve dans tous les grands problèmes américains, que ce soit l'organisation des masses ouvrières, la criminalité, la prohibition, le Ku-Klux-Klan ou la politique étrangère.

M. William Hale Thompson, loin d'être le bouffon qu'on se représente à l'étranger, est l'un des plus habiles politiciens américains. C'est un homme d'origine anglo-saxonne, sortant d'un milieu cultivé, et cultivé lui-même. Mais c'est un politicien. Il a démontré que le plus sûr moyen d'acquérir des suffrages dans la seconde ville des États-Unis est de mener une campagne de haine sans scrupules contre l'Angleterre. Cette campagne lui a permis de rester en fonctions malgré l'opposition combinée de la grande presse de la ville et de la nation, et malgré que, sous son administration, les crimes se soient multipliés dans la ville dans une proportion sans exemple dans l'histoire des villes américaines, dirigées par les trafiquants politiques. De même que tous les édifices pourris finissent par tomber de leur hauteur, l'administration de Thompson s'est écroulée. Mais les forces anti-britanniques qui l'avaient élevé au pouvoir ne se sont pas écroulées avec lui.

Un plus bel exemple nous est fourni par Alfred E. Smith, qui, d'après le témoignage de ses adversaires politiques, est l'un des hommes publics les plus capables et les plus honorables de l'Amérique. Il est certainement l'un des plus populaires. Bien qu'il fût un candidat de la minorité et un catholique « humide » dans un pays protestant et prohibitionniste, il reçut en 1928 le plus grand nombre de voix qu'aucun candidat démocrate à la présidence ait jamais reçu. Il est le représentant et l'idole de la classe d'immigrants dont il fait partie. Toutes les voix des régions peuplées d'immigrants lui furent acquises presque sans exception. Smith, comme Lincoln et Bryan jadis, représente le groupe qui lutte aujourd'hui pour arracher le pouvoir à une classe dirigeante plus ancienne. Ce groupe est anti-britannique. Il suit un William Hale Thompson si un Al Smith ne se met pas à sa tête.

Les hommes politiques américains sont généralement conscients de cette situation. En 1920, le parti républicain, afin de déloger les démocrates, fit délibérément appel aux sentiments anti-internationalistes du public, de même qu'à ses sentiments anti-britanniques, car ce fut le sentiment antibritannique qui aida les États-Unis à éviter d'entrer dans la S. D. i17. La même stratégie fut employée en 1928 par la majorité des politiciens républicains pendant leur opposition à M. Hoover durant la campagne qui précéda le Congrès républicain. Ils savaient que le moyen de propagande le plus efficace dont ils disposaient contre lui étaient de l'accuser d'anglophobie. Ils soulignèrent qu'il avait longtemps vécu en Angleterre. Hoover est une des rares grandes figures nationales dont l'autorité ait résisté à une telle accusation. La raison en est peut-être dans sa croisade anti-britannique contre le monopole du caoutchouc. De toute façon il est clair que les politiciens démocrates et républicains, y compris M. Hoover, sont loin de sousestimer la puissance de l'opinion anti-britannique des immigrants.

Il est incontestable que la minorité anglo-saxonne domine encore notre pays, tant politiquement qu'intellectuellement et économiquement. Mais cette minorité est loin d'être aussi favorable à l'Angleterre que pourraient le faire croire certaines déclarations isolées. Elle s'offense de ce qu'elle considère comme l'attitude condescendante et protectrice des Anglais, — péché impardonnable aux yeux d'une classe qui considère comme son privilège exclusif de se montrer condescendante et protectrice à l'égard des autres. Dans le monde des professions libérales, les influences étrangères sont plutôt continentales que britanniques. Dans l'armée, la marine et la diplomatie on aime peu les Anglais.

Si jamais notre parenté tant vantée eût dû produire e l'amitié, c'eût dû être pendant la guerre. Mais l'alliance officielle de cette époque ne se traduisit pas par une sympathie : des troupes américaines pour les Anglais. Aujourd'hui, les anciens soldats américains sont loin de retourner en foule en Angleterre pour y retrouver de bons souvenirs. En fait, le petit nombre de touristes américains qui vont en Angleterre indique le peu de sympathie qui existe entre les deux pays.

