Tocqueville et le règne de la quantité littéraire

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Tocqueville et le règne de la quantité littéraire

Il n’était pas très optimiste sur notre avenir intellectuel, Alexis de Tocqueville, auteur du classique le moins lu (ou relu) de l’histoire des idées :

« …pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées. »

Et Tocqueville prévoit et explique ainsi l’effondrement du niveau des écrivains :

« Dans les aristocraties, les lecteurs sont difficiles et peu nombreux ; dans les démocraties, il est moins malaisé de leur plaire, et leur nombre est prodigieux. Il résulte de là que, chez les peuples aristocratiques, on ne doit espérer de réussir qu’avec d’immenses efforts, et que ces efforts, qui peuvent donner beaucoup de gloire, ne sauraient jamais procurer beaucoup d’argent ; tandis que, chez les nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d’obtenir à bon marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’on l’admire, il suffit qu’on le goûte. La foule toujours croissante des lecteurs et le besoin continuel qu’ils ont du nouveau assurent le débit d’un livre qu’ils n’estiment guère. »

Le public est à la hauteur des écrivains :

« Dans les temps de démocratie, le public en agit souvent avec les auteurs comme le font d’ordinaire les rois avec leurs courtisans ; il les enrichit et les méprise. »

Nous avons parlé avec Ortega de la disparition du langage maître (le latin). La perturbation est la même au cours des siècles démocratiques-eschatologiques :

« Quand, au contraire, les hommes, n’étant plus tenus à leur place, se voient et se communiquent sans cesse, que les castes sont détruites et que les classes se renouvellement et se confondent, tous les mots de la langue se mêlent. Ceux qui ne peuvent pas convenir au plus grand nombre périssent ; le reste forme une masse commune où chacun prend à peu près au hasard. Presque tous les différents dialectes qui divisaient les idiomes de l’Europe tendent visiblement à s’effacer ; il n’y a pas de patois dans le Nouveau Monde, et ils disparaissent chaque jour de l’Ancien. »

Le langage est trituré et dénaturé :

« Mais c’est principalement dans leur propre langue que les peuples démocratiques cherchent les moyens d’innover. Ils reprennent de temps en temps, dans leur vocabulaire, des expressions oubliées qu’ils remettent en lumière, ou bien ils retirent à une classe particulière de citoyens un terme qui lui est propre, pour le faire entrer avec un sens figuré dans le langage habituel ; une multitude d’expressions qui n’avaient d’abord appartenu qu’à la langue spéciale d’un parti ou d’une profession, se trouvent ainsi entraînées dans la circulation générale. »

La Babel démocratique crée la fameuse novlangue :

« Non seulement tout le monde se sert des mêmes mots, mais on s’habitue à employer indifféremment chacun d’eux. Les règles que le style avait créées sont presque détruites. On ne rencontre guère d’expressions qui, par leur nature, semblent vulgaires, et d’autres qui paraissent distinguées. Des individus sortis de rangs divers ayant amené avec eux, partout où ils sont parvenus, les expressions et les termes dont ils avaient l’usage, l’origine des mots s’est perdue comme celle des hommes, et il s’est fait une confusion dans le langage comme dans la société. »

Surtout, on aime les grands mots et les grandes idées (nous sommes les hommes creux, dira T.S. Eliot) :

« Cet amour des idées générales se manifeste, dans les langues démocratiques, par le continuel usage des termes génériques et des mots abstraits, et par la manière dont on les emploie. C’est là le grand mérite et la grande faiblesse de ces langues. Les peuples démocratiques aiment passionnément les termes génériques et les mots abstraits, parce que ces expressions agrandissent la pensée et, permettant de renfermer en peu d’espace beaucoup d’objets, aident le travail de l’intelligence. »

De là un déclin de la pensée (le penseur traditionnel Schuon en parle à propos de Sartre et même de Heidegger) :

« Ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques, et dont on fait usage à tout propos sans les rattacher à aucun fait particulier, agrandissent et voilent la pensée ; ils rendent l’expression plus rapide et l’idée moins nette. Mais, en fait de langage, les peuples démocratiques aiment mieux l’obscurité que le travail. »

La disparition de la poésie est ainsi expliquée (le penseur australien Pearson y reviendra brillamment à la fin du dix-neuvième siècle) :

« Dans les sociétés démocratiques, où les hommes sont tous très petits et fort semblables, chacun, en s’envisageant soi-même, voit à l’instant tous les autres. Les poètes qui vivent dans les siècles démocratiques ne sauraient donc jamais prendre un homme en particulier pour sujet de leur tableau ; car un objet d’une grandeur médiocre, et qu’on aperçoit distinctement de tous les côtés, ne prêtera jamais à l’idéal. Ainsi donc l’égalité, en s’établissant sur la terre, tarit la plupart des sources anciennes de la poésie. »

Tocqueville explique l’indigeste poésie de la nature alors :

