L’UE et la bonne réputation : après la CIA, Hitler

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L’UE et la bonne réputation : après la CIA, Hitler

Si on ne prête qu’aux riches, comme c’est bien sûr, l’UE est fabuleusement riche. Après les résurgences des révélations sur l’implication de la CIA dans le projet européen à son origine, voilà l’ancien maire de Londres et, espérons-le, futur Premier ministre britannique Boris Johnson, qui compare indirectement l’UE à Hitler (et à Napoléon, soyons juste). Horreur ! proclame la bonne réputation, ce qui montre que Johnson a touché un nerf à vif. On trouverait pourtant certains Grecs qui furent, par leur parentèle, proches de la résistance antinazie particulièrement glorieuse dans leur pays, qui ne désavoueraient pas cette comparaison.

• Le Daily Telegraph du 15 mai, qui accueille cette sortie de Johnson, écrit : « In a dramatic interview with the Telegraph, [Boris Johnson] warns that while bureaucrats in Brussels are using “different methods” from the Nazi dictator, they share the aim of unifying Europe under one “authority”. But the EU’s “disastrous” failures have fuelled tensions between member states and allowed Germany to grow in power, “take over” the Italian economy and “destroy” Greece, he warns. Mr Johnson invokes Winston Churchill’s war-time defiance, urging the British people to be “the heroes of Europe” again, set the country free and save the EU from itself by voting to leave in the referendum next month.

» The former mayor of London, who is a keen classical scholar, argues that the past 2,000 years of European history have been characterised by repeated attempts to unify Europe under a single government in order to recover the continent’s lost “golden age” under the Romans. “Napoleon, Hitler, various people tried this out, and it ends tragically,” he says. “The EU is an attempt to do this by different methods. “But fundamentally what is lacking is the eternal problem, which is that there is no underlying loyalty to the idea of Europe. There is no single authority that anybody respects or understands. That is causing this massive democratic void.”

» Mr Johnson’s potentially inflammatory comparison to Hitler comes at a critical time in the referendum campaign, with senior Tories on either side publicly attacking each other in blunt terms. »

• RT, le même 15 mai, recense les réactions évidemment horrifiées qu’on relève dans la “classe politicienne” britannique, spécialement chez les travaillistes qui sont actuellement dans l’opposition mais dont un grand nombre soutient la lutte contre le Brexit (les partis traditionnels sont eux-mêmes divisés dans leurs propres troupes et encadrements). Bien entendu, leur riposte choisit le terrain si convenable de la morale europeo-postmoderniste...

« The instant backlash to Johnson’s remark came from the British opposition with its Shadow Foreign Secretary Hilary Benn saying: “Leave campaigners have lost the economic argument and now they are losing their moral compass. “After the horror of the second world war, the EU helped to bring an end to centuries of conflict in Europe, and for Boris Johnson to make this comparison is both offensive and desperate,” Benn said.

» Johnson’s remark has exposed the deficiency of the former London mayor’s judgment and readiness to engage in the “most divisive cynical politics,” former cabinet minister Yvette Cooper said. She is a member of the Britain Stronger In Europe campaign... Cooper pointed out that while the EU “has played a critical role keeping peace in Europe,” the Nazi leader “pursued the genocide of millions of innocent people.”Johnson is “desperately seeking headlines for a desperate campaign,” Cooper concluded. »

Bien que Johnson n’ait nullement singularisé la comparaison avec Hitler puisqu’il parle des “nombreuses entreprises d’unification de l’Europe” (avant l’UE) “pour reconstituer l’empire romain”, et qu’il cite Napoléon et Hitler, il reste qu’il exprime une opinion assez répandue dans les milieux de la droite conservatrice et extrême ou dans des milieux dissidents politiquement inclassables et moralement infréquentables. (Comme le rappelle Matthew d’Ancona dans le Guardian du 15 mai : « In his book The Tainted Source (1997), the scholar John Laughland argued that far from being the institutional consequence of the Third Reich’s defeat, the EU was another means of pursuing many of its objectives. Goebbels, for instance, had hoped to end customs barriers, create a single market and fix exchange rates, while Hitler aspired to sweep aside the “clutter of small nations”. »)

D’une façon générale, les commentateurs sérieux, y compris ceux qui sont favorables aux Brexit comme Richard North, ridiculisent la sortie de Johnson au nom du cynisme immoral et de la grossière inculture. Ils font cela avec le flegme britannique de ceux qui parlent sérieusement du débat et, – comme dans le cas de North, – recommandent le Brexit au nom d’arguments raisonnables et rationnels à la fois ; cette mesure hautaine dans le propos a un nom, qui est celui de l’arrogance, Brexit ou pas Brexit. C’est sur le même ton inimitable que l’élégant Michael White, une des plume-maîtresses du Guardian dont on sait la vertu exceptionnelle, remet vertement Johnson à sa place, avec la référence qui, dans les salons élégants, suffit à clore le procès sur un verdict sans appel décoré d’une haine exceptionnelle qui transpire dans les termes choisis : « It puts the former mayor of London in the same league as rampaging Donald Trump, another intellectual conman from the metropolitan elite, currently busy trying to mislead poor people for career advantage. » (Traduire : “Johnson est de la même veine populiste et démagogique que Trump, cet escroc de l’élite de la capitale qui ne songe qu’à tromper les pauvres pour l’avantage de sa propre carrière”, – comportement dont on cherche en vain la moindre trace parmi les représentants impeccables de l’establishment anglo-saxon en place, de Blair à Cameron et des Bush aux Clinton.)