Les violentes attaques anti-anglaises auxquelles se sont livrées les sénateurs Blaine et James Beed dans l'hiver de 1928-29, lors des débats sur le pacte Kellog et le bill des croiseurs, ne font que représenter avec un peu d'exagération les opinions exprimées par l'homme de la rue.

Si jamais le gouvernement de Washington veut transformer en haine l'amitié plutôt tiède ou la franche hostilité de nombreux Américains à l'égard de l'Angleterre, — comme on l'a fait pour l'Allemagne — rien ne dit que cette tâche sera difficile à accomplir.

Il y a trop de squelettes dans l'armoire britannique. Et un bon nombre d'entre eux ne sont même pas dissimulés à l'intérieur de l'armoire. Il y a l'Inde ; il y a le système du Mui Tsai (esclavage des enfants) dans le Hong-Kong britannique, et le travail forcé dans l'Afrique britannique. Il y a le sabotage britannique des réformes proposées à Genève par l'Amérique pour le contrôle international de la production et du trafic des stupéfiants. Il y a l'Égypte. Il y a la politique britannique d'exclusion à l'égard des compagnies pétrolières américaines, l'activité britannique dans la région du Canal de Panama, les mesures d'exception contre les actionnaires américains dans les sociétés britanniques. Il y a l'impérialisme qui, pour beaucoup d'Américains si ce n'est pour la majorité d'entre eux, signifie la politique de l'Empire britannique.

Les Américains connaissent mieux les défauts de la politique britannique que ses mérites. C'est là certainement une des raisons de leur peu de sympathie pour l'Angleterre. Elle heurte trop souvent leur sens de la justice et du « fair play » dans son attitude à l'égard des faibles. Et les Américains, — dont les facultés d'hypocrisie puritaine n'ont nulle part au monde leurs égales, si ce n'est peut-être, en Angleterre — ne peuvent pas respecter une nation qui traite des peuples sans défense comme nous traitons les Haïtiens, les Nicaraguiens et d'autres.

Il y a aussi la question de la prohibition. La bigoterie des extrémistes « secs », qui crée un problème intérieur si sérieux chez nous, sert aussi à envenimer nos relations extérieures. On fait grand cas de la contrebande britannique de l'alcool. On se montre peu reconnaissant à l'égard du gouvernement britannique qui a pris, aux Bermudes et ailleurs, des mesures extraordinaires pour coopérer à l'application d'une loi que la plupart des citoyens qui y sont soumis désapprouvent; on n'apprécie pas non plus la réserve montrée par le public et la presse britanniques, alors que, comme ce fut le cas pour le « S'm'Alone », les gardes-côtes américains coulent des navires battant pavillon britannique.

Tout cela ne veut pas dire que l'hostilité latente n'existe que d'un seul côté. Les Anglais nous rendent la pareille. Même dans cette période d'après-guerre, pendant laquelle la plupart des journaux et des personnalités officielles britanniques ont fait de si grands efforts pour manifester une attitude délibérément pro-américaine, on peut relever des preuves constantes de cette attitude inconsciente de condescendance qui offense les Américains plus que toute autre chose. De temps en temps, le pro-américanisme officiel s'efface, comme par exemple en 1928, lorsqu'en réponse à la provocation du discours prononcé par Coolidge le jour de l'armistice, le nom du président américain fut hué à la Chambre des Communes. Disons en passant que cet épisode, à part quelques exceptions, ne fut pas rapporté dans la presse anglaise ou américaine.

