L’américanisme et nous, — Leçons de l’histoire, par Cyrille Arnavon

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L’américanisme et nous, — Leçons de l’histoire, par Cyrille Arnavon


• L’extrait — Les pages 77 à 90 d’un essai publié chez Del Duca (Éditions Mondiales) en 1958, L’Américanisme et nous, de Cyrille Arnavon.

• L’auteur, Cyrille Arnavon, est un professeur qui dirigea les études anglaises aux Facultés de Lettres de Lyon et de Lille. Il fut également visiting professor à Columbia et à Harvard, au cours de ses nombreux séjours aux USA.

• Les circonstances. Le livre de Cyrille Arnavon tente de reprendre la vision générale et critique de l’auteur, un spécialiste des questions américaines. Il s’agit d’une appréciation globale du phénomène nommé “américanisme”, c’est-à-dire la diffusion dans le monde des conceptions nées et développées en Amérique, dans un but d’“américanisation” du monde : « comment, sous les auspices de la diplomatie et de la stratégie contemporaine, cette idéologie se mue en propagande, privée aussi bien qu’officielle. »

• La situation. Le passage que nous citons ici est extrait du chapitre “Leçons de l’histoire” et embrasse une interprétation, au-delà de la propagande et au coeur de l’idéologie, de deux situations importantes de l’histoire américaine  : d’abord, le passage de l’Amérique à l’indépendance, avec notamment la rédaction de la Constitution (1787-88) qui, loin d’être une sanctification du mouvement révolutionnaire de la guerre d’Indépendance, en fut la complète trahison, et sa récupération par les grands pouvoirs d’argent représentés par Alexander Hamilton ; ensuite, la personnalité de Lincoln à la lumière de la guerre de Sécession ; enfin, la situation des grands écrivains américains, confrontés au conformisme de la société américaine, à la chasse sans pitié et sans cesse qui est faite à tous les canaux qui tendraient à diffuser quelque chose qui s’écarte de la version officielle. (Arnavon est sans aucun doute un spécialiste de la littérature américaine et sa bibliographie en rend effectivement compte, avec Les Lettres américaines devant la critique, Histoire littéraire des États-Unis, Theodiore Dreiser, romancier américain, etc.)


L’américanisme et nous


Un deuxième moment de l'histoire américaine, qui est lui aussi réinterprété en fonction des besoins actuels, est fourni par la révolution de 1775 et la période constituante qui la suivit. En effet, les instruments immuables, sacro-saints, seront conçus pendant ces années cruciales, l'élaboration d'un nouveau système politique allant de pair avec la fondation d'une nation nouvelle. Il est hors de doute que la version répandue et officielle de ces événements, un peu comme celle que l'on offre dans notre pays de la Révolution française, projette une vive lumière sur l'actualité.

La tendance d'aujourd'hui consiste donc à présenter la Déclaration d'Indépendance (1776) dans la perspective prolongée d'un passé puritain réhabilité et en même temps comme un acheminement vers la situation politique actuelle. L'histoire exemplaire, comme l'hagiographie, doit briller par une grande rectitude des perspectives générales, elle doit signifier constamment la même chose, et travailler à la glorification des mythes, à la confirmation de l'idéologie ambiante. Par conséquent, il faut autant que possible éliminer les ruptures et les contradictions voyantes dans les schémas offerts à l'admiration des foules.

On insistera donc avant tout sur le caractère patriotique de la guerre d'Indépendance beaucoup plus que sur son aspect révolutionnaire et social. De fait, à embrasser d'un coup d'oeil les événements de 1775-1776, on pourrait y voir essentiellement une violente réaction des marchands, comme on disait alors, contre les prétentions économiques et financières de la Couronne ; mais la classe qui va inspirer puis canaliser et tenir en bride les forces révolutionnaires utilise au départ surtout des artisans, des ouvriers, des agriculteurs qui seront parmi les premiers insurgés ; elle fait appel aussi à des pamphlétaires et à des agitateurs (Samuel Adams et Thomas Paine) que l'on liquidera ensuite plus ou moins. La complexité et la richesse ambiguë de cette histoire n'échapperont à personne qui ait essayé, en puisant à diverses sources, de se familiariser avec son déroulement. De fait, il y a eu de profonds dissentiments doctrinaux dus, entre autres choses, aux diversités régionales et à la difficulté des communications. Néanmoins, même à s'en tenir à une vision très schématique, il est impossible de ne pas reconnaître dans la Révolution américaine un aboutissement de la critique rationaliste, anticléricale, philosophe au sens du XVIIIe siècle, maçonnique d'inspiration et fraternellement égalitaire. La formule de la Déclaration d'Indépendance que l'on fait, aujourd'hui encore, réciter aux enfants des écoles : « la vie, la liberté, et la quête (pursuit) du bonheur » est au fond, surtout pour ce troisième terme, humaniste et antichrétienne de tendance. Du reste Franklin était déiste ainsi que Jefferson, et Thomas Paine probablement athée.

