Le je des morts

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Le je des morts

Paris janvier 2015, Paris décembre 2017… "Je suis Charlie", "Je suis Johnny"… la France profonde aurait-elle osée "Je suis d’Ormesson"? C’eût été une excellente nouvelle qu’enfin le peuple français s’appropriât un écrivain qu’il connaissait et aimait, qu’il s’y reconnût comme il s’est reconnu en Hugo il y a cent trente deux ans. Le prochain "je suis" français ça sera pour qui? Si la créatrice de la poupée Barbie avait eu la décence de mourir plus tard on aurait pu proposer à nos amis américains en 2002 qu’ils se lançassent dans un truculent "je suis barbie". Tant pis, une bonne occasion de perdue mais ne désespérons pas, il y en aura d’autre. Gérard Larcher a 68 ans. Un si noble homme mérite à mon avis qu’on se prépare à un "je suis Larcher" aux Invalides avec lâcher de ballons et petits messages accrochés dessus du genre: on vous aime Gégé on vous a toujours aimé. Une chaine de télévision a eu l’idée indélicate de souligner que le discours de Macron sur le "héros" avait été interrompu par des Johnny… Johnny… Johnny, vociférés par la foule des endeuillés devant la Madeleine… Macron comédien depuis l’âge de quinze ans, Macron sensible à l’air du temps, Macron invitant les chômeurs à travailler pour se payer des costumes, Macron traitant les Français de paresseux depuis une lointaine Roumanie, a eu cette fois le chic de flatter, d’encourager, presque de ressusciter en invoquant les mânes du brillant disparu, en suggérant aux fans que Johnny allait apparaître sur le parvis… Alors… les sanglots se sont tus, la voix bien vivante du jeune et pétulant président est montée dans l’air parisien et sur le thème il est toujours là dans vos cœurs, vos mémoires, vos amours, il a calmé la foule des pleureurs et des inclusives -euses-, frôlant cette limite que les orateurs connaissent bien entre l’hommage digne du "de mortui nihil nisi bene" et l’appel à condolérer, l’appel au revenant, à la superstition populaire devant le fantôme. Il eut l’incommensurable et remarquable culot que j’admire de commencer ainsi: "Je sais que vous attendez à ce qu’il surgisse de quelque part… il serait sur une moto, il avancerait vers vous… il entamerait la première chanson et vous vous mettriez à chanter avec lui… il y en a certaines qu’il vous laisserait chanter presque seuls… vous guetteriez ses déhanchés, ses sourires… il ferait semblant d’oublier une chanson et vous la réclameriez"… Ouf !... on n’est plus à l’époque où on pouvait dire à ceux qui pleurent un disparu et qui sont tristes "heureux les endeuillés car ils seront consolés". Les endeuillés ne sont plus consolables, les Français bikers ou non bikers, les "non-souchiens" qui ont déserté les banlieues "racisées", comme l’a dit avec malice un philosophe vieilli sur une radio d’obédience, demeurent inconsolés… Leur dernière idole "populaire" a trépassé, si populaire qu’elle votait comme eux, pour les pas-pauvres, les presque riches, les égarés fiscaux, pour ceux qui prisent le yacht, préfèrent les Usa à la France, etc. Un million dit-on sur les Champs Elysées, sorte de Manif pour tous sans les poussettes mais fidèle à la "petite poucette" de l’autre philosophe bourru, bref, tous ceux qui ont rempli le stade de France et bien d’autres stades lorsque le rocker y venait il n’y a encore pas si longtemps… Alors les commentaires ont fusé, dans les gorges nouées des journalistes, des rapprochements pertinents ont été faits avec… Victor Hugo. En 1885 il fut suivi lui par deux millions de parisiens toute banlieues confondues… allez savoir, peut-être que la police de l’époque a gonflé les chiffres, voyant dans cette ferveur populaire l’occasion de doper un esprit républicain naissant contre la réaction cléricale… Certains, bien informés, ont soulignés que les putes de Paris y étaient aussi derrière le cercueil et que la mort appelant la vie, des orgies compensatoires se seraient produites une fois la fièvre nécrophile tombée avec la nuit… Le bon peuple n’aime pas la mort mais pleure facilement quitte ensuite à se taper un bon repas arrosé pour la "niquer"… Les vociférations du début du discours ne visaient-elles pas plutôt à souligner lourdement que c’était plutôt la vie qu’on niquait, qu’on entendait plus une colère qu’une peine ou un appel au mânes, au fantôme, que le président venait de prier de faire son apparition en moto, en Hardley Davidson pétaradante si possible… petit clin d’œil à ce peuple grossier et bruyant qui fait quand même partie de la France n’est-ce pas, même si le goût du président irait plutôt aux limousines?

Voilà ce que fut ce samedi noir où des millions de je dépossédés de leur être, pleurnicheurs, grimaçants, éclatants en sanglots au passage du catafalque, sont venu se planter sur le parcours nécromantique des champs élyséens, sur la place de la concorde et dans les rues menant à la Madeleine… Tiens, encore une pute releva à propos le féministe bouffeur de curé Mélenchon. Cet homme peut-il comprendre que celle qui pèche beaucoup aime beaucoup et que d’avoir soulagé les ardeurs mauvaises des harasseurs de l’époque, c’était une bonne action que seul un surhomme, un homme divinisé, un dieu hommifié était capable de reconnaître pour la plus haute des valeurs? De la femme adultère à la femme adultée sur qui l’homme crache sa misère et sa peine de vivre, il n’y a qu’un pas qu’un seul a su franchir… Alors les rockers sont entrés dans Paris, soit par ici, soit par là, de partout on les a vu surgir pour adorer ce que les années soixante leur donnèrent à adorer, bruit, fureur, fausse révolte, sang de la jeunesse pour la guerre qui rocke et rolle, et crie, et boit, et fume, et baise en hommage à la liberté, s’insurge que sous chaque pavé la plage soit introuvable. Alors, ô miracle, un des leurs, un enfant abandonné qui aurait pu le rester sans la générosité d’un inconnu, sort de l’ombre, saute dans le tramway nommé désir et fait rêver tous ceux qui ne peuvent que rêver sans que jamais leurs rêves aboutissent. Luchini, dans un amour sincère pour cette plèbe dont il est sorti grâce à Rohmer, lui dont le rêve a abouti, nous a confié en cette circonstance qu’un soir, sur un tournage, trois mots de Johnny, c’était une sorte de poésie, un résumé philosophique... Que trois mots de cet homme "au parler vrai" valaient bien cet amour plébéien qu’est l’infini mis à la portée des caniches.

Johnny est dans l’infini désormais et peut-être dans l’amour. Espérons que le million qui s’est levé pour un mort, se lève un jour pour la vie et descendent les Champs Elysées pour autre chose que du foot ou du cadavre.

Marc Gébelin