La narrative des Stinger en Afghanistan

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La narrative des Stinger en Afghanistan

Cette présentation vient en appui du texte F&C publié ce 3 avril 2013, sur “le mythe du glaive”. Il s’agit, comme on le lit, du rôle qu’on voudrait voir jouer à des armes de hautes technologies que le bloc BAO pourrait livrer à la rébellion syrienne. Cette posture est notamment implicitement appuyée sur ce qui est présenté comme un cas d’école, qui est le rôle des missiles sol-air portables Stinger en Afghanistan, dans les années 1980. La narrative à cet égard, – aucune autre qualification n’est possible, – est que ces missiles ont à eux seuls permis la victoire des moudjahidines, baptisés à l’époque “combattants de la liberté” par Reagan, sur l’URSS, victoire actée par le retrait soviétique de 1988. Cette narrative a été largement renforcée , dans les années 2000, par un livre et, surtout, par un film, La guerre selon Charles Wilson, datant de 2007, avec Tom Hanks et Julia Roberts. Les hostilités, dans ce film, se déroulent bien plus à Washington qu’en Afghanistan, et c’est une fois de plus l’américanisme qui remporte la bataille pour la liberté. (Aucune allusion, bien entendu, aux suites perverses du conflit, avec le réveil de l’islamisme et du terrorisme fondamentalisme, – comme cela a été admis sans le moindre détour par Zbigniew Brzezinski, – voir le 31 juillet 2005.)

Cette démarche faussaire entre dans le grand mouvement de révisionnisme presque instantané de l’histoire des années 1980, qui attribue faussement la chute de l’URSS à la pression US, notamment par le moyen d’une production accélérée de systèmes de hautes technologies qui, en forçant les Soviétiques à tenter de suivre, aurait désintégré leur économie. Sur ce point général, nous avons déjà publié divers textes qui remettent en place la vérité des événements. On lira notamment un excellent texte de l’Américain William Blum, repris par nous le 7 juin 2004. Nous avons encore dernièrement (le 30 avril 2010) développé à nouveau cette appréciation à partir de la diffusion de documents de l’époque. Nous écrivions notamment pour situer l’importance considérable de cette falsification historique, dont nous sommes tous les victimes aujourd’hui :

«Ainsi apparaît peu à peu la réalité de la fin de la Guerre froide. Jusqu’ici, la narrative nous donnait à penser, dans le sens conformiste des choses de type neocons, Cold Warriors et assimilés, que les USA avaient conduit dans les années 1980 une forme de la course à l’armement (ce qu’ils ont fait de leur côté, et avec assiduité mais seuls…). L’idée est que les Soviétiques avaient essayé de suivre, s’étaient épuisés et s’étaient effondrés. La recette était donc trouvée: développez les armements au maximum et vous emporterez la victoire, et vous assurerez l’hégémonie des USA.

»C’est sur cette idée que fut développée toute la politique maximaliste et belliciste de l’administration GW Bush dans les années 2000, après une ouverture non négligeable de l’administration Clinton dans les années 1996-2000. C’est sur cette idée fondamentale que repose toute la logique de la politique expansionniste, hégémoniste et belliciste des USA depuis effectivement les années 1990 (par exemple, depuis le document Wolfowitz de mars 1992 dont un exemplaire fut donnée au New York Times à cette époque et fit grand bruit, – voir le texte “To Finish in a Burlesque of an Empire”, de William Pfaff datant de mars 1992 et mis en ligne sur ce site le 23 novembre 2003). Ainsi toute la politique développée depuis la fin de la Guerre froide repose sur un gigantesque montage fait à ciel ouvert, sans “complot particulier”; cela ne surprendra que ceux dont la profession, dans le métier d’analyste et de journaliste, semble être d’être en général surpris par les mises à jour des montages sans nombre qui constituent l’essentiel de la politique américaniste-occidentaliste et se résument à une déformation sans vergogne de l’Histoire.

