L’Allemagne, très vite

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L’Allemagne, très vite


24 mars 2007 — Les nouvelles vont vite en Allemagne, par ces temps d’euromissiles-II (installation du système BDM US en Europe). La crise que nous nous sommes permis d’ainsi baptiser est porteuse de chocs profonds. La question est posée de savoir si elle produira des chocs aussi profonds que celle des euromissiles première version, et notre réponse tendrait évidemment vers la positive : cette crise euromissiles-II n’a en réalité qu’un mois et demi (elle a débuté le 10 février à Munich avec le discours de Poutine) alors que la première dura vraiment de 1979 (“double décision” de l’OTAN) à novembre 1983 (premiers déploiements des missiles US).

(Nous nous attachons à la réalité de la perception de ces crises. Stricto sensu, la crise euromissiles-II a débuté au printemps 2001, lorsque Wolfowitz fit un tour des capitales européennes pour annoncer les intentions de la nouvelle administration concernant le système BDM. La première a duré de 1977 à 1987, — du cri d’alarme du chancelier Schmidt concernant les SS-20 soviétiques à la signature du traité INF. Ce qui compte évidemment est la perception publique.)

• Pourquoi écrire que l’Allemagne va vite ? Parce qu’il est aisément perceptible que ce pays, par essence même soumis à l’entreprise américaniste et “fabriqué” dans les années 1940-1950 par l’entreprise américaniste, est confronté aujourd’hui à un problème si complètement inventé par la bêtise de ce même américanisme qu’il en est conduit à des actes et à des réflexions proches d’être révolutionnaires pour lui. Dito, anti-américanistes, — horreur… Cette tendance est accélérée par les mœurs politiciennes allemandes, caractéristiques de la soi-disant démocratie occidentale et américaniste, qui font de la manœuvre politicienne une façon de vivre. Observant cela, on pense évidemment à l’évolution du SPD, qui combine ses intérêts politiques avec une tendance “eurocentriste” qui mesure l’influence persistante de l’ancien chancelier Schröder dans ce parti. On a des exemples très récents de l’un (l’évolution du SPD) comme de l’autre (le poids de Schröder).

• Sans aucun doute, le point le plus impressionnant est l’intervention le 16 mars de Joschka Fischer, l’ancien ministre des affaires étrangères, et leader des écologistes, et professeur à Princeton (il faut ce qu’il faut). Fischer est un pleutre, un couard. Un de ses collègues européens (devinez lequel) raconte comment il se décomposait, lors des conférences vidéos entre principaux alliés de l’OTAN, lors de la guerre du Kosovo, lors des pressions bellicistes de Madeleine Albright exercées sur lui. Que ce couard tienne le langage qu’il tient, qu’il s’essaie à rouler des mécaniques comme il le fait, voilà une indication précieuse. Quel langage ? Quel roulage de mécaniques ? Une analyse du site WSWS.org, en date du 23 mars, en donne un bon éclairage.

«…It is “shocking,” Fischer declared, that the “increasing loss of significance of Europe in the world” is not even noticed in European capitals. This applies in particular, he said, to Germany, which, because of its size and economic strength, must assume a leading role in the European Union.

»Seven years ago, Fischer gave a speech at the same venue in which he laid down his principles for Europe. At that time, he referred to himself as a “convinced federalist” and spoke at length about “democratic structures.” He declared his support for a “European Federal State.”

»Today he adopts a very different tone. Reality has taken a different course and the most that can be hoped for is a “Europe of common interests.”

» However, behind the harmless-sounding formulation “Europe of common interests” lies Fischer’s demand for European great power politics under German leadership. The principal problem, according to the Green Party leader, is that mounting political pressure from the US is causing European interests to increasingly diverge. This antidote, according to Fischer, is nothing less than the imposition of the interests of the strongest European power, and this, in Fischer’s view, is Germany.

(…)

»[Fisher] went on to say that the security situation of the cold war—”as dangerous as it was”—has been replaced by a security situation which is “much less clear.” Anyone who thinks that the American government will represent the security interests of Europe in the future is making a big mistake, Fischer declared, adding that the limits of American power had become visible in Iraq.

»“We are the geopolitical neighbours of the Middle East—let us not forget that,” he said, and then asked: “What would happen if the Americans withdrew—which they do not intend to do at present—and undertook a different line of action in the foreseeable future?” The crisis in the Middle East would still exist and have to be solved. The question is: “By whom and how?”

»Europe must arise and be in a position to consistently defend its own security interests, Fischer declared. This requires, firstly, recognizing European interests; secondly, defining them; and thirdly, imposing them.

»The monetary union had established new conditions and a new quality in terms of European unification and integration, which would have long-term consequences. But that alone was not enough. Definite and lasting changes had to be made in the sphere of foreign and security policy.