Dans son livre, « British American-Relations », M. J. D. Whelpley s'appuie sur de nombreuses années d'observation amicale des sentiments publics et privés en Angleterre pour déclarer que l'opinion des Anglais sur les Américains «  n'est pas aussi favorable que l'opinion des Américains sur les Anglais. L'attitude de la nation britannique, ainsi que de l'Anglais isolé, a quelque chose d'immuable. On peut peut-être la définir comme une antipathie tolérante, encore que le terme d'antipathie soit peut-être un peu fort. Par moments ce sentiment remonte à la surface, et d'autres fois il est submergé par les impressions du moment, mais il existe toujours, et prend généralement la forme d'une vague méfiance sur les intentions américaines, d'une incertitude sur ce que sera la prochaine manifestation de l'activité américaine, et d'un manque de sympathie pour l'agitation et le défaut de retenue qui caractérisent la vie américaine. On met une certaine condescendance à approuver un Américain quand l'occasion s'en présente. On apprécie l'énergie, les forces, la vitalité et. l'oeuvre américaines. Mais on sousestime toujours les forces spirituelles en couvre en Amérique, et on surestime l'importance accordée chez nous aux choses matérielles. » Cette dernière phrase de M. Whelpley ressemble d'une façon troublante à la description de l'attitude générale des Anglais à l'égard des Allemands avant la guerre. La plupart des observateurs, qu'ils soient Américains, Anglais ou autres, trouvent la même antipathie, ou pire encore, dans l'attitude des Anglais à l'égard des Américains. Voici quelques exemples pris au hasard :

M. C. E. M. Joad, professeur anglais de philosophie et auteur de « The Babbit Warren », nous dit : « C'est peut-être parce qu'ils appréhendent obscurément ce sort pour l'Angleterre, parce qu'ils craignent qu'elle deviendra le jouet et l'amusette des riches grossiers d'outre-mer, que sa culture sera perdue, sa beauté détruite, et son peuple devenu un peuple de parasites, que les Anglais n'aiment pas l'Amérique. » Mais la plupart des observateurs insistent sur les côtés politiques de la question. Le colonel House écrit au président Wilson en 1919 : « Presque aussitôt que je fus arrivé en Angleterre, je remarquai un antagonisme contre les États-Unis... Les relations entre les deux pays sont en train de revêtir les mêmes caractères que les relations entre l'Angleterre et l'Allemagne avant la guerre. Par son industrie et son organisation, l'Allemagne était en train de devenir la première puissance du monde, mais elle perdit tout par son arrogance et la maladresse de ses hommes d'État. Sera-ce l'Angleterre ou l'Amérique qui commettra cette bévue colossale ? »

M. Samuel Samuel, membre du Parlement et de la Royal Dutch-Shell, déclara récemment en public à Londres : «  Nous ne pouvons pas nous fier aux États-Unis, ils essayent de dominer l'Angleterre. » Le Doyen de Saint-Paul, dans son livre « England », dit : « Si le pavillon britannique disparaissait du continent nord-américain, il est plus que probable que les nations de l'Europe, mises en fureur par la prospérité bouffie et par les airs de supériorité de « l'homme qui a gagné la guerre », s'uniraient pour arracher ses dents au Shylock ; et la Grande-Bretagne, si elle avait perdu le Canada, n'aurait plus aucune raison d'aider une nation qui, en l'occurrence, aurait définitivement failli à son amitié. »

Écoutons M. Bertrand Russel, dans ses « Prospects of Industrial Civilisation » : « Il est évident que la prochaine puissance qui revendiquera l'empire du monde sera l'Amérique. Il se peut que l'Amérique ne désire pas encore consciemment cette situation, mais aucune nation pourvue de ressources suffisantes ne résistera longtemps à la tentation. Et les ressources de l'Amérique se prêtent plus que celles de tout autre pays à l'hégémonie mondiale. »

Commentant la circonstance dans laquelle des membres de la Chambre des Communes huèrent le nom du président Coolidge à propos de son discours de l'armistice en 1928, M. John L. Balderston câbla de Londres au New York World : « Bien que je sois correspondant de Presse ici depuis quatorze ans, j'ai trouvé cette semaine une Angleterre qui m'était inconnue, une Angleterre dont les sentiments (tout au moins ceux des milieux dirigeants) sont extrêmement difficiles à expliquer. Il semble que la déclaration de Coolidge, bien qu'isolée, inaugure une nouvelle difficulté et peut-être une ère dangereuse dans les relations anglo-américaines. » Le même jour, le Times, de Londres, habituellement prudent, imprima en gros caractères à la tête de sa colonne de correspondance, qui est habituellement réservée aux contributions en accord avec la tendance du journal, une communication accusant les États-Unis d'avoir, à la Conférence de'Washington, dupé l'Angleterre en obtenant qu'elle mît au rebut des navires de guerre neufs et en bonne condition, en échange de navires américains de valeur douteuse.

