Qui donc se souvient d'April ?

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Qui donc se souvient d'April ?

Nous étions en 1990, le 25 juillet, April Glaspie, première femme étasunienne ambassadeur dans un pays arabe, rencontrait Saddam Hussein en présence du ministre des affaires étrangères d'Irak, Tarik Aziz.

Des troupes étaient concentrées en nombre anormalement élevé dans le Sud du pays, le long de la frontière avec le Koweït. Elle venait interroger l'homme qui fut l'allié des USA lors de la longue guerre Iran-Irak sur ses intentions, tout en lui donnant un signal explicite. James Baker lui faisait transmettre son message, les USA ne sont pas concernés par les conflits qui pourraient survenir entre des pays arabes. Ainsi encouragé, Saddam Hussein décida de réintégrer à l'Irak son ancienne province qui en avait été détachée par la vieille puissance impérialiste britannique. Il ne s'acquitterait pas alors de la dette de 15 milliards de dollars contractée auprès du Koweït, les huit années de guerre avec l'Iran avaient réduit à néant la rente pétrolière et rendu l'économie irakienne exsangue.

La sanction des USA ne se fit pas attendre

Une nouvelle transformation de l'Orient arabe avait débuté après celle qui a résulté du découpage des vainqueurs, britanniques et français, de 1914-1918. Devenus seuls maîtres du monde après l'effondrement alors en cours de l'URSS, ils constituèrent une coalition (plus de 34 pays) et initièrent un nouveau mode de conflit armé en faisant peser sur leurs vassaux de fait une contribution active.

Après son  haut fait d'armes, April Glaspie fut remisée au poste nettement moins en vue et moins prestigieux de Consul général au Cap, en Afrique du Sud pendant que l'Irak perdait le Koweït et se voyait piégé dans un embargo meurtrier qui allait être la cause d'un million de morts irakiens en « surnombre ». 2003 constitua la seconde étape de cette mise à mort du pays arabe indépendant le plus développé économiquement et scientifiquement. Ce fut toutefois un échec et la dernière fois où les USA entreprirent une guerre avec un engagement direct.

En Libye, au Mali, en Côte d'Ivoire et en Syrie, ils ont fait faire.

Rexep Tayyip Erdogan accomplissait des tournées de petit Grand Frère des peuples en Tunisie et en Egypte au début du printemps arabe  qui s'est très vite teinté en révolutions colorées. Il portait la bonne parole du capitalisme néo-libéral affublé d'ornementations discursives religieuses et à façade démocratique. Cette mouture institutionnelle est d'apparence plus acceptable que les présidences à vie de Moubarak et de Benali.

La Turquie était aux premières loges lorsqu'a débuté la guerre civile syrienne exécutée par des mercenaires de l'entité occidentale où prennent place en bon rang les pétromonarchies et le gouvernement de Tel Aviv. Elle a dû accueillir des réfugiés par plusieurs centaines de milliers et davantage de camps d'entraînements pour les rebelles, «modérés» ou non, que la Jordanie. Elle a également assuré l'acheminement des armes françaises et étasuniennes tout en servant de base de replis pour les takfiristes.

Faciliter le transport des produits du pillage des usines syriennes, des antiquités volées et surtout du butin pétrolier des bandes sous contrôle occidental lui revenait comme tâche subsidiaire et sans doute rémunératrice dans sa partie du contrat de liquidation de la Syrie en tant qu'Etat indépendant, souverain et unifié.

Pour Erdogan devenu par ailleurs Président, la  chose est d'autant entendue que l'essentiel de la production est vendu à l'entité sioniste, enclave coloniale en Orient arabe qui n'a de cesse de déstabiliser les régimes dans son voisinage immédiat ou plus lointain. Dès les années cinquante, Tel Aviv avait entrepris de soutenir sinon de susciter des groupes séparatistes dans le Sud Soudan (point d'appui contre l'Egypte) et dans le Kurdistan irakien. Massoud Barzani qui a longtemps émargé au Mossad depuis sa présidence de la région autonome irakienne kurde participe au trafic pétrolier en le blanchissant car il repart de sa zone partiellement raffiné et ayant perdu de sa traçabilité. Toutes les agences de renseignement et leurs pays respectifs connaissaient ce mode additionnel de financement des takfiristes qui ne se sont vus opposer aucune entrave à leur brigandage par leurs commanditaires, receleurs et acheteurs.

