Préface de Régis Debray à Chronique de l’ébranlement

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 1970

Préface de Régis Debray à Chronique de l’ébranlement

Le livre, à paraître fin mai, de Philippe Grasset, (“Chronique de l’ébranlement — Des tours de Manhattan aux jardins de l’Élysée”) contient une préface de Régis Debray. C’est ce texte que nous vous présentons ci-dessous. Sur ce même site, nous présentons une offre d’achat de ce livre.

 

La dissonance indispensable

Chacun connaît les clichés amplement répandus dans nos contrées par les intellectuels d’empire, qui font de l’antiaméricanisme un ressentiment mêlé d’envie et de frustration. Une compulsion aigre et basse, un virus crépusculaire, une obsession propre aux archaïques, antisémites, esclavagistes et fascisants. Qui ne voit que la liberté doit faire alliance - docile mais fraternelle - avec les bombardiers américains ? Philippe Grasset a la chance de ne pas vivre à Paris mais à Bruxelles, en contact direct avec les bureaucraties célestes. Aussi peut-il faire fi des sottises qui paralysent l’intelligence et préemptent toute possibilité de débat sur le monde réel, qu’empêche toujours le tabou des mots et des attitudes. Notre analyste aux aguets peut être qualifié d’anti-américain heureux, optimiste, et résolument tourné vers l’avenir, c’est-à-dire vers une Europe tranquillement autonome.

On peut ne pas partager toutes ses options et ses idées (c’est mon cas, je l’avoue). Il ne me semble pas que le communisme n’ait été qu’un interlude inessentiel du dernier siècle. Ni que les USA ne marchent qu’à l’intérêt, en tournant le dos à toute transcendance. On ne peut pas ne pas être reconnaissant à “de defensa” de faire passer un vent salubre dans notre bocal idéologique, où les réflexes conditionnés et les formules toutes faites asphyxient tout un chacun. Outre la richesse de l’information, l’ironie et la gaieté, on trouve dans ce bulletin périodique cette vertu de plus en plus rare de recul, dont nos medias tant écrits que visuels nous privent avec constance. Elle consiste à réinsérer l’actualité dans la longue durée, à éclairer, pour parler la langue des maîtres, les news par les trends. Dégager la logique historique à l’œuvre dans les flashs de dernière minute, tirer au jour la psychologie implicite de telle ou telle décision stratégique, est un exercice qui requière beaucoup de culture et de sang-froid, deux qualités dont ne manque pas notre guetteur électronique.

L’idée originale de Grasset, c’est le virtualisme comme apport spécifique de cette hégémonie sui generis qu’il appelle panaméricanisme. Reposant sur une formidable suprématie en matière de soft-power, l’auteur entend par là la capacité à remplacer la réalité objective du monde par l’illusion objectivée d’un monde taillé sur mesure, à la demande des besoins conjoncturels du Centre. Imposer sa subjectivité collective aux peuples étrangers, et faire prendre des vessies indigènes pour des lanternes planétaires – c’est l’exercice inhérent à toute domination impériale. Mais il est vrai que « l’Amérique » (continent qui compte, ne l’oublions pas, quelques trente pays qui ne sont pas « l’Amérique »), victime de ses prothèses technologiques et d’une confiance pour le moins excessive en leur toute-puissance, a élevé cette faculté traditionnelle à la hauteur d’une véritable infirmité nationale. Retournement de l’avance en handicap, et du gage de victoire-éclair en fatalité d’enlisement. Prétendre régenter l’univers extérieur en s’exemptant du soin d’enregistrer ce qu’il est, et ce par quoi il diffère de ce que nous sommes nous-mêmes ou de ce que nous souhaiterions qu’il fût, — expose inévitablement à de graves déboires. C’est le malheur des souverainetés sans limite ou des pouvoirs sans contre-pouvoir.

Et quelle force opposer à cet autarcique aveuglement de soi par soi ? Un certain génie européen sans doute, mélange de désabusement et de circonspection, misant plus sur l’intelligence des autres que sur la puissance brute. Il arrive à la France, dans ses bons moments, de montrer la voie. On ne peut mythifier à l’excès l’originalité hexagonale (et là encore, je serais peut-être plus réservé que notre enthousiaste champion du « phénomène français »), mais personne ne peut nier – les derniers mois l’ont suffisamment montré – qu’une certaine aptitude à penser par soi-même est encore le meilleur moyen de comprendre le monde étrange et vaste des altérités rebelles, outre-mont, outre-fleuve, outre-Occident. Pour ne pas couper le lien d’humanité qui permet de penser l’espèce comme un seul peuple. Qu’il faille, pour ce faire, résister à l’égotisme envahissant de l’Empire – qui peut encore en douter ? À cette résistance intellectuelle et morale, Philippe Grasset, par ses analyses aussi provocantes qu’éclairantes, apporte, chaque quinzaine, une contribution précieuse.

Régis Debray