M. Frank H. Simonds, un des observateurs américains à l'étranger les mieux informés, trouve que : « Jusqu'à présent, on pensait unanimement, tant aux États-Unis qu'en Angleterre, qu'une guerre anglo-américaine était inconcevable. Aujourd'hui, cependant, nous sommes en présence de ce fait qu'en Angleterre et sur le continent on craint de plus en plus que l'inconcevable ne devienne une menace très réelle et absolument inévitable. L'Europe, qui a une longue et douloureuse expérience de la lecture des signes qui annoncent les tempêtes internationales; commence à interpréter les nouveaux signes de la façon habituelle. » Il est facile de vérifier ce que M. Simonds dit de l'opinion en Europe. On manda par exemple de Rome au New York Times le 14 novembre 1928 que « presque tous les journaux considèrent que le discours de Coolidge au jour de l'armistice annonce une lutte gigantesque entre l'Amérique et l'Angleterre pour la domination du monde ».

Le sénateur Henri de Jouvenel, ancien délégué français à la S. D. N., déclara à la Conférence sur les Dangers de guerre de Londres en 1927, qu'il y aurait une autre guerre mondiale en 1935, et ajouta : « Si nous voyons une autre guerre européenne, les États-Unis ne seront pas du même côté que l'Angleterre. » Écoutons encore Vorochilov, commissaire à la Guerre du gouvernement soviétique : « Il n'est pas nécessaire d'être particulièrement prévoyant ni d'être un bolchevik en politique pour se rendre compte qu'à la longue seul un conflit armé pourra résoudre les différends aggravés qui existent entre l'Angleterre et l'Amérique. Ce choc formidable dépassera en horreur tous les massacres sanglants de l'histoire de l'humanité. » Le général Ludendorf pense qu'une telle guerre, non seulement est possible mais encore « plus possible qu'une guerre ne semblait possible il y a quelques années entre l'Amérique et l'Allemagne. Car il y a incontestablement, entre l'Amérique et l'Angleterre, des intérêts et des politiques contradictoires ».

Le lieut.-commandant J. M. Kenworthy dit : « Le danger d'un conflit anglo-américain est aussi réel que l'a été le danger de guerre entre l'Angleterre et l'Allemagne en 1905. Nous allons tout droit à une tragédie semblable à celle de 1914. » Le maréchal Robertson, ancien chef de l'état-major général britannique, compare franchement les États-Unis à la Prusse de 1914. Il déclara le 5 décembre 1928, dans un discours fait à l'Union pour la S. D. N. à Londres : « L'Amérique, influencée par des tendances impérialistes, a évidemment l'intention de continuer quoiqu'il arrive à renforcer sa marine, et ses déclarations officielles sur la question des armements ressemblent fréquemment aux réclamations que nous entendions en Allemagne avant 1914. »

Ces opinions sont confirmées par les plus hautes autorités politiques britanniques. M. Stanley Baldwin, leader du parti conservateur, a déclaré alors qu'il était encore premier ministre : « Le président Coolidge a raison. Il n'y a pas de compréhension mutuelle entre l'Europe et l'Amérique, et je le regrette profondément... » M. Lloyd George a dit : « Je suis franchement alarmé au sujet de nos relations avec l'Amérique. »

M. Mac Donald a déclaré — naturellement avant de prendre le pouvoir : « Les relations entre les États-Unis et l'Angleterre sont de plus en plus malheureuses. On constitue les habituels comités d'amitié, présage inquiétant, et on lance les signaux de détresse habituels d'une foi chancelante ».

