Les Gilets-jaunes et le progrès

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Les Gilets-jaunes et le progrès

Nous choisissons ce texte parce qu’il a une analyse claire et précise, — nous ne disons pas “juste et fondée” parce que ce n’est pas le propos, – de la bataille en cours. On doit voir aussitôt combien, si elle est acceptable, cette vision “claire et précise”conduit à la perception d’une extrême confusion et d’une indécision conjoncturelle à mesure. Ce constat n’est pas une critique, – pour ce propos, dans tous les cas, – mais simplement la reconnaissance de l’extrême complexité de la crise française (du “Printemps Français”).

L’auteur étant nettement d’origine communiste dans sa pensée, il est normal en un sens, c’est-à-dire tentant pour lui de proclamer que cette dynamique des Gilets-jaunes illustre une “lutte des classes”, comme lui-même l’écrit : « Eh bien si, il y a bien une opposition. De classes. » D’ailleurs, c’est bien de cette façon que son texte, qui renvoie au magazine Ruptures, est présenté sur RT-français qui le publie le 3 décembre 2018 : « Après le troisième acte du mouvement des Gilets jaunes, le rédacteur en chef du mensuel Ruptures Pierre Lévy analyse les origines de cette crise dans laquelle il voit une opposition très claire : un antagonisme de classes. »

Mais cette “lutte des classes” n’est nullement celle de l’origine, comme la voient par exemple les collaborateurs du site trotskiste WSWS.org ; elle est adaptée aux réalités dites “de terrain”, simplement parce que Lévy et Ruptures en sont tout de même plus proches que les trotskistes qui travaillent aux USA et ont une perception des terres lointaines plus marquées par leur idéologie que par ces mêmes “réalités de terrain”. Ainsi la fameuse phrase qui orne la plupart des commentaires, bienpensants ou pas, de cette crise des Gilets-jaune (“Il ne faut pas opposer le social et l’écologie”) est-elle retournée pour thématiser cette “lutte des classes new look” sous la forme d’une bataille entre l’idéologie de la régression et l’idéologie du progrès : recommander de ne “pas opposer le social et l’écologie” revient, selon l’auteur, à l’impératif de ne pas opposer « ceux qui ont peur de la fin du mois à ceux qui ont peur de la fin du monde ».

Le paradoxe est que la logique de cette analyse, qui renvoie au cas d’un philosophe australien plaidant pour un changement de comportement dans le sens d’une sorte de régression pour arrêter la mécanique qui détruit le monde, conduit à faire des Gilets-jaunes des défenseurs du progrès, et selon cette logique, inévitablement des défenseurs du Progrès du Système qui nous a conduit jusqu’à la postmodernité. A côté de cela, ou plutôt contre cela puisqu’il s’agit de “l’autre côté”, ceux qui s’opposeraient ou sembleraient s’opposer aux Gilets-jaunes, c’est-à-dire toute la chaîne allant de la postmodernité si en vogue chez les intellectuels parisiens à Macron et sa “Start-Up Nation”, et à la Commission Européenne, seraient des partisans d’une sorte de “retour au passé”, donc de cette “France périphérique” souvent présentée comme dépassée et vouée à l’extinction, et qui abrite justement, selon le récit qu’on fait de cette crise... les Gilets-jaunes.

L’argument est évidemment basé sur le fait que les Gilets-jaunes se sont constitués à partir de la contestation de la taxe sur le carburant, justifiée par la politique dite “de transition écologique”, pour évoluer vers la question du pouvoir d’achat, l’ensemble semblant faire des Gilets-jaunes des défenseurs du développement du progrès tel que nous le connaissons. Nous ne discuterons pas cette thèse, qui, bien entendu, ne rentre guère dans le cadre ni dans le sens de nos analyses ; nous voulons simplement mettre en évidence le paradoxe qui lui sert de moteur, et par conséquent l’extraordinaire complexité de cette crise quant à savoir qui est qui et qui fait quoi...