La révolution américaine, qui aboutit l'année même que parut cette bible du libéralisme économique qu'est la Richesse des Nations (1776), d'Adam Smith, vécut essentiellement en matière économique sur des notions physiocratiques. La terre constitue la vraie richesse, professait Dupont de Nemours, l’ami de Jefferson et l’ancêtre du trust, et, sur le continent nouveau, les terres fertiles ne manquent pas. L'homme d'initiative indépendant, vigoureux, peut devenir agriculteur prospère à son propre compte ; c'était là l'idéal de Crèvecoeur et celui de Jefferson. Un Thomas Paine comprendra plus nettement qu'eux la nécessité d'une réforme agraire sans laquelle les réformes politiques demeureront inopérantes.

Mais thermidor est intervenu dès la paix en 1783 et plus encore en 1788 avec la Constitution. Celle-ci, comme Charles Beard l'avait établi dès 1913 par une analyse détaillée de son élaboration, possède un contenu, une portée contre-révolutionnaires. Les possédants ont triomphé avec Hamilton, la banque d'Etat, la consolidation de la dette fédérale, mesure qui enrichit infiniment les riches (qui ont spéculé sur un papier d'abord déprécié puis revalorisé) et appauvrit les pauvres. La déflation rigoureuse sera, en effet, désastreuse pour le petit exploitant agricole et l'artisan qui devront vendre à bas prix leurs produits et payer cher leur loyer ou les produits manufacturés indispensables. Il y eut du reste des remous comme la révolte menée par un ancien combattant aigri et mécontent, Shays, révolte noyée dans le sang.

Tout ceci, qui n'est certes pas nouveau, et que des historiens comme Beard et des vulgarisateurs comme Howard Fast ont montré avec une probante et pathétique clarté, est maquillé et édulcoré dans les collections historiques de l'heure. On hypostasie une notion abstraite comme la « liberté » sans en analyser les manifestations réelles et les possibilités d'en jouir, réservées à certaines catégories sociales. On ne s'attache guère aux divers processus par lesquels la Révolution a été jugulée et l'influence jacobine éliminée. Ainsi le principe du suffrage universel est restreint dans beaucoup de constitutions d'Etats ; des procédés électoraux démagogiques, des méthodes de cooptation déguisée, l'élimination autoritaire des premiers mouvements ouvriers, vont diversement restreindre l'application des grands principes tandis que le libéralisme économique favorisera l'écart toujours accru des conditions. Il y a eu, malgré tout, des mouvements progressistes ardents partis de l'Ouest ou nés dans les villes, mais ils ont été, tout au long du XIXe siècle, digérés par la société bourgeoise. Un des grands procédés constitutionnels qui ont permis d'endiguer la poussée populaire a été l'influence énorme des juges. Des hommes comme Marshall, Story, Kent, Taney ont été des atouts considérables pour la contre-révolution.

Ce qui est frappant chez les historiens récents et dans les manuels, c'est le grand silence qui est fait sur les rapports de forces entre les classes, leurs structures propres, leur influence politique et ses manifestations. On laisse entendre, et c'est peut-être ici que la leçon autoritaire d'histoire américaine qu'on nous propose paraît le plus fallacieuse, qu'on a tout à coup découvert en 1776 de grands, d'immortels principes qui n'étaient pas en contradiction ou à peine avec ceux des Puritains réhabilités. On professe qu'ils se sont appliqués peu à peu, malgré des entorses, des errements légers et surtout accidentels ; on laisse entendre que ce sont bien les textes de 1776 et de 1788 qui ont conduit l'évolution américaine, qu'ils ont fait la grandeur du pays et qu'ils sont applicables au monde unique, au « one world », ou tout au moins au monde « libre ». C'est justement la thèse exceptionnaliste.