(L’élégant White, pour bien enfoncer son clou de qualité, va jusqu’à nous révéler que la comparaison de Hitler est si malvenue, si monstrueuse, si absurde, que la faire à tout propos, – Dieu sait si le Gardian s’en est si souvent gardé, pour Saddam, pour Milosevic, pour d’autres, et pour Poutine certes, – est tout à fait inconvenante et “une inulte aux millions de morts...”, etc., – au point qu’il est inconvenant de la faire même pour Poutine : « It is offensive to the memory of millions of Europeans who suffered and – many of them – died under the Nazi occupation. David Cameron made a similar error when he likened Vladimir Putin’s seizure of the Crimea to a Hitler grab. What Putin did was wrong but 20 million Soviet citizens – yes, 20 million – did not die in the process. Russians were offended and rightly so. Another round to Putin. » Le Guardian a la mémoire sélective, selon ses plumes et lorsqu’il s’agit d’avoir la peau du Brexit, jusqu'à faire de Poutine et des combattants-moujiks de la Deuxième Guerre presque des références vertueuses. La toupie tourne au gré des causes à défendre mais passons puisqu’il s’agit de ne pas être “offensant pour la mémoire de millions d’Européens qui...”, etc.)

De son côté, North en conclut qu’avec de tels argumenteurs que ceux que présente Johnson, et au vu des divisions égoïstes qui caractérisent le camp des Brexit où chacun joue son propre jeu, le Brexit n’a guère de chance de l’emporter. (Mais est-il imprudent ou exagéré de suggérer que, dans le camp également disparate des anti- Brexit, chacun joue également son propre jeu au détriment d’une perception unitaire de l’argument ?) Actuellement, les derniers sondages donnent 29% en faveur du Brexit et 33% contre, avec un océan d’indécis dont on peut mesurer la taille. 21% des gens interrogés pensent que Cameron dit le vrai tandis que 45% sont d’accord avec Johnson. Enfin, Cameron pense que l’anti-Brexit l’emportera avec 58% des votes. Comme l’on voit, la “science” statistique nous donne le spectacle de la confusion si l’on veut la considérer comme une “science prévisionniste”, ce qui n’est le cas ni pour le nom ni pour le qualificatif. Tout cela n’est que de la communication, donc de la manipulation-automatique, et d’ailleurs, cela dans les deux sens. Lorsqu’on conclut que Johnson, avec sa comparaison où Hitler est nommé, se confirme comme « The unchallenged master of the self inflicted wound » (“le maître incontesté du tort qu’on se fait à soi-même”), – selon Nicolas Soames, – on prend le risque de suggérer la sorte de prévisions que certains faisaient à propos de Trump, il y a encore neuf mois, avec les résultats qu’on sait... Bref, comme disait l’autre, on verra, puisque l’on a encore 5 semaines pour voir.

En attendant, le constat est que la campagne du Brexit prend un tour extrême au Royaume-Uni et qu’une personnalité comme Johnson, qui s’était décidé en faveur de l’option de la sortie de l’UE avec prudence, est désormais engagée à fond et s’impose comme l’un des leaders du mouvement. Les exclamations de Nigel Farage (UKIP) après la sortie de Johnson (“J’accepterais sans hésiter un poste dans un gouvernement dirigé par Johnson”) montrent que cette campagne est en train de tracer des lignes de partage sévères à l’intérieur des partis, tandis que l’establishment et la raison raisonnante nous expliquent que cette incursion de Johnson signe l’arrêt de mort du Brexit qui ne devrait se discuter que sur la seule rationalité économique. C’est une façon de voir, qui n’est pas originale et qui a toutes ses vertus (allez demander aux Grecs, par exemple).

Il n’est d’ailleurs pas assuré que la campagne ne dérape pas, – si Johnson continue à jouer au Trump-britannique, – sur la question plus délicate que les europhiles distingués dénomment “l’ouverture aux réfugiés/migrants” et que d’autres (Lind notamment) désignent comme “le marxisme culturel”. Là aussi, rien n’est joué, et nous serions enclins à penser que le Brexit n’a vraiment une chance de l’emporter que si, effectivement, la campagne s’oriente vers ces thèmes très passionnés et contestés. En effet, c’est de cette façon que l’“escroc de l’élite de la capitale qui ne songe qu’à tromper les pauvres pour l’avantage de sa propre carrière”, traité avec tant de mépris par les commentateurs du Guardian, occupe la position qu’il occupe aujourd’hui dans l’élection présidentielle-2016 aux USA. La campagne du Brexit, si elle est considérée d’une façon rationnelle justement et non pas au nom d’une rationalité-narrative, n’est pas autre chose qu’un référendum sur la question fondamentale de l’identité, de la culture et de la situation structurelle des nations par rapport au Système. Si l’on n’en vient pas à cet essentiel-là, notre appréciation est que le Brexit sera manipulé jusqu’à sa perte.

 

Mis en ligne le 16 mai 2016 à 09H10

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