Nous avons toujours pensé que la question écologique était extrêmement délicate dès lors qu’elle était ramenée à la question de la “crise climatique”, et plus encore à la question de la responsabilité humaine dans cette éventuelle “crise climatique”. Nous avons toujours présenté cette question écologique en la dégageant du courant écologique tel qu’il se manifeste en politique, et même au sein des idéologies. (Voir notamment par exemple, pour remonter in illo tempore non suspecto, notre texte du 18 juillet 2011, troisième partie : « Le sexe climatique des anges »)

Nous cherchons donc systématiquement à écarter la polémique (catastrophistes contre climatosceptiques) qui ne peut être qu’un diviseur accessoire et trompeur, pour placer la question écologique là où elle doit être à notre sens, pour être effectivement efficace et décisive : dans la Grande Crise Générale qu’entraîne la crise du Système, sous la forme dans ce cas de ce que nous nommons “la destruction du monde”. Le cadre sollicité par cette expression implique l’agglomération, aussi bien de la destruction de l’environnement dans toutes ses composantes (dont le climat, justement ou éventuellement), que les attaques contre la psychologie, contre les structures sociales, contre les équilibres hérités de la Tradition, bref tout ce qui fait cette terrible dynamique que nous définissons sous la forme de la formule “dd&e” (déstructuration-dissolution-entropisation).

D’une façon évidemment très naturelle, il s’agit dans le chef de cette crise d’une mise en cause du progrès dans la mesure où il s’agit nécessairement d’une mise en cause du Système. Par conséquent, il nous apparaît évident que les Gilets-jaunes, dans tous les cas à l’origine, sont tout aussi naturellement dans une position inévitable de mise en cause du progrès, ce qui implique un porte-à-faux si l’on s’en tient à leurs revendications qui se placent effectivement dans le cadre du Système, et dans le courant du progrès. 

Il s’agit essentiellement d’une contrainte à laquelle nul parmi nous n’échappe, dans la mesure où le Système englobe évidemment, sinon le monde entier (quoique nous n’en sommes pas loin), dans tous les cas tout l’ensemble que nous nommons bloc-BAO. Mais nous savons que nous devons lutter contre le Système à partir de notre position à l’intérieur du Système, et si possible en retournant les armes du Système contre lui (“faire aïkido). Qu’importe alors si quelqu’un se bat contre une taxe ou pour faire rouler sa voiture, si son combat est perçu par le Système comme une menace contre lui, – ce qui est le cas des Gilets-jaunes, essence ou pas essence...

dedefensa.org

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Attention Macron : les Gilets jaunes, ça réfléchit…

Bien malgré lui, le président est en passe de créer la France insurgée. Derrière les insupportables attaques contre le pouvoir d’achat se profile une idée encore plus grave : il faudrait renoncer au progrès, soi-disant pour «sauver la planète».

Les images de la casse ne devraient pas cacher l’essentiel. Car c’est une première dans l’Histoire de France : jamais un mouvement sans organisateur déclaré ou officieux n’avait rassemblé tant de monde – bien plus de 300 000 participants si l’on prend comme référence le premier grand jour des Gilets jaunes, le 17 novembre.

Sur les barrages, près des péages, autour des braseros, ont fleuri des drapeaux tricolores ; dans les petits ou grands rassemblements, il n’est pas rare d’entendre la Marseillaise. Et bien souvent, les phrases qui reviennent pourraient être ainsi résumées : « Nous sommes le peuple ». Ici et là, il est aussi question de révolution, de sans-culottes.

Celles et ceux qui se sont ainsi engagés, ou bien qui ont apporté leur soutien, sont évidemment très divers. Mais, tous ensemble, ils sont en quelque sorte la France insurgée.

L’idée d’adopter le gilet fluorescent comme signe de ralliement, qui s’est répandue comme une traînée de poudre, est un trait de génie. Dans le vocabulaire administratif, cet accessoire vestimentaire est dénommé “gilet de haute visibilité”… Bingo !

De la part de certains partis, syndicats ou associations, le mouvement s’est d’abord heurté à des rejets et à des moqueries. Président et gouvernement ont tenté de le minimiser ou de le caricaturer.

Très vite pourtant, il a été difficile de faire le sourd, tant la colère, si longtemps rentrée, est énorme. Colère sociale : on a beau travailler dur, on n’y arrive plus ; colère politique aussi : on a beau renvoyer les sortants, les orientations restent les mêmes. 

Pour tenter d’éteindre l’incendie, Emmanuel Macron s’est adressé aux Gilets jaunes sur le ton du « Je vous ai compris » (mais n’est pas de Gaulle qui veut !). Mais il s’est empressé d’ajouter : « Sur les hausses prévues, je ne reculerai pas. »

Bien sûr, il n’a échappé à personne que l’augmentation programmée des taxes sur le carburant a été le déclic, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’exaspération. C’est bien le pouvoir d’achat, pris globalement, qui est en cause et au centre du désespoir : comment finir le mois, ne plus survivre, vivre décemment.