Un troisième tournant de l'histoire américaine requiert l'attention : la guerre de Sécession, car c'est vraiment alors que se préfigure ce capitalisme monopoliste qui va freiner la démocratie militante des années 184o et stabiliser de nouvelles formules industrielles où le concept même de démocratie se trouvera avoir changé de sens et perdu tout son contenu militant. L'interprétation reçue ou plutôt la légende héroïque qui rend compte ordinairement du conflit tend à obscurcir la réalité historique et notamment toutes ses séquelles durables. Même en France, des livres comme ceux de Léon Lemonnier (1942) et de Pierre Belperron (1947) ont contribué à répandre un certain nombre d'illusions et de contre-vérités.

D'abord, avec ou sans guerre, l'industrialisation et la concentration capitaliste qui l'accompagna se seraient produites dans le Nord pareillement ; toutefois, les conditions particulières du conflit hâtèrent cette évolution et désarmèrent les opposants ; quelques dispositions législatives et quelques décisions présidentielles fournirent même des armes solides au développement et au règne ultérieur des trusts.

La figure du président Abraham Lincoln est à cet égard ambiguë et impénétrable : il est le self-made man américain, il incarne ce mythe si soigneusement cultivé ensuite, juste ment quand la fluidité sociale de l'avant-guerre aura disparu. N'est-il pas né de parents illettrés dans une cabane de rondins, n'a-t-il pas pratiqué tous les métiers y compris des métiers manuels ? Voilà, en tout cas, la légende qui sera déjà utilisée lors de la campagne présidentielle de 186o à l'occasion de laquelle ses alliés, ploutocrates démagogues, représentent Lincoln comme un fendeur d'échalas (rail splitter). L'humilité prétendue de leurs origines, attestée par la rusticité de leurs habitudes, avait déjà servi Harrison et Tyler, au contraire le goût du luxe, de l'opulence avait été imputé à crime par ses ennemis à Martin Van Buren. Quoi qu'il en soit, Lincoln, les militaires peut-être exceptés, mais eux par définition donnent toutes les garanties voulues aux hiérarchies conservatrices, Lincoln fut le dernier président homme du peuple, modeste, pauvre jusqu'à et y compris son accession à la Présidence. Il offrait un exemple éclatant des qualités puritaines fondamentales : austérité de mœurs, économie, frugalité, enfin cet utilitarisme pratique qui lui tenait lieu de sagesse, toutes vertus qui étaient parachevées par la grande évasion, la grande échappatoire puritaine de l'humour.

Pourtant cet humble, ce juste n'était rien moins qu'humanitaire. Lincoln subordonna jusqu'en 1863 la proclamation d'émancipation à l'opportunité manoeuvrière. Il défendait le droit, en l'occurrence la Constitution, à laquelle il avait prêté le serment rituel, non pas la justice. Sous le couvert de l'état d'alerte (emergency) et en face d'une sérieuse opposition intérieure à la guerre, il suspend l'habeas corpus, fait restreindre la liberté de la presse et procéder à des arrestations, à des fouilles arbitraires. Wilson avec sa frénésie anti-allemande puis anti-rouge, Franklin Roosevelt qui jeta dans les camps d'internement 70 000 citoyens d'origine japonaise, et Eisenhower aussi, au moment de la chasse aux sorcières, ont pu imiter l'autoritarisme arbitraire de ces vastes pouvoirs présidentiels. Au moins dans le cas de Lincoln étaient-ils en partie justifiés par une guerre sur le territoire national — la dernière — et par l'importance de l'opposition intérieure.

