Rendez-vous à Moscou : interprétations et aveuglements

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Rendez-vous à Moscou : interprétations et aveuglements

Une fois encore, une fois de plus, la confusion est extrême, suggérant qu’une bataille de perception est en cours, comme d’ailleurs elle eut lieu lors du précédent de Sotchi. Il s’agit, pour le Système, d’étouffer dans l’œuf une perception qu’il y a eu, lors de la rencontre Kerry-Poutine/Lavrov de Moscou, éventuellement d'un progrès important, mais surtout une perception qu’il y aurait eu, disons, un retour à un monde normal d’échanges diplomatiques entre des gens à la raison retrouvée. Quoi qu’il en soit de qui l’emporte ou pas, ou de ceux qui suivent des voies séparées dans leur perception, la constante de la situation générale reste plus que jamais le désordre naissant de ces conflits de perceptions à la fois perpéruels et perpétuellement renouvelés. Ce désordre est constamment organisé et renforcé par le Système lui-même, ce qui place le Système de plus en plus souvent dans des situations contradictoires entre sa stratégie aveugle du désordre et la nécessité tactique, pour tel ou tel événement, d’imposer un ordre de la perception, – par exemple, dans ce cas, pour tenter d’imposer la perception que la rencontre de Moscou n’a pas eu lieu.

Il en résulte, pour cette rencontre de Moscou, des appréciations étrangement diverses et des interprétations étonnamment disparates, parfois jusqu’à la plus extrême contradiction...  Mais les adverbes “étrangement” et “étonnamment” sont-ils de mise dans une époque où la réalité n’existe plus, où le rapport des situations est une sorte de “concours de perception”, qui concrétisent un affrontement de narrative diverses où il importe de rechercher, comme un Sherlock Holmes postmoderne mène l’enquête, où l’on peut espérer trouver une vérité-de-situation ou l’autre. L’intuition et l’expérience sont plus utiles qu’une loupe.

Voici donc quelques interprétations, qui montreront cette diversité remarquable. Certaine méritent quelques commentaires parce qu’elles ont une explication politique qui ont leur intérêt spécifique (souvent sans rapport avec la rencontre de Moscou), d’autres beaucoup moins sinon pas du tout parce qu’elles répondent à des mécanismes-Système.

• Le site israélien DEBKAFiles (le 16 décembre) fait de cette rencontre un grand événement en l’interprétant comme un changement radical de politique, une “capitulation” d’Obama comme résultat des attaques constantes de son secrétaire d’État pour parvenir à une entente avec Moscou en adoptant l’essentiel de la ligne russe sur la Syrie. L’essentiel de prime abord selon le site est que Washington aurait accepté le maintien au pouvoir d’Assad, et l’essentiel qui s’impose dans les effets est surtout qu’Israël suit ce changement de politique. C’est ce tout dernier point qui est important, parce qu’il rend compte d’un aspect de la situation politique israélienne telle que DEBKAFiles l’interprète, – d’ailleurs pour critiquer clairement cette réorientation.

(Le site israélien ajoute un autre point, selon lui peu remarqué par les commentateurs : le fait que les USA auraient accepté de soutenir l’alliance Russie-Iran-Hezbollah dans son intervention en Syrie, ce qui revient à donner un blanc-seing à l’Iran et au Hezbollah, ennemis déclarés d’Israël, dans leur intervention dans un pays limitrophe d’Israël.)

On cite ici les principaux passages du texte, en insistant sur l’aspect intérieur israélien qui est d’une particulière importance, – soit qu’il reflète directement une situation politique déjà acquise, soit parce qu’il signale dans tous les cas un affrontement sévère en Israël avec une faction nouvelle dans l’appareil de sécurité nationale en faveur d’Assad et de la coalition Russie-Iran-Hezbollah qui le soutient. Dans tous les cas, l’épisode confirme combien la situation intérieure israélienne reste extrêmement incertaine depuis l’intervention russe en Syrie, alors qu’Israël avait jusqu’ici tenu une ligne anti-Assad et de soutien de l’attaque contre Assad, y compris et même surtout des groupes terroristes.

(Un intéressant arrière-plan qui s’inscrit dans cette problématique est un article [Russia Insider\German Economic News] sur les liens entre Israël et la Russie, avec certains parlant de “russianisation” d’Israël avec la très importante colonie russo-israélienne [18% de la population] : alors que la Russie intervient dans les affaires intéressant directement Israël, cette situation israélienne exerce une influence considérable. De ce point de vue, on peut envisager l’idée que, dès lors que les Russes sont sur place, en Syrie, pour soutenir Assad une part non négligeable de la population et des élites israéliennes sont poussées vers une position plus favorable à Assad.)

« After two tries, US Secretary of State John Kerry finally turned President Barack Obama away from his four-year insistence that Bashar Assad must go, as a precondition for a settlement of the Syrian conflict. Tuesday, night, Dec. 15, the Secretary announced in Moscow: “The United States and our partners are not seeking so-called regime change.” [...]