»Europe could not allow everyone to do what they wanted. It was, he said, “really spooky” to observe the way in which the American government held bilateral negotiations with Poland and the Czech Republic, “which are both the members of the European Union,” to obtain their agreement on the construction of anti-missile defence systems, independent of any discussion, not to speak of decision-making, in European capitals or committees of the EU.

»To the applause of the assembled Green Party leadership, Fischer addressed a comment to German Chancellor Angela Merkel (Christian Democratic Union): “It is not enough in this affair merely to stress the role of NATO, Ms. Chancellor. Here a clear decision on the part of Europe is called for.”»

L’ombre de Bismarck

Fischer dit beaucoup d’autres choses, dont nombre de sottises comme c’est inévitable avec un politicien de ce calibre. WSWS.org s’en effraie, en appelant aux souvenirs terrifiants de Bismarck, de Guillaume II et de Hitler. Cela aussi, c’est faire dans la sottise. Craindre une résurrection du militarisme allemand aujourd’hui, et une prise en main de l’Europe par une Allemagne guerrière, relève du pur fantasme. L’Allemagne n’en a ni les moyens, ni l’esprit, ni la volonté, ni la capacité. Cela fait 40 ans qu’elle essaie d’avoir une industrie de l’aéronautique. Les stupides Français, mal informés, ont cru à la fable en faisant EADS avec les Allemands; ils n’ont réussi qu’à discréditer Airbus, comme les Britanniques n’ont réussi, avec les Allemands et grâce aux Allemands, qu’à faire deux mauvais avions à la suite (le Tornado et le Typhoon).

L’idée d’une Allemagne nucléaire, par exemple, est un fantasme dans la mesure où cet armement n’a de valeur dissuasive réelle que si la nation qui en dispose est souveraine et indépendante ; ce n’est pas le nucléaire qui donne la souveraineté et l’indépendance, mais la souveraineté et l’indépendance qui deviennent de fer et de feu avec le nucléaire. Le cas exemplaire est la France ; la Russie d’aujourd’hui, peut-être la Chine et l’Inde… Les USA sont puissants mais ne parviennent pas à être souverains parce qu’ils ne sont pas une nation. Ne parlons pas des Britanniques, puissants à cause de la City mais nullement du nucléaire. Dans cette cohorte, l’Allemagne, par manque de volonté et d’indépendance, n’a aucune possibilité de figurer.

D’autre part, les données militaires ont été bouleversées ces 20 dernières années. Enfermée volontairement dans son espace régional, avec des relations privilégiées avec la France et la Russie, et des relations de soumission avec les USA, l’Allemagne est une “grande puissance régionale” à l’image du Japon en moins à l’aise, dont on annonce la résurgence régulièrement mais qui manque sans aucun doute de la base technologique pour devenir d’elle-même une simple puissance militaire autonome. Toutes les vaticinations sur un “leadership allemand” n’ont pas grande importance. A cet égard, le commentaire de WSWS.org nous paraît sacrifier considérablement au catéchisme trotskiste.

“Europe-puissance”, salut

Fischer parle le langage de “l’Europe-puissance”. Il cloue l’Amérique au pilori. Voilà la grande nouvelle, — non pas allemande mais européenne. Il ne fait aucun doute que Fischer n’aurait jamais parlé de la sorte s’il n’y avait eu la crise euromissiles-II.

Il semblerait qu’une accumulation de circonstances diverses conduise à très grande vitesse à un moment essentiel de la situation européenne. L’absence de “partenaires” européens de même stature que l’Allemagne (France et Royaume-Uni, actuellement paralysés pour cause de changement de direction) n’a aucune importance, contrairement à ce que craint WSWS.org. Au contraire, il s’agit, à notre sens, d’une circonstance bienvenue.

Il est bon que les Allemands, spécialistes des foucades de type “retenez-moi ou je fais un malheur”, ne trouvent personne pour les retenir pendant quelques mois. Il est bon que les Allemands s’enferrent et se “compromettent” dans une rhétorique de type “Europe-puissance”, et soient en première ligne de l’opposition anti-US en Europe. Il est bon que le (la) prochain(e) président(e) français(e) puisse mettre sous le nez de Merkel, à un moment de leur première ou de leur deuxième rencontre, quelques-unes de ces déclarations prônant une attitude ferme et indépendante de l’Europe à l’égard des Etats-Unis, — par exemple, pour obtenir des engagements solennels et actés contre un soutien français contre les USA dans l’affaire des anti-missiles.

L’évolution qui importe est celle des psychologies, pas celle de la quincaillerie. Il n’y a aucun danger de guerre à l’horizon. L’Allemagne est bloquée comme on l’a dit. La Russie ne tient pas à envahir l’Europe, malgré les vapeurs dans les salons à ce propos ; par contre, diviser l’Europe et les USA, elle veut bien, et on ne peut que la féliciter pour cela. La crise est dans les têtes, pas dans les missiles. Elle est, pour cela, d’une extrême importance, et elle vaut bien d’être nommée euromissiles-II.