Il est vrai qu'un certain nombre des opinions citées plus haut ont été provoquées par les discours de Coolidge, et que par ailleurs les conversations entre Hoover et Mac Donald en 1929 ont provoqué des déclarations plus amicales des deux côtés de l'Atlantique. Mais de même que la vieille antipathie anglo-américaine a été stimulée et non créée par Coolidge, de même les causes de frictions ne sont pas supprimées par les prophéties d'amitié éternelle faites à l'occasion de la visite de M. Mac Donald à Washington. Les raisons des conflits économiques et des guerres sont trop profondes pour pouvoir être jugées d'après les vagues superficielles de sentiment populaire poussées par des vents de propagande favorables ou défavorables.

Au milieu des négociations d'amitié entre Hoover et Mac Donald, le gouvernement de Mac Donald, officiellement et ouvertement, livrait deux batailles commerciales aux États-Unis, et l'administration de Hoover, tout aussi officiellement, essayait de faire passer au Congrès une nouvelle loi douanière dans l'intention arrêtée d'interdire à de nombreux produits anglais l'entrée des États-Unis. Le gouvernement Mac Donald envoya M. d'Abernon en mission officielle auprès du gouvernement argentin et obtint ainsi un accord donnant à l'Angleterre des millions d'affaires qui allaient auparavant aux États-Unis, et que M. Hoover espérait garder par son voyage en Argentine, quelques mois auparavant. Cependant que M. Mac Donald s'approchait de New-York pour aller rendre visite au Président, son collègue M. J. H. Thomas se vantait d'avoir enlevé aux États-Unis une grande partie de leurs affaires de charbon et d'acier avec le Canada.

Ce qui ne signifie pas que Hoover et Mac Donald se soient montrés hypocrites. Cela signifie que parfois la guerre économique s'intensifie avec une force qui entraîne malgré eux les premiers ministres et les présidents. Comme M. Mac Donald l'a déclaré — en dehors de ses tournées d'amitié  — l'Angleterre doit augmenter ses exportations afin de survivre. Comme M. Hoover l'a expliqué — quand il n'était pas un hôte d'amitié — notre prospérité ne continuera que si les marchés étrangers continuent à absorber nos 10 % de surproduction industrielle. Maintenant il se trouve que le marché canadien, visité par le gouvernement Mac Donald, est le plus important de nos marché extérieurs, et que le marché argentin est le plus grand de nos marchés en Amérique latine. Il se trouve aussi que ces marchés sont à nous surtout parce que nous les avons pris aux Anglais, et ils resteront à nous aussi longtemps que nous empêcherons les Anglais de nous les reprendre. Tout cela n'est qu'un petit front de la lutte économique mondiale anglo-américaine, et cela dépasse de très loin l'essai de trêve navale Hoover-Mac Donald.

Chut... Chut...

Le conflit économique anglo-américain existe, et on sait par l'expérience de l'histoire que des conflits de ce genre ont le plus souvent dégénéré en guerres. Devant ces faits, le public prend l'une des deux attitudes suivantes : ou bien il nie obstinément et sans discussion, ou bien il garde un silence absolu.

La première attitude est généralement celle des orateurs aux banquets anglo-américains et autres cérémonies du même genre. C'est ainsi que M. Charles Evans Hughes, qui a personnellement participé au conflit comme secrétaire d'État et comme représentant des intérêts pétroliers américains, a déclaré à la Pilgrim Society de Londres en été 1929 : « Notre amitié n'est heureusement menacée par aucun différend. » Tel est naturellement le langage de presque tous les diplomates des deux gouvernements.

L'autre attitude est le silence. Et cette attitude est malheureusement adoptée, dans les deux pays, par un grand nombre de brillants avocats de la paix qui pensent que le meilleur moyen de régler les conflits est de les tenir secrets ou à moitié secrets. Cette doctrine est en contradiction, non seulement avec l'idéal de diplomatie publique de ceux qui la professent, mais encore avec l'essence même du régime de représentation parlementaire qui est celui des deux pays en cause.