Mais ce qui est plus significatif et presque toujours camouflé dans l'hagiographie américaine de Lincoln, c'est son attachement de juriste à la propriété, à la libre entre prise, et le préjugé extrêmement favorable qu'il voua au grand capitalisme naissant. On ne saurait guère imputer à de la naïveté, chez ce praticien du droit connu à la ronde pour son astuce, les mesures qui favorisèrent l'énorme essor capitaliste des années suivantes, à savoir essentiellement l'organisation d'un système national de banques à succursales multiples et le Pacific Railroad Act qui accordait des profits exorbitants aux entrepreneurs et surtout aux spéculateurs : Lincoln, à le dépouiller un peu de sa légende, est un politicien qui, sous le couvert de l'union sacrée et pour faire échec, certes, à une formule de civilisation rétrograde et indéfendable, celle de l’esclavagisme sudiste, a néanmoins contribué à accréditer et à consolider ce capitalisme américain à l’emprise si lourde, dont son parti sera après lui l’infatigable défenseur.

Il y a autre chose : le culte ultérieur de Lincoln a célébré en lui la victime expiatoire, l’holocauste, beaucoup plus du reste que pour aucun autre homme d'Etat assassiné, la glorification posthume allant même jusqu'à un singulier parallèle avec le Christ qui prit corps dès le Vendredi Saint où il tomba sous la balle de Booth. On y verrait une forme bien américaine de cette justification surnaturelle par la religion, déjà esquissée sur un autre plan par les Calvinistes, de la richesse industrielle et du capitalisme concurrentiel. En fait, Lincoln qui fut, au début de sa vie, un agnostique protestant des plus tièdes, assez méfiant même vis-à-vis des Eglises et surtout des pasteurs, se rapprocha ensuite de la foi. L'époque, où abondèrent les réveils religieux, partout et surtout dans les deux armées opposées, connut un regain de ferveur et de piété comme du reste toutes les périodes de crise. De plus, loin d'être un calme rationaliste comme un Franklin ou un Jefferson, il n'était pas indifférent au surnaturel, aux rêves prémonitoires, même aux superstitions ; la disparition de son fils, les épreuves de la guerre, les insuccès des armes fédérales, les morts sur le champ de bataille qui le touchaient de près, tout cela explique, certes, cette évolution ; mais celle-ci, à son tour, rend compte de ce camouflage auquel se livrent les biographes pourtant si prolixes de Lincoln quand il s'agit de mettre en relief les idées économiques, archi-conservatrices, de leur héros.

La période de la guerre et de l'immédiat après-guerre avec la formidable industrialisation, l'apparition d'une classe ouvrière distincte qui en résulta, avec l'essor décisif de la ploutocratie, tout cela amorce le changement de direction effectué par la démocratie américaine vers le milieu du siècle.

L'éloge démesuré de Lincoln, homme du peuple mais anti-ouvrier, juriste plutôt qu'humanitaire, religieux plutôt que rationaliste et à bien des égards conservateur parce que favorable au capitalisme, encore que son opposition aux négriers sudistes ait pu donner le change, fournit une des assises de l'américanisme actuel, déduit à la fois d'une vision du présent et d'une version de l'histoire.

Cette prétendue unanimité des hommes d'aujourd'hui commande en effet celle que l'on prête aux grands morts. La remise en place rectiligne du passé aura exigé quelque effort acrobatique de leurs biographes récents. A cet égard, la tentative de standardisation, de normalisation, de réduction au gabarit commun à laquelle on soumet les génies les plus réfractaires ou les plus insurgés est extrêmement révélatrice. Les professeurs de littérature américains ont mis au point une foule de biographies archi-documentées, bourrées de détails, récits chronologiques au jour le jour qui, faute d'imagination et d'intuition, ramènent l'individualité d'exception à la médiocrité conformiste et bourgeoise du biographe. De ceci, donnons quelques exemples circonstanciés. Voici Edgar Poe, l'esthète perpétuellement en conflit avec la société commerciale de son temps, le poète maudit qui mourra littéralement dans le ruisseau à quarante ans après avoir été constamment et volontairement victime d'un ordre social auquel il multipliait les défis. Artiste prestigieux au demeurant, qui transformera les impulsions atroces de sa propre sado-nécrophilie en récits, en poèmes mystérieux, hallucinants, qui ont communiqué aux hommes de tous les pays quelque chose du frémissement, de l'angoisse qui les ont dictés. La princesse Marie Bonaparte a du reste admirablement tracé, à la lumière de la psychanalyse, les cheminements douloureux de cette âme malade, et que l'art du poète a parés de sa magie propre, de sa somptuosité. Mais, sans la citer, le professeur A.H. Quinn, dans un livre qui, comme on dit volontiers là-bas, fait autorité, s'est ingénié, avec une érudition digne d'un objet plus véridique, à ramener Poe à la norme. Désormais Poe n'est plus impuissant, nullement opiomane, à peine alcoolique, à peine névropathe et instable, c'est un « gentleman » américain ; comme écrivain il se situe « dans le courant central de la pensée américaine ». Mais alors on ne voit guère comment de poignants récits comme Ligeia, comme Morella, comme Bérénice, des poèmes qui vous hantent comme Ulalume ne deviennent pas des jeux dérisoires, gratuits, purement fantaisistes.