La Russie s'est engagée aux côtés de l'Iran, du Hezbollah et de la Chine dans le soutien actif à l'unité de la Syrie et elle venait de perdre tous les passagers et l'équipage d'un avion civil.

Pour avoir emprunté tout au plus une poignée de secondes l'espace aérien turc un Soukhoi 24 se fait abattre sans sommation par des F16 de l'armée turque. La destruction a eu lieu à l'aplomb de cette frontière turco-syrienne, lieu de passage des convois de camions citernes et de traversée des milices takfiristes. L'attaque préméditée effectuée selon toute probabilité avec l'aval de l'OTAN semble avoir surpris l'Etat-major russe qui envoyait en toute confiance ses informations de vol à l'oncle Sam.

Au moins trois raisons auraient dû arrimer la Turquie à l'Organisation de coopération de Shanghai. Pays admis en tant qu'observateur, elle avait émis le souhait de la rejoindre en 2013. Elle piétine aux portes de l'Union européenne depuis des décennies, sans espoir raisonnable d'accéder à ce vaste marché dans un délai raisonnable alors que son industrie s'impatiente d'obtenir de nouveaux débouchés dans un contexte de stagnation économique.

La fédération de Russie vient de lui offrir en décembre 2014  l'opportunité de jouer un rôle stratégique  dans la distribution du gaz vers l'Europe à la hauteur de ses ambitions géostratégiques.

Autre raison majeure pour elle de se rapprocher des BRICS, la fragmentation projetée de la Syrie devait créer un mini-état kurde à l'une de ses marches, point d'entrée et d'entretien de l'abcès autonomiste-sécessionniste kurde en Turquie.

Les dernières élections viennent d'être remportées par l'AKP dans un contexte d'intimidation et de contrôle militaire des zones kurdes avec des restrictions d'accès aux listes électorales dignes de G.W. Bush. L'attentat  d'octobre à Ankara pendant la manifestation appartient peut-être à une stratégie de la tension susceptible d'influer le vote. Plus personne ne souhaite revoir au pouvoir l'armée qui a dirigé le pays avec une poigne de fer pendant des décennies.

La Grèce de Tsipras qui s'est révélé être comme tout bon faux socialiste un vrai sioniste vient de faire une alliance de revers avec Netanyahu. Pour le bien-être de l'entité coloniale, la Grèce se dispensera de faire étiqueter les produits provenant des colonies en Cisjordanie en contrevenant aux décisions de l'UE. La crise du blocus financier avec assèchement des liquidités pour l'activité de ses banques n'était pas encore résolue qu'elle a contracté une alliance militaire avec Tel Aviv. Difficile pour Ankara d'ignorer la menace qui lui a été signifiée, Erdogan venait juste de déclarer sa solidarité active avec son plus vieil ennemi enlisé dans sa dette en lui proposant un prêt. L'offre d'exploitation en commun avec Israël des réserves de gaz au large du Liban et de la Palestine combinée avec celle de recevoir le pipeline gazier qatari une fois la Syrie fragmentée a dû convaincre le Sultan d'afficher son revirement.

Le 24 novembre, l'attaque aérienne valait donc soumission au clan occidental.

Saddam Hussein puis Mouammar Kadhafi ont payé de leur vie, incident historique mineur eu égard à la disparition des Etats dont ils avaient la charge, pour avoir cru qu'un marché passé avec l'entité occidentale obligerait celle-ci à leur protection.

Si la résultante du 24 novembre est la prise de contrôle absolu de l'espace aérien de toute la zone par la Russie avec tout son dispositif anti-missiles enfin réellement accordé à ses alliés de toujours (au prix de la vie d'un pilote et de la perte d'un bombardier), celle croisée du 13 novembre à Paris continue de livrer ses effets antagonistes.

Les USA remobilisent leurs vassaux de première ligne

La France dépêche  un porte-avion.

Le Royaume-Uni obtient à l'arraché de son Parlement l'intervention de troupes et de son aviation.

La coalition des 65 pays organisée dès août 2014 par le grand gendarme du monde censée détruire le repaire des terroristes et qui en plus d'un an n'a pas empêché (a permis ?) son extension prend-elle réellement quelque consistance ?