Bien plus, elle produit généralement des effets radicalement opposés à ceux qu'en attendent les avocats de la paix. On ne peut pas fermer la bouche à la propagande belliciste. On n'arrive qu'à fermer la bouche à la discussion libre et intelligente. On l'a bien vu dans le cas des dettes de guerre et dans celui du monopole du caoutchouc.

En ce qui concerne les dettes, les Anglais auraient beaucoup moins d'amertume à l'égard du « Shylock » américain s'ils comprenaient la situation qui conditionne la politique américaine. D'autre part, les Américains ne refuseraient pas d'annuler la totalité de la dette s'ils comprenaient les besoins économiques de l'Angleterre et l'impossibilité d'un règlement intégral. Là encore, les gens qui préconisent l'amélioration des relations anglo-américaines ne font que de beaux discours.

Les Anglais amis de la paix, sans parler des amis de l'Amérique, ne montrent pas à leurs compatriotes le point de vue américain sur la question. Le public anglais n'est donc en possession que d'une demi-vérité et ne peut pas être éclairé à ce sujet. D'autre part, les Américains anglophiles s'abstiennent de justifier aux yeux du public de notre pays les raisons qu'il pourrait y avoir à annuler les dettes, et gardent le silence chaque fois qu'il s'agit de défendre pratiquement la thèse britannique.

En examinant l'une après l'autre toutes les controverses anglo-américaines, on pourrait faire la preuve que le silence des pacifistes a contribué à aggraver les malentendus. Les conflits économiques internationaux n'ont jamais été résolus par le fait que les gens ont refusé d'en reconnaître l'existence.

Si les peuples d'Europe avaient compris que les causes qui poussent leurs nations â la guerre n'étaient pas avant tout des conflits spirituels entre les Huns et les Élus du Seigneur, mais des luttes économiques pour le fer, le charbon, le pétrole, pour les matières premières coloniales, pour les excédents de population et les débouchés, pour la maîtrise de la mer, etc., auraient-ils consenti à se battre ? Peut-être. Mais seule la connaissance par le public de ces causes et de ces buis de guerre pourrait empêcher une guerre anglo-américaine. Les autres garanties de paix ne sont rien auprès de cette assurance-là.

Malheureusement la plupart des mouvements pacifistes, en Amérique et Angleterre, s'appuient sur des garanties toutes autres que la compréhension mutuelle et le règlement des conflits économiques. Ils cultivent les utopies des traités, des trêves navales et autres soi-disant désarmements. Certes, aucun homme intelligent ne saurait sousestimer 1a valeur des (traités qui règlent temporairement les conflits politiques ou navals qui sont la conséquence des conflits économiques. Mais ces traités ne suppriment en aucune façon la véritable cause des conflits.

Les traités ne suffisent pas, même un traité d'arbitrage sans réserves, dont le besoin se fait fortement sentir. L'Angleterre et l'Amérique, tout autant que l'Allemagne, ont violé des conventions et des traités, et en violeront encore. La réduction des armements est une bonne chose. Quand les hommes sont armés ils se battent. Mais ils se battent aussi sans y être préparés, comme l'Amérique en 1917. Ils se battent chaque fois que la classe dirigeante a un intérêt économique à leur faire croire qu'une guerre inconcevable est une guerre sainte.

Si jamais les peuples refusent de combattre, s'ils refusent de croire à la propagande de mensonges des gouvernements, si jamais ils décident que les fautes de l' « ennemi » ne peuvent être corrigées sur le champ de bataille, ce sera parce qu'ils comprendront la nature du conflit. Ceux qui prêchent que la guerre entre les États-Unis et l'Angleterre est inconcevable et qui gardent le silence sur le conflit économique actuel entre les deux pays sont en possession d'une demi-vérité extrêmement dangereuse. Ils voient que le seul espoir est dans l'opinion publique. Mais ils ne voient pas qu'une opinion publique mal informée et inintelligente constitue un grave danger.