Partout chez les historiens littéraires cette soi-disant revanche du bon sens, d'un littéralisme, qui du reste falsifie quand il le faut les données gênantes, se poursuit dans ce style plat et terne qui ne parvient pas pourtant à déguiser toutes les incartades d'esprits, de talents, non-conformistes et originaux. On se souvient de Nathaniel Hawthorne, l'auteur de la Lettre Ecarlate (1850), peintre souvent terrifiant des arcanes de l'âme puritaine et des usages révoltants de cette société. C'était un isolé volontaire, un rêveur nuageux, perdu dans sa songerie, proche sans doute de la schizophrénie. Un fait : au sortir de l'Université, quoique sans ressources, il vient s'enfermer chez sa mère à Salem, il écrit pendant douze ans, sans publier de livres, ne sortant qu'à la nuit ou pour de longues randonnées solitaires, ne rencontrant même pas pour les repas les membres du cercle de famille. Au demeurant voué à une méditation raffinée et parfois un peu trouble sur le problème du mal, théologien sans foi, et mystique sans croyance : être tourmenté, hanté en tout cas, ne pouvant guère communiquer avec autrui, qui laisse une oeuvre inachevée, parfois presque lancinante par son ambiguïté, pleine de romantisme morbide et de refoulement puritain. Ainsi est-il apparu à un grand nombre d'interprètes raisonnables. Mais aujourd'hui son biographe le plus autorisé en Amérique, Randall Stewart, ramène Hawthorne à la norme américaine ; sous prétexte de le peindre en son temps, il efface les originalités manifestes, les aspects anti-sociaux, bref tout ce qui est singulier chez lui ; on en fait un bon jeune homme moyen, un époux modèle, un excellent père de famille, toutes choses plausibles, mais qui paraissent extérieures à la vraie énigme psychologique que posent les rapports de l'homme et de l'oeuvre.

Même chose pour Herman Melville ; avec lui on est aux prises avec un destin prométhéen. Voici un écrivain qui, après ses errances polynésiennes, écrit Moby Dick (1851), cette géniale et folle épopée du symbolique cachalot albinos, pour sombrer ensuite à trente-cinq ans dans le silence. Melville qui a défendu les civilisations archaïques contre les missionnaires, Melville qui était homosexuel au moins de tendance, qui fut malheureux en ménage et en famille, qui frisa la folie, Melville qui est un révolté, un visionnaire violent et insurgé, l'injure à la bouche (il suffit de lire Pierre pour s'en apercevoir) est affadi au point qu'il devient un citoyen américain comme les autres.

Et il s'agit ici d'artistes prestigieux, de créateurs violents et passionnés dont la vérité psychologique essentielle est d'avoir différé des autres hommes. C'est précisément cette énorme et souvent pathétique affirmation de liberté créatrice qui est inacceptable à la mentalité uniforme, docile, et standardisée des collèges américains. II a fallu que Poe, que Melville, que Hawthorne deviennent des personnages « inoubliables » pour la rubrique déjà mentionnée du Reader's Digest. Leurs tragiques révoltes qui ont, en un sens, abouti, à côté de l'enfantement douloureux de leurs chefs-d'oeuvre, à une destruction de leur personne et préalablement à un renoncement total au bonheur et aux satisfactions bourgeoises, ne peuvent être un instant imaginées par des biographes férus de conformisme.