« Quand le doute eut dépeuplé le ciel, et que les progrès de l’égalité eurent réduit chaque homme à des proportions mieux connues et plus petites, les poètes, n’imaginant pas encore ce qu’ils pouvaient mettre à la place de ces grands objets qui fuyaient avec l’aristocratie, tournèrent les yeux vers la nature inanimée. Perdant de vue les héros et les dieux, ils entreprirent d’abord de peindre des fleuves et des montagnes. Cela donna naissance, dans le siècle dernier, à la poésie qu’on a appelée, par excellence, descriptive. »

Et Tocqueville rappelle comme Gustave Beaumont que les Américains ont autre chose à faire que de la poésie (remarquez, cela sonne comme le « je vis de bonne soupe et non de beau langage » de l’autre !) :

« Je conviendrai aisément que les Américains n’ont point de poètes ; je ne saurais admettre de même qu’ils n’ont point d’idées poétiques. On s’occupe beaucoup en Europe des déserts de l’Amérique, mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature. »

Or Beaumont écrivait :

« Absorbé par des calculs, l'habitant des campagnes, aux États-Unis, ne perd point de temps en plaisirs ; les champs ne disent rien à son cœur ; le soleil qui féconde ses coteaux n'échauffe point son âme. Il prend la terre comme une matière industrielle ; il vit dans sa chaumière comme dans une fabrique. »

Tocqueville :

« On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, de si antipoétique, en un mot, que la vie d’un homme aux États-Unis ; mais, parmi les pensées qui la dirigent, il s’en rencontre toujours une qui est pleine de poésie, et celle-là est comme le nerf caché qui donne la vigueur à tout le reste. »

Notre génie annonce même notre art contemporain, moderne, indicible et incompréhensible:

« Je n’ai pas peur que la poésie des peuples démocratiques se montre timide ni qu’elle se tienne très près de terre. J’appréhende plutôt qu’elle ne se perde à chaque instant dans les nuages, et qu’elle ne finisse par peindre des contrées entièrement imaginaires. Je crains que les œuvres des poètes démocratiques n’offrent souvent des images immenses et incohérentes, des peintures surchargées, des composés bizarres, et que les êtres fantastiques sortis de leur esprit ne fassent quelquefois regretter le monde réel. »

Le théâtre annonce ici le cinéma comme art de la manipulation mondiale :

« Les pièces de théâtre forment d’ailleurs, chez les nations aristocratiques elles-mêmes, la portion la plus démocratique de la littérature. Il n’y a pas de jouissance littéraire plus à portée de la foule que celles qu’on éprouve à la vue de la scène. Il ne faut ni préparation ni étude pour les sentir. Elles vous saisissent au milieu de vos préoccupations et de votre ignorance. Lorsque l’amour encore à moitié grossier des plaisirs de l’esprit commence à pénétrer dans une classe de citoyens, il la pousse aussitôt au théâtre. »

Le public imposera sa bassesse par le théâtre :

« C’est au théâtre que les érudits et les lettrés ont toujours eu le plus de peine à faire prévaloir leur goût sur celui du peuple, et à se défendre d’être entraînés eux-mêmes par le sien. Le parterre y a souvent fait la loi aux loges… Les goûts et les instincts naturels aux peuples démocratiques, en fait de littérature, se manifesteront donc d’abord au théâtre, et on peut prévoir qu’ils s’y introduiront avec violence. Dans les écrits, les lois littéraires de l’aristocratie se modifieront peu à peu d’une manière graduelle et pour ainsi dire légale. Au théâtre, elles seront renversées par des émeutes. »

Le syndrome Hernani…

Le « règne de la quantité » règnera avec la liquidation des règles :

« L’amour du théâtre étant, de tous les goûts littéraires, le plus naturel aux peuples démocratiques, le nombre des auteurs et celui des spectateurs s’accroît sans cesse chez ces peuples comme celui des spectacles. Une pareille multitude, composée d’éléments si divers et répandus en tant de lieux différents, ne saurait reconnaître les mêmes règles et se soumettre aux mêmes lois. Il n’y a pas d’accord possible entre des juges très nombreux qui, ne sachant point où se retrouver, portent chacun à part leur arrêt. Si l’effet de la démocratie est en général de rendre douteuses les règles et les conventions littéraires, au théâtre elle les abolit entièrement, pour n’y substituer que le caprice de chaque auteur et de chaque public. »

Ceux qui ne s’accordent pas avec cet aristocrate de la pensée s’énerveront avec l’anarchiste Mirbeau :

« Tout l’effort des collectivités tend à faire disparaître de l’humanité l’homme de génie, parce qu’elles ne permettent pas qu’un homme puisse dépasser de la tête un autre homme, et qu’elles ont décidé que toute supériorité, dans n’importe quel ordre, est, sinon un crime, du moins une monstruosité, quelque chose d’absolument antisocial, un ferment d’anarchie. »

 

Source

De la démocratie en Amérique, II, première partie, chapitre XIII et XIV