Mais cette goutte d’eau, ou plutôt cette goutte de gazole, d’essence ou de fuel, il ne faudrait pas l’oublier. Personne ne revendique la suppression du principe des impôts. Mais quels impôts, qui paye, quelle justice, qui bénéficie ?

L’on sait depuis toujours que les impôts “indirects”, comme la TVA, sont les plus injustes, parce qu’ils font bien plus contribuer les plus démunis que les plus riches.

Cela vaut particulièrement pour les taxes sur le carburant, qui représentent plus de 60% du prix du litre. Or les augmentations programmées ne sont pas seulement pensées pour racketter encore un peu plus les automobilistes ; elles visent aussi et surtout à impulser « un véritable changement des comportements », et même à imposer une « modification des modes de vie ». Ce sont les auteurs mêmes des taxes qui le disent.

C’est pour cela que le maître de l’Élysée ne veut pas céder. Du reste, il s’y est engagé conformément aux exigences de l’Union européenne. C’est cette dernière qui ne cesse de renforcer ses consignes (encore en novembre) en matière de politique « énergie-climat ».

Tout cela parce qu’il faudrait « sauver la planète ». Et là, il y a une ribambelle de partis et de dirigeants de tous bords, y compris parmi les opposants à Emmanuel Macron, qui arrivent en disant : « Il ne faut pas opposer le social et l’écologie. » Autrement dit, il ne faudrait pas opposer « ceux qui ont peur de la fin du mois à ceux qui ont peur de la fin du monde ».

Eh bien si, il y a bien une opposition. De classes.

Bien sûr, chacun a le droit de penser que la planète est en danger. Mais on devrait aussi avoir le droit de faire preuve d’esprit critique par rapport aux périls qu’on nous brandit. Surtout quand on nous prédit, matin, midi et soir, dans les journaux comme sur toutes les chaînes, les pires des cataclysmes, bref, tout simplement « la fin du monde »...

En outre, que ces alertes soient reprises par un si large consensus politique devrait mettre la puce à l’oreille. On ne cherche pas seulement à nous faire moins rouler (et moins vite) ; de plus en plus, des villes justifient, au nom de l’environnement, qu’on n’éclaire plus les rues la nuit (ou qu’on coupe l’éclairage de plus en plus tôt) ; ici et là – en milieu rural en particulier – on organise le ramassage de moins en moins fréquent des ordures (parfois toutes les trois semaines !) en expliquant que c’est de la pédagogie pour mieux recycler ; demain peut-être, les compteurs Linky seront capables de dénoncer les criminels qui se chauffent trop…

Et l’on n’a encore rien vu. On le sait peu, mais tout cela est théorisé. Dans le grand quotidien Le Monde (21/11/18), un philosophe australien qui fait autorité dans ces domaines affirme qu’il faudrait « se résigner à un changement de vie radical ». Et il se lamente que cette idée ne soit pas très populaire car elle signifie « abandonner le principe fondamental de la modernité, c’est-à-dire l’idée d’un progrès ». Pour le dénommé Clive Hamilton, il faut impérativement « renoncer à l’idée selon laquelle le futur est toujours une version améliorée du présent ». Et le grand quotidien du soir, bible des élites dirigeantes, trouve cette idée si géniale qu’il la reprend et la martèle dans son éditorial.

Et voilà : derrière le racket à la pompe, déjà insupportable, se cache une idée particulièrement grave : il faudrait renoncer au concept même de progrès. Et donc de progrès social, économique, technique, scientifique. C’est-à-dire renoncer à ce qui est l’un des fondements de l’histoire de l’humanité : faire en sorte que les générations à venir disposent de plus et mieux que les générations présentes. 

C’est sans doute le signe que le système est en bout de course. Il est de moins en moins capable de faire de la croissance, de produire des richesses (autrement qu’en surexploitant de la main d’œuvre à bas prix à l’autre bout du monde, en délocalisant à tout va)... Il est tout juste bon à faire enfler la finance. Et à inventer l’idéologie de la régression qui va avec.

Sans doute les maîtres du pays, partisans et acteurs de la mondialisation, espèrent-ils que les insurgés d’aujourd’hui ne chercheront pas les responsables, les responsabilités, et les idéologues qui les inspirent. Macron et ses amis devraient pourtant se méfier. Car les Gilets jaunes, ça réfléchit.

C’est même fait pour ça.

Pierre Lévy