La “révolte des généraux” et la Grande République

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1975

La “révolte des généraux” et la Grande République

16 avril 2006 — Le camp Rumsfeld a riposté à l’attaque lancée par la “révolte des généraux”. D’une part, des généraux en retraite partisans de Rumsfeld ont été rameutés. D’autre part, et surtout, des ripostes officielles ont cinglé les oreilles des mutins.

• Une déclaration exceptionnelle de GW Bush, qui a interrompu un petit quart d’heure ses libations pascales dans son ranch du Texas. A propos de cette déclaration, le Washington Post fait notamment les observations suivantes: « The president's decision to interject himself so forcefully stands in contrast to his mild reaction to recent reports of dissatisfaction with Treasury Secretary John W. Snow and reflected a calculation by Bush and his advisers that attacks on Rumsfeld by prominent former military commanders strike at the heart of his presidency. As Bush's choice to run the wars in Iraq and Afghanistan, Rumsfeld serves as his proxy, and most of the judgments that have come under fire were shared by the president and Vice President Cheney as well. »

•D’autre part, un “mémo” du Pentagone généreusement distribué aux amis rassemblés qui doivent disposer d’arguments pour répondre aux mutins. (Il s’agit d’un “fact sheet” bien dans la manière bureaucratique, avec un argumentaire saucissonné sur un seule page, pour faire bref, et rendant compte de la pensée automatique conforme à suivre.) Selon le New York Times :

« The one-page memorandum was sent by e-mail on Friday to the group, which includes several retired generals who appear regularly on television, and came as the Bush administration stepped up its own defense of Mr. Rumsfeld. [...] The memorandum begins by stating, “U.S. senior military leaders are involved to an unprecedented degree in every decision-making process in the Department of Defense.” It says Mr. Rumsfeld has had 139 meetings with the Joint Chiefs of Staff since the start of 2005 and 208 meetings with the senior field commanders.

» Seeking to put the criticism of the relatively small number of retired generals into context, the e-mail message also notes that there are more than 8,000 active-duty and retired general officers alive today.

» The message was released Friday by the Pentagon's office of the Directorate for Programs and Community Relations and Public Liaison, but it was unclear who wrote it. It is not uncommon for the Pentagon to send such memorandums to this group of officers, whom they consider to be influential in shaping public opinion. But it is unusual for the Pentagon to issue guidance that can be used by retired generals to rebut the arguments of other retired generals. »

Du côté du regroupement des troupes pro-Rummy (des généraux eux aussi en retraite), la récolte n’est pas des plus exaltantes. Le Washington Times, fidèle défenseur de l’administration, parle le 15 avril de “several generals” jaillis pour défendre Rumsfeld mais n’en cite que trois, dont le président du JSC sortant, le général Meyers, qui s’est distingué pendant son commandement comme particulièrement acquis au pouvoir civil rumsfeldien : « Several retired generals who worked with Defense Secretary Donald H. Rumsfeld, including a former chairman of the Joint Chiefs of Staff, yesterday decried calls for the secretary's resignation from other retired officers. »

Le Washington Times cite également le général John Keane, ancien adjoint au chef d’état-major de l’U.S. Army et surtout le général du Marine Corps Michael DeLong, adjoint au commandant de Central Command en 2001-2003, qu’on retrouve par ailleurs (New York Times du 16 avril) et qui devrait se faire très pressant comme principal porte-parole extérieur des pro-Rumsfeld.

Il est évident que certaines mesures ont été prises, certaines pressions exercées, comme on fait dans ce monde-là, contre de nouvelles défections anti-Rumsfeld. Le journaliste indépendant Wayne Madsen écrit, le 14 avril : « Originally, the active duty generals channeled their concerns to Pennsylvania Democratic Rep. John Murtha. However, after Murtha was “swiftboated” by the right-wing and neo-con media, the active duty generals decided to ask their retired colleagues to go public.

» Other retired generals who are now working for Pentagon defense contractors at comfortable six figure salaries have been warned by the Pentagon that if they join in the criticism of Rumsfeld and the Iraq war they can expect lucrative contracts to be canceled and their own employment jeopardized. That threat has had a relative chilling effect on further retired flag rank officers stepping forward. »

Leur Rubicon est franchi

Dans la riposte de l’administration, on peut trouver une volonté agressive et pleine d’alacrité. Cela est accessoire. Le point essentiel à retenir est que cette riposte, par sa forme solennelle et officielle (la déclaration de Bush), constitue un événement formidable, qui complète le premier événement formidable de la “révolte des généraux”. Le pouvoir public (mais peut-on gratifier cette chose, l’administration GW, d’une expression si honorable?) est descendu de sa position de représentant du peuple américain pour se constituer partie prenante, sinon “partie civile”, dans la querelle qui lui est faite. De facto, il donne à cette querelle une sorte de légitimité ; par conséquent, il légitime ceux qui la lui font.

Au départ, il y avait une question de principe : le principe de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil interdit au premier de développer une critique publique du second. Face au problème posé, et malgré toutes les difficultés soulevées, une absence de réponse du pouvoir civil aurait signifié : “nous n’avons pas à répondre à des individus parlant en tant que tels, parce qu’ils n’ont aucune autorité pour le faire d’une façon qui justifie notre réponse ; il ne s’agit que d’individus, de citoyens indépendants qui ne représentent qu’eux-mêmes”. Cela aurait dû être dit, par exemple, lors d’une conférence de presse, d’une façon qui fut à la fois fortuite et formelle (ce qui n’aurait pas empêché, en passant, de couvrir Rumsfeld de fleurs odoriférantes).

Les réponses officielles qui ont été faites signifient d’abord : “oui, nous reconnaissons la validité de cette attaque à cause de sa force et de son écho public mais nous allons y riposter avec une force telle que ses arguments vont être pulvérisés”. Qu’importe cette riposte, l’essentiel est là : les attaques sont reconnues comme émanant d’un groupe qui a, par conséquent, de facto là aussi, droit à la parole autant que l’administration, même s’il a pris de force cette parole.

Bien sûr, il n’y a aucune surprise particulière dans tous ces constats. Ces gens ne respectent que la force et la force de l’attaque devait nécessairement les conduire à une riposte du même niveau qui, pour les fonctions qu’ils occupent, signifie d’accepter de se battre comme des chiffonniers. Ces gens au pouvoir, qui se sont battus comme des chiffonniers pour le conquérir, n’imaginent rien d’autre que se battre comme des chiffonniers pour le défendre. Le pouvoir n’a pour eux aucune valeur intrinsèque, aucune grandeur régalienne qui lui soit propre. Il est un bien à prendre comme des gangsters prennent un bien et à conserver par tous les moyens, comme font également les gangsters. Les hommes de la communication, férus d’une morale virtualiste qui autorise tous les cynismes et ignorants absolument de la haute morale politique, sont là pour conseiller comment et où frapper, le plus vicieusement possible et si possible en position de force, et sans pitié. Personne ne s’avise qu’en frappant, et par simple souci d’efficacité, on se met au niveau de l’autre et on déchoit d’autant. C’est fait.

C’est fait… Cela signifie qu’une nouvelle crise est ouverte, qui va empoisonner non seulement les relations entre civils et militaires et entre les militaires eux-mêmes, mais tout le processus de la sécurité nationale. Il n’y a pas de crise institutionnelle stricto sensu parce qu’il n’y a plus d’institution au sens élevé du terme ; mais, pour l’esprit de la chose, c’est une crise institutionnelle d’une gravité sans précédent. Par ailleurs, un tel développement ne peut étonner personne, vu l’état présent de la Grande République.