»Dans le même sens, il n’est pas nécessaire de prêter à Reagan des visions à si longue vue que son réarmement des années 1980, avec les fausses estimations des forces soviétiques et de l’effort soviétique qui vont avec, constituerait un “complot” comprenant les prolongements qu’on décrit ici. Il s’agissait d’abord pour lui d’obtenir l’aval du Congrès pour le vote des budgets et il était nécessaire d’exagérer outrageusement l’effort soviétique d’armements, sans penser au-delà des années fiscales qui défilaient. Ce sont les groupes idéologiques (neocons et autres) qui s’emparèrent de cette situation et en firent, en utilisant avec habileté le système de la communication, une théorie selon laquelle la production d’armement est le plus sûr moyen d’assurer la sécurité US et la politique d’hégémonie qui est le plus sûr garant de cette sécurité, en répandant de par le monde, par la force, le modèle américaniste.

»L’histoire de l’après-Guerre froide et les temps que nous vivons sont donc basés sur une imposture sans doute sans précédent dans le domaine de la déformation de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle la crise déclenchée par cette imposture est d’une violence telle qu’on peut parler de crise de civilisation. L’idée que la force soumettrait le monde au modèle de l’américanisme est l’aboutissement de la politique d’“idéal de puissance” conduite par ce qui est devenu un système anthropomorphique sans la moindre restriction dans ses activités déstructurantes. La violence de la poussée est telle, les moyens employés l’ont été si stupidement et maladroitement, que les avatars naturels à cet usage n’ont cessé de se multiplier et ont provoqué des crises dans tous les domaines qui se réunissent en une crise générale de la civilisation. La violence de l’offensive, elle, a été telle qu’elle a suscité une résistance d’autant plus efficace que cette offensive s’est montrée totalement inefficace et en général complètement contre-productive. Nous arrivons au terme de l’imposture et les documents des National Security Archives sont là pour nous donner un mode d’emploi de plus de cette catastrophe de la civilisation américaniste-occidentaliste.»

Pour ce qui concerne le point particulier que nous voulons traiter, il suit absolument la même logique et la même méthode de falsification. On verra, dans le texte publié ci-dessous et datant de décembre 1987, que les Stinger ont certes joué un rôle important mais qui ne fut nullement décisif puisque commencé d'une façon organisé alors que la stratégie fautive des Soviétiques menant à leur défaite était déjà engagée, et que la décision de Gorbatchev de retrait d’Afghanistan était d’ores et déjà prise (le texte y fait allusion).

Ce texte publié fut composé à partir de renseignements donnés par la résistance afghane. Cette résistance était, dans les années 1980, très présente à Bruxelles, notamment par le biais d’associations non-gouvernementales jouant un rôle essentiel dans les liens avec les dissidents soviétiques, – et ces dissidents, s’opposant à la guerre, ayant eux-mêmes des liens très fermes et très suivis avec la résistance afghane et des informations à mesure. Dans notre article du 27 août 2010, nous consacrions un long paragraphe à la principale organisation de cette trempe, Les Cahiers du Samizdat d’Anthony de Meeus, basés à Bruxelles. En matière d’information et de communication, et de soutien humanitaire et de résistance, cette organisation eut un rôle beaucoup plus efficace, et elle complètement désintéressée, vis-à-vis des dissidents soviétiques et vis-à-vis de la résistance afghane, que tout ce que les USA et les officiels du bloc BAO ont pu aligner. Il ne peut y avoir aucune comparaison de fiabilité et de justesse entre les informations venues de ces sources, sur lesquelles l’article ci-dessous s’appuyait, et sur celles qui venaient et qui sont venues depuis de Washington, recyclées et blanchies type-bannière étoilée, et destinées à justifier, dès l’URSS abattue, la poursuite de production maximale des programmes d’armement.

… Enfin, voici le texte en question, qui fut donc publié dans notre publication-sœur de l’époque, Eurostratégie, en décembre 1987 (n°8).

dedefensa.org

 

 

Ils ont balayé le ciel !