» DEBKAfile’s Middle East sources wonder about the measure of freedom the Syrian people can expect while it is clamped firmly in a military vice by Russia, Iran and Hizballah. However, this was of no immediate concern to the big power players. Washington’s surrender to the Russian and Iranian line on Assad’s future was offered in the short-term hope of progress at the major international conference on the Syrian question taking place in New York Friday.

» These epic US policy reversals carried three major messages: 1) The Obama administration has lined up behind Putin’s Middle East objectives which hinge on keeping Bashar Assad in power. 2) Washington endorses Russia’s massive military intervention in Syria, although as recently as last month Obama condemned it as doomed to failure. 3) The US now stands behind Iran – not just on the Syrian question – but also on the exitence of an Iranian-Syrian-Hizballah alliance, based on a solid land bridge from Iran and the Gulf up to the Mediterranean coast under Russian military and political protection and influence.

» Even more surprising were the sentiments heard this week in Jerusalem. Our military and intelligence sources cite officials urging the government to accept the American policy turnaround. In some military circles, senior voices were heard commenting favorably on Assad’s new prospects of survival in power, or advising Israel to jump aboard the evolving setup rather than obstructing it. Those same “experts” long claimed that Assad’s days were numbered. They were wrong then and they are wrong now.

» Israel was forced to yield on the Iranian nuclear program, but its acceptance of the permanence of Assad and the indefinite presence in Syria of his sponsors, Iran and Hizballah, will come at a high price for Israel in the next conflict. »

• Une autre version est qu’il n’y a pas eu d’entente particulièrement structurante, notamment à cause de l’absence d’accord sur certains points essentiels qui devraient constituer des obstacles autobloquants de l’ensemble du processus. Cette version est venue assez vite, et d’abord du côté russe (ministère des affaires étrangères), après l’euphorie de la rencontre qui démontrait sans aucun doute la volonté de mettre en évidence qu’il y avait un “climat” favorable dans ces discussions. Il est également assez probable que les Russes ont tenu à ménager Kerry lors de la rencontre parce qu’ils jugent que le secrétaire d’État est le plus proche d’eux dans l’administration Obama et plus généralement dans l’ensemble Washington-Système, y compris dans son propre ministère. Cela montre que s’il s’est agi d’une certaine façon d’un Sotchi-II (voir nos Notes d’analyse du 16 décembre), la rencontre a connu la même sort de Sotchi, mais beaucoup plus rapidement. Cela montre d’abord et avant toutes choses que les Russes ont suffisamment durci leur position depuis Sotchi et son absence de suivi, pour aussitôt préciser les limites de cet exercice Sotchi-II.

Un texte du site très populaires en Russie Lenta.ru, qui vit encore sur une tradition assez “libérale“ malgré quelques avatars récents, est repris par Sputnik-français le 16 décembre ; il met en évidence l’aspect le moins enthousiasmant de la rencontre... Il est assez significatif par ailleurs qu’il présente comme “une surprise” (pour les Russes) les déclarations de Kerry qui ont suivi selon lesquelles les USA ne suivent pas une politique de regime change en Syrie, ni une politique d’isolement de la Russie. Les mêmes réserves sont émises par Antiwar.com le 17 décembre. Les explications du porte-parole officiel (à Washington) du département d’État lors de son briefing quotidien pour nuancer, voire rectifier les déclarations de Kerry sont un chef d’œuvre de complications et de nœuds dialectiques, d’exercices divers, de réponse en réponse, en sophisme et en hypocrisie ; notamment son explication sur les mots de Kerry (“nous n’avons pas une politique d’isolement de la Russie”), présentés de cette façon : “Le secrétaire d’État a bien dit cela parce que nous ne suivons pas cette politique, parce que la Russie s’isole toute seule...”. Ces interventions de son propre porte-parole mettent en évidence les limites de manœuvre de Kerry hors-les-murs (de Washington).

Le texte de Lenta.ru synthétisé par Sputnik-français : « Le président russe Vladimir Poutine a accueilli pendant plusieurs heures au Kremlin le secrétaire d’État américain John Kerry et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, sans pour autant qu'une entente soit trouvée sur la définition des organisations “amies” et “terroristes” en Syrie. Kerry apportait aussi une nouvelle: les États-Unis n'ont plus l'intention de poursuivre la politique d'isolement de la Russie. [...]  La liste des radicaux syriens considérés comme “modérés” n'a pas pu être déterminée. Les trois hommes ont seulement convenu de “constituer une liste commune des organisations terroristes et de la délégation de l'opposition syrienne”. Au regard des attentes générées par cette rencontre, même cette nouvelle avait une consonance optimiste.