Et encore, dans ces oeuvres au plus haut sens du terme poétiques, qui s'expriment par symboles et dans le langage de l'imagination, n'y a-t-il pas, malgré de brusques bouffées d'ennui ou de scepticisme, de critique appuyée de l'idéologie, de dénonciation raisonnée du système social américain qui puissent être montées en épingle par les adversaires de ce système ? Ce dernier cas, malgré tout assez fréquent, met les biographes officiels et conformistes à plus rude épreuve encore. Ici il leur faut, par tous les moyens, ruiner le crédit de ces grands hommes qui ont ouvertement renié l'histoire exceptionnaliste. Citons succinctement trois échantillons de cette opération de salubrité.

Walt Whitman, le poète de Feuilles d'Herbe (1855), avait participé à toute la ferveur démocratique, libertaire, socialisante des années 1840. Son poème est conçu sous l'égide d'une fraternité, mystique en un sens mais aussi, sur un autre plan, concrète et pratique, à la réalisation de laquelle il aspirait et travaillait de tout son coeur. Les Etats-Unis lui paraissaient, comme à beaucoup d'hommes de sa génération, à l'avant-garde du progrès et porteurs des plus riches promesses. Chez Whitman, du reste, la religion des camarades comporte aussi un programme de libération sexuelle, tout à fait antichrétien et anti-bourgeois, tributaire entre autres choses de ses propres tendances homosexuelles. Ceci, malgré des présomptions très fortes et bientôt des preuves, a été absolument nié jusqu'à hier par les biographes sérieux et, à présent qu'ils sont forcés de l'admettre, ils invoquent un bizarre combat de style puritain du noble poète contre de prétendus instincts inférieurs.

Mais il y a plus gênant que cela pour les thuriféraires des vérités officielles. Whitman donc, le chantre magnifique du progrès démocratique et de la république sociale de 1840, a vécu jusqu'en 1892. Il a eu sous les yeux le spectacle du grand capitalisme triomphant, de ses désordres, de ses stupres, de ses infamies. Sans faire une analyse détaillée des bases économiques du régime, il a vu dans la concurrence déchaînée, dans la course au profit, dans la satisfaction par des individus de proie de leurs appétits démesurés, dans ce qu'il appelait le « matérialisme », les raisons profondes de l'échec auquel aboutit son message et son évangile. Les textes sont là, mais peu de gens, depuis le grand progressiste Vernon Louis Parrington (181-i929), les font lire. Les biographes usent de détours, parlent de l'aigreur de Whitman vieillissant ; toujours la pseudo-explication caractérologique prend la place de l'examen des idées quand celles-ci gênent. Whitman est trahi encore une fois par ceux qui se refusent à voir la virulence et la fermeté de sa critique.

Et Mark Twain ? Voilà aussi un homme de génie qui a célébré dans la partie rayonnante et limpide de son oeuvre, dans ses merveilleuses « enfantines », comme Tom Sawyer (1876) la libre et démocratique Amérique de sa jeunesse. II a poussé jusqu'à l'exubérance, jusqu'à la boutade énorme, l'éloge de ce pays qu'il aimait pour être la patrie de l'égalité, de la justice sociale, du bonheur pour tous, de la simplicité des mœurs. En pensant aux promesses lumineuses et aux réalisations déjà acquises de son pays, il persifle ou flagelle une Europe rétrograde dominée par des rois, des prêtres, des nobles, où les structures sociales admettent des inégalités criantes, des hiérarchies rigides qui offensent le fervent instinct démocratique de notre Américain déchaîné.