Le danger de guerre existe. Une lutte farouche se livre pour des débouchés, des matières premières, pour la suprématie financière. Mais cette lutte ne constitue pas le danger le plus grave Le danger de guerre existe. Une lutte farouche se livre pour des débouchés, des matières premières, pour la suprématie financière. Mais cette lutte ne constitue pas le danger le plus grave Le danger est dans l’ignorance des peuples. Ils croient que les conflits internationaux peuvent être réglés par des armées et des marines. Ils croient encore qu’on peut « gagner » une guerre. [...]

 

 

Conclusion

Il y a cinquante ans, Gladstone déclara prophétiquement : « L'Amérique seule pourra un jour nous arracher notre suprématie commerciale, et elle le fera probablement. »

Aujourd'hui cette prophétie est devenue une réalité. Il est impossible de nier que les empires économiques anglais et américain sont des rivaux en guerre. Et tous les discours pacifiques n'empêcheront pas cette guerre économique de constituer un danger de guerre par les armes ; il n'y a pas place dans le monde pour deux empires comme l'Empire britannique et l'Empire américain. Ou bien l'Angleterre s'inclinera pacifiquement devant la supériorité américaine, ou bien elle y sera contrainte par les armes.

Les conditions qui ont fait jadis la force de l'Angleterre font aujourd'hui sa faiblesse. Son isolement géographique n'existe plus; les pays autrefois dépendants de son industrie et de son or ont atteint leur majorité économique ; à l’intérieur, c'est la décrépitude industrielle, la misère et le désordre. Les dominions ne sont plus des dominions. Les colonies sont en révolte. Les jours de la puissance anglaise sont comptés. Son génie est d'avoir construit le plus riche des empires malgré une telle pauvreté de ressources 1 Sa destiné est de voir son empire céder le pas à une nation plus riche, plus énergique et plus jeune.

L'Angleterre contre l'Amérique. Une pauvre petite île sans défense, contre un continent gardé par deux océans. Une île incapable de se vêtir et de se nourrir elle-même. L'Angleterre est surpeuplée. L'Amérique a une population équilibrée. L'Angleterre n'a pas assez de nourriture. L'Amérique en a trop. L'Angleterre a l'agitation sociale. L'Amérique a la paix industrielle. L'Angleterre a des réserves de charbon qui s'épuisent. L'Amérique a du charbon en abondance, et les deux sources d'énergie de l'avenir, le pétrole et la houille blanche. L'Angleterre n'a pas de matières premières. L'Amérique en a un grand nombre. L'Angleterre a un outillage et une technique désuets. La technique américaine est la première du monde. L'Angleterre perd les marchés mondiaux. L'Amérique les conquiert. La puissance maritime de l'Angleterre décline ; celle de l'Amérique augmente. L'Angleterre est sur la défensive. L'Amérique attaque.

L'Amérique a aussi des avantages moraux. Elle a le sentiment de la victoire. Elle sent « son heure » arrivée. Les autres pays le croient aussi.

L'américanisation de l'Europe et du monde avance. Les nations sont fascinées par l'éclat du vainqueur, parfois tout en le détestant.

Les Américains ne doutent de rien. Ils sont sûrs d'être le peuple élu. Nous appelons notre pays « God's country  », le pays de Dieu. Les affaires sont pour nous comme une religion dont nos dirigeants sont les prêtres. Ce sont aussi des poètes : citons M. Julius Klein, sous-secrétaire au Commerce :

« On entend le joyeux carillon des caisses automatiques américaines dans les boutiques de Johannesburg et de Kharbine. Dans la Chine du Sud, les paysans font cuire leur nourriture dans de vieux bidons d'essence américains. Des lames de rasoir américaines grattent le menton de Suédois blonds à Stockholm et de noirs Africains au Soudan.

Dans les villes minières du Pérou ou dans les quartiers populeux de Tien-Tsin, des spectateurs enthousiastes vont voir les films américains, avec leurs grands événements, leurs héros suspendus à des falaises, leurs comiques à pantalons larges. On trouve des parfums américains dans les boudoirs de Cuba, des réfrigérateurs américains sous les tropiques... » Jamais un fonctionnaire du Board of Trade Britannique ne s'est élevé à de telles hauteurs lyriques.