» La déclaration de Kerry à la presse fut assez inattendue: “Bien que personne ne doive choisir entre un dictateur et les terroristes, les USA n'aspirent pas actuellement au changement de régime en Syrie". Avant de préciser que Bachar al-Assad n'avait “pas sa place dans la future Syrie”. Même avec cette réserve, la déclaration du premier diplomate des USA contrastait avec les interventions précédentes des représentants américains. L'un des journalistes américains présents au Kremlin a demandé avec étonnement où était, alors, l'isolement promis par Barack Obama. “Cela a été dit dans le cadre de la réaction à l'annexion de la Crimée, à laquelle nous continuons de nous opposer. Mais nous n'avons pas de politique qui se fixe pour but d'isoler la Russie. Quand les USA et la Russie trouvent des domaines d'entente, cela répond aux intérêts du monde entier. Je pense que cela démontre la maturité des deux dirigeants et l'importance de leur rôle. En dépit de nos différends sur l'Ukraine, par exemple, nous avons réussi à évacuer les armes chimiques de Syrie”. »

• Sputnik (Sputnik-français) s’est payé CNN hier pour l’absence de couverture du voyage de Kerry à Moscou, et notamment aucune des déclarations de Kerry à la presse, à Moscou. Le réseau russe, largement considéré dans les pays du bloc-BAO comme un organisme de propagande du gouvernement russe, met ainsi en évidence, par contraste, l’un des principaux caractères de l’état général de censure qui règne dans les sphères des élites-Système de ces pays (bloc-BAO), qui est le silence. Dans cette politique de CNN qui est illustrée par ce cas, et se retrouve dans les principaux organes de la presse-Système, l’essentiel est en fait moins la propagande que le simple déni de tout ce qui peut sembler écorner la narrative, fût-ce une parole officielle. Il y a une différence de degré dans cette attitude du système de la communication dans son rôle-Système et dans celle des autorités politiques, qui tient, dans le chef du premier nommé, essentiellement au refus du simple écho de ces évènements où pourrait se glisser une vérité-de-situation.

De ce point de vue, l’attitude du système de la communication dans les pays du bloc-BAO est beaucoup plus radicale, beaucoup plus déterministe-narrativiste que ne peuvent l’être les autorités officielles qui ont beaucoup de mal à exposer leurs politiques d’une façon qui ne heurte pas la narrative. On ne peut parler véritablement d’une “censure officielle” ou d’une “censure d’État”, mais bien d’une censure-Système fondée sur le silence et l'absence, qui ne répond qu’aux impératifs du Système fixés dans la narrative qui a été établie une fois pour toutes pour une séquence d’évènements donnée. Il est évident que la lecture ou la vision d’un organisme qui peut éventuellement et épisodiquement jouer le rôle d’un organisme de “propagande du gouvernement russe” (comme de tout gouvernement) est beaucoup moins dangereuse, beaucoup moins réductrice de la pensée que la lecture ou la vision d’un organisme qui fait sans aucun doute partie du système de la communication dans un rôle-Système exclusif ; dans le premier cas, il y a plus ou moins tentative d’orienter la pensée qui peut être aisément débusquée tout en acquérant par ailleurs des indications et des informations précieuses ; dans le second cas, il y a simplement investissement total et aveuglement absolu de la pensée.

Voici donc la visite de Kerry à Moscou vue par CNN, selon l’interprétation qu’en donne Sputnik-français : « Hier, une rencontre tripartite Poutine-Lavrov-Kerry s'est tenue à Moscou pour évoquer la lutte contre Daech et la coopération russo-américaine. Pour quelque raison que ce soit, la chaîne CNN tarde toujours à couvrir cet événement, aucun reportage à ce sujet n'est apparu sur son site depuis avant-hier. [...] Passer sous silence la visite de John Kerry dans la capitale russe? Pas de problème! Après avoir diffusé un reportage anticipant cette visite, les correspondants de la chaîne ne se fatiguent pourtant pas pour partager avec leurs spectateurs les détails des pourparlers tenus, le site truffé d'articles sur Star Wars ou les débats républicains. Un court reportage a été diffusé en direct sur CNN hier soir, avec une correspondante commentant la rencontre mais la vidéo n'a curieusement pas vu le jour sur le site officiel de la chaîne. »

L’utilité du voyage de John Kerry est donc d’abord de nous faire apparaître, par la différence des réactions et des interprétations, un certain nombre de vérités-de-situation dans l’environnement de chacune des sources des diverses réactions. Ainsi en a-t-on moins appris, après tout, sur la situation de la crise Syrie-II que sur la situation en Israël vis-à-vis de la Russie, ou bien sur la situation de la censure-Système par rapport à la “propagande officielle” aux USA (et aussi dans les pays du bloc-BAO). Sur l’essentiel semble-t-il de cette affaire, – Syrie-II et les discussions de Moscou, – nous en restons pour notre part à notre premier sentiment, au travers du parallèle avec Sotchi, dans nos Notes d’Analyse déjà citées ; nous en restons donc à une observation que nous avions faite au moment de la rencontre de Sotchi et que nous citons, en soulignant ici en gras les termes qui nous importent :

« Et, bien entendu, cette incursion hors-Système n’a été possible que parce que la partie US a bougé, – mais il nous semble fort probable que ce ne fut qu’une incursion... Par conséquent, notre façon de voir rejoindrait singulièrement, en notion de durée mais a contrario, le quart d’heure que nous a imparti Andy Warhol : ce quart d’heure vaudrait pour le bon sens et la mesure retrouvés... »

 

Mis en ligne le 17 décembre 2015 à 14H58

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