Du reste, sous l'outrance comique ou le paradoxe bouffon, il y avait chez Mark Twain une magnifique foi sociale, un grand et ferme espoir en l'homme, un souci réel de justice. Il fut pour les noirs contre les racistes, il fut contre l'annexion des Philippines en 1898, il fut pour les prétendus anarchistes de Haymarket injustement condamnés à mort ; en quelques occasions mémorables il sut, à ses risques et périls, montrer que, dans un monde de chaos économique et social, sa conviction démocratique profonde était toujours inébranlable. Il a âprement critiqué, et alors avec un comique amer et écœuré, le spectacle de l'après-guerre fait d'agiotage, de corruption, de prévarication, de concussion, toute cette période qu'il a appelée l' « âge doré », l'époque du toc. Il a eu des doutes profonds et lancinants, exprimés dans des textes si audacieux qu'il ne peut les publier de son vivant de peur de froisser son entourage. Il en était venu à mettre particulièrement en accusation l'idéologie religieuse dans laquelle il voyait un masque des égoïsmes, des cynismes, des scepticismes que traîne après soi le culte exclusif du profit. Tout ceci est bien connu, mais actuellement les dernières représentations de Mark Twain, comme celle de Gladys Bellamy (1950), estompent la dureté tranchante de sa protestation. L'ingéniosité des professeurs de littérature a été mise à contribution pour prouver que ses deuils privés ou ses tristesses personnelles expliquent l'immense désaffection de Mark Twain pour l'Amérique et ses doutes envahissants pour son avenir.

Autre insurgé, de la génération suivante, et bien embarrassant pour la version officielle et exceptionnaliste de l'histoire : Théodore Dreiser. Départ dans la vie difficile, misérable même, dans l'Ouest des années 1870-1880, à Chicago notamment. Assez indifférent politiquement au début, quoique pénétré d'un certain esprit démocratique et optimiste de l'Ouest américain, Dreiser est journaliste, reporter, ce qui lui permet de toucher du doigt les contradictions de l'économie américaine. Matériellement, il connaît des hauts et des bas. Sa jeunesse et sa maturité sont vouées à l'édification d'une œuvre romanesque immense, balzacienne de proportions et de rythme, inventaire avant tout honnête de la société américaine vue de bas en haut : de l'ouvrier chômeur au millionnaire, en passant par tous les étagements de la richesse, Dreiser a peint la jungle américaine avec sa laideur comme avec sa luxuriance, il a exalté les volontés qui s'y déploient mais avec une inépuisable sympathie, une inlassable pitié pour tous les hommes, sans raideur doctrinaire et sans intention partisane ou militante.

Toutefois une conspiration du silence s'est créée autour de Dreiser. Des études précautionneuses abaissent son talent, le décrètent périmé, contestent à son oeuvre toute portée actuelle. On lui applique le massif et constant procédé du conservatisme d'aujourd'hui de le déclarer dépassé, démodé, d'un intérêt purement rétrospectif et, même sur ce plan historique, comme pour tous les réformistes de sa génération, pour jack London entre autres, on affaiblit la valeur de ses opinions, on leur dénie toute application possible à la réalité actuelle, on les taxe de fantaisie et de chimère. De son vigoureux réquisitoire contre l'ordre de son pays intitulé Une tragédie américaine, Hollywood tira récemment un film, d'une certaine qualité technique, mais inopérant, creux, réduit au contenu d'un simple fait divers.

Tout ceci, qui pourrait être corroboré par un très grand nombre d'exemples pris dans le passé lointain ou récent, fait ressortir que l'histoire nationale étant le fondement de l'américanisme, il a fallu refondre et récrire celle-ci, l'américanisme lui-même ayant changé de sens. Il a fallu unifier, ramasser et concentrer une histoire diverse et contradictoire pour en tirer quelques leçons simples, convaincantes à l'usage non seulement d'une éventuelle union sacrée à l'intérieur mais aussi assimilable par un monde où l'on souhaite faire triompher le leadership américain. Il importait donc de désarmer les critiques d'hier, d'aujourd'hui et de demain ; d'appuyer et de codifier tout ce qui pouvait renforcer et accréditer le système américain ; de disqualifier les réformateurs intempérants dont les dénonciations pouvaient paraître mettre en cause cette civilisation particulière ; de jeter un voile pudique sur les insurgés d'hier et d'avant-hier ; de taxer d'ignorance ou mieux de mauvaise foi les adversaires étrangers. II a fallu, enfin, que tous les porte-parole habilités par les services de propagande officiels, par les universités, par les grandes fondations qui toutes émanent du même petit groupe de privilégiés, s'en tiennent à une certaine représentation du passé, harmonisée, dotée d'une signification claire et patente qui, sans repentirs, sans bavures autres que négligeables, prépare et préfigure, sous le couvert de morts glorieux et unanimes, la volonté concertée et manifeste des dirigeants actuels.

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