Citons le Bulletin de la Société de Géographie des États-Unis :

« Tokio croque des gaufres américaines. Berlin se précipite à sa première « soda fountain ». A Moscou, la foule s’assemble autour du premier distributeur d’essence américain sur la place de l'Arbat. Nos automobiles, nos machines à écrire, nos dentistes font des milliers de convertis. Nos disques enseignent la gamme occidentale aux Orientaux. Des milliers de jeunes garçons de toutes races veulent marcher sur les traces de Dempsey et Turney, et commencent par s'acheter des chaussures de gymnastique et des gants de boxe du « pays des champions »... Tant que les États-Unis n'étaient que des producteurs de matières premières, le monde suivait son chemin, suivait la mode française pour les robes, les bijoux et les parfums, commerçait selon les méthodes anglaises, et venait en Allemagne chercher la science et la musique. Mais nous avons changé tout cela...

« Le grand escalier de la maison du premier ministre, à Népal, est orné de distributeurs automatiques américains. Un potentat local de Bornéo possède plusieurs magnifiques voitures américaines, qui ne peuvent circuler que sur une route goudronnée longue d'un mille et demi, construite spécialement dans la jungle...

« Le jazz américain est en train de chasser Wagner de l'Allemagne. L'architecture américaine surpasse la Grèce antique. Le cocktail américain a conquis' les cafés de Paris. Le « Nelson », gloire de la marine anglaise, a une « soda-fountain  » américaine, les boxeurs anglais se sont faits naturaliser Américains. »

Dans son dernier discours au Reichstag, M. Stresemann déclara « que l'Europe est en danger de devenir unie colonie des États-Unis, que la chance a plus que nous favorisés ». Il pensait aux Emprunts allemands en Amérique, dont le montant est presque égal aux paiements allemands de réparations. Il pensait à la pénétration des industries allemandes par le capital américain. Mais la vraie servitude n'est pas là. Une nation ne devient esclave que si elle le veut. L'Allemagne d'aujourd'hui est à beaucoup d'égards plus américaine que l'Amérique. C'est parce qu'elle accepte sans critique tout ce qui vient d'Amérique qu'elle est notre colonie, ou notre alliée, comme l'espèrent certains. Et l'Angleterre devrait méditer cette évolution.

Nous avons été une colonie de l'Angleterre. Elle sera bientôt notre colonie. Non pas en nom, mais en fait. Les machines ont fait de l'Angleterre la maîtresse du monde. Nos machines sont meilleures, et nous héritons de cette hégémonie. Il ne nous suffit pas d'être la nation la plus riche du monde. Mais malgré notre génie mécanique, nous sommes incapables de répartir équitablement nos richesses. Au contraire, nous exploitons ceux qui sont moins riches que nous.

L'Angleterre, sur sa petite île, pourrait avoir des raisons de devenir impérialiste. Notre impérialisme à nous, qui avons tout un continent pour nous faire vivre, est injustifiable. Mais nous ne manquons pas d'astuce. Nous ne commettrons pas la faute de l'Angleterre. Trop sages pour essayer de gouverner le monde, nous nous contenterons de le posséder. Rien ne nous arrêtera, jusqu'au jour où le coeur même de notre empire financier tombera en décrépitude, comme dans tous les empires. Si l'Angleterre est assez insensée pour nous combattre, elle n'en tombera que plus vite.

Naturellement, la suprématie américaine sur le monde est une éventualité assez peu plaisante à envisager, inconcevable même, comme la guerre anglo-américaine. Mais après tout notre suprématie ne sera pas pire -que celles qui l'ont précédée. Nos armes sont l'argent et les machines. Les autres nations en veulent. Notre matérialisme vaut le leur. C'est pourquoi notre triomphe est si facile et si inévitable.

Mais quelles sont les chances de l'Angleterre contre l'Amérique ? Quelles sont les chances du monde ?