Le 26 février 1987, au cours d’une audition à huis-clos devant le sous-comité des affectations de fonds des forces armées, le général Larry Welch, chef d’état-major de l’USAF, déclara : «… Un certain nombre de (missiles sol-air) Stinger ont absolument balayé les forces aériennes soviétiques du ciel afghan». Ce témoignage, rapporté en septembre dernier par le député démocrate du Texas Charles Wilson, représente la première affirmation formelle d’un responsable militaire occidental (américain) en place à propos de l’efficacité des missiles sol-air (Stinger dans ce cas) en Afghanistan.

Les Stinger en Afghanistan (et plus généralement d’autres missiles sol-air, comme le Blowpipe anglais), c’est une question devenue d’actualité depuis 1985. Deux aspects peuvent y être distingués : celui de ce type d’armement, qui apparaît si efficace ; et, plus généralement, celui de l’aide étrangère à la résistance afghane. Les deux sont liés de diverses façons, y compris par la question de l’efficacité de cette catégorie d’arme, quel que soit le type.

Il est apparu assez vite que les missiles sol-air portables devaient être une arme très redoutable en Afghanistan. Il s’agit de missiles pouvant être maniés et tirés par un ou deux hommes, sans installations ni logistique exagérément importantes. Le Stinger américain, mais aussi le Blowpipe britannique et le SA-7 Strella soviétique répondent à cette définition.

Dans leur emballage d’origine…

Les causes de l’efficacité de ces armes sont évidemment diverses. On le verra au fur et à mesure dans ces lignes. Mais la première d’entre elles peut apparaître paradoxale, alors qu’elle n’est que logique lorsqu’on songe aux conditions sommaires du combat de guérilla mené par la résistance afghane. Cette première cause concerne l’état où sont livrés ces missiles sol-air. Le commandant Massoud, l’un des chefs les plus célèbres de la résistance afghane, a systématiquement refusé les SA-7 Strella qui lui étaient proposés ou livrés sans leur emballage d’origine. La résistance afghane a connu divers déboires depuis qu’elle a commencé à utiliser des Strella pris aux Soviétiques (dès les années 1981-82), puis des Strella sans certitude quant à leur origine. Il y a eu des cas nombreux de mauvais fonctionnements, parfois même des cas de sabotage entraînant la mort du (ou des) servant(s) afghan(s). Il y eut aussi des mésaventures avec des Strella d’origine chinoise, livrés (vendus) par la Chine. Certains résistants estiment que les Chinois n’ont pas toujours livré à la résistance les produits de la meilleure fabrication dont ils disposaient.

Il s’avère que l’utilisation des missiles sol-air portables, si elle est simple, doit s’effectuer à partir d’une base logistique saine. Cette condition est impérative. Cela explique en partie l’inefficacité des SA-7 dans les mains de la résistance, outre les performances insuffisantes du missile et la facilité évidente (le SA-7 est fabriqué par eux !) pour les Soviétiques de trouver des contre-mesures. Nombre de SA-7 utilisés par la résistance étaient des armes prises aux Soviétiques ou d’origines non certifiées ou suspectes. D’autre part, les Soviétiques ont évidemment réduit leurs stocks de SA-7 en Afghanistan, dont l’utilité est pour le moins douteuse pour eux puisque la résistance ne dispose d’aucun aéronef. La principale source d’approvisionnement de cette filière vient (venait) des désertions de soldats de l’armée afghane, dans dans des conditions précaires où les systèmes peuvent être endommagés.

Le tournant

Au printemps 1981, peu après l’entrée en fonction de Reagan, le professeur Thompson, un analyste proche de la nouvelle administration, expliquait que l’une des décisions envisagées par le nouveau président pour contrer l’expansionnisme soviétique serait de livrer des armes à la résistance afghane. «J’ai dit cela à un officiel de l’ambassade soviétique à Washington. Sa réaction a été hystérique. Il a affirmé que ce serait une provocation qui compromettrait définitivement les relations soviéto-américaines.» L’idée d’aider des mouvements de résistance antisoviétiques est d’ailleurs plus ancienne. Pour rester dans l’histoire récente et ne pas remonter à des opérations de l’OSS (Office of Strategic Services) et de la CIA dans les années 1945-1950, elle fut au centre du débat qui