Il est permis de supposer que l'entité occidentale renforce sa présence pour contrôler- endiguer-contrarier l'intervention russe.

Prise entre son irrésistible tentation impériale vis-à-vis de la Syrie –puis par contigüité de l'Irak, elle détient pour les deux pays leurs sources et ressources hydrauliques, affectées d'une grande pondération des offres et menaces de ses partenaires de l'OTAN et son penchant pour un tropisme asiatique, – la position de la Turquie sera déterminante.

Si elle opte pour l'OCS, elle sera menacée d'être dépecée à moyen terme et son éclatement précédera celui de la Séoudie, toujours travaillée par la question yéménite et la chute de ses revenus pétroliers. Les démocraties occidentales tiennent à la création d'un Kurdistan syrien autonome et dans le même temps, Bachar el Asad compose avec ses alliés objectifs contre Daesh. Les Unités de protection du peuple kurde sont probablement armées à la fois par la coalition des USA et par la Russie.

Si elle choisit de rester dans le camp de l'OTAN, le règlement militaire de la question syrienne se compliquera, son véritable enjeu international qui est un conflit entre blocs, l'émergent et le décadent, s'affirmera davantage, et dès lors que la Chine jettera ses forces dans la bataille, la Turquie sera disloquée.

La Turquie ambiguë

Toute l'ambigüité du positionnement turc est liée à ces pressions contradictoires dont l'issue est sans doute scellée. La politique d'épuration ethnique décidée par le kémalisme, avatar franc-maçon et laïcard  d'une ambition impériale qui avait endossé l'autorité califale et sa politique de tolérance religieuse et d'intégration des minorités à l'époque de son apogée, a discriminé, opprimé, emprisonné, torturé et assassiné pendant trop longtemps.

Le PKK dont l'inspiration marxiste-léniniste s'est édulcorée avec le  temps et son groupe plus ou moins affilié, le Parti de l'Union démocratique kurde, structurent l'opposition politique sur la scène publique. Leur programme de plus en plus s'éloigne de la ligne communiste pour revendiquer une autonomie des provinces kurdes du Sud Est au sein d'une fédération de tendance progressiste.

Ils pèseront dans le devenir du pays selon l'importance des différents appuis extérieurs dont ils bénéficient. La participation du Mossad à l'arrestation du chef historique du PKK, Abdullah  Oçalan, peut être oubliée si les intérêts autonomistes kurdes et l'objectif israélien d'interdire l'existence de toute puissance, même moyenne, dans son voisinage convergent.

Une synthèse entre l'Islam et le marxisme est en train de dépasser dialectiquement l'apparente opposition entre le dogme musulman, sans cesse réinterprété selon les forces politiques qui ont exercé le pouvoir dans les pays de tradition musulmane et le matérialisme historique comme instrument d'analyse et base d'organisation de la production, ce dont les humains vivent. C'est bien cette culture d'économie politique qui aurait pu au moins initier sinon instaurer les transformations en Egypte et en Tunisie lors des printemps vite transformés en cauchemar des peuples.

La médiatisation à grande échelle de l’implication d’Erdogan et de sa famille dans le trafic du pétrole volé par les takfiristes indique l’ouverture large d’une porte d’entrée pour son lâchage par l’entité occidentale. La destination et les opérateurs du trafic des antiquités dissimulé derrière les spectaculaires destructions daeschesques des sites archéologiques syriens connus par Erdogan sont-elles une des monnaies de préservation du clan AKP ?

Une autre arme qui va bien au-delà des anecdotiques activités de contrebande des différents brigands en train de dépecer l’Orient arabe est gardée par devers lui par le système turc. Les millions de réfugiés syriens ou pseudo-syriens sur son territoire représentent un coût économique et un risque de déstabilisation démographique et politique. Il peut décider de les aider efficacement à gagner l’Europe.

Celle-ci veut bien d’un apport de sang jeune et neuf pour sa population vieillissante et qui décline mais de manière mesurée et selon son propre calendrier, pas d’une irruption massive.

Ainsi, si le 24 novembre a été un cheval de Troie occidental introduit en Turquie par ses amis de l’OTAN, Erdogan a quelques moyens de rétorquer, lui qui jusque là pratiqué un jeu d’équilibre périlleux, à distance équivalente entre les USA et la Russie.

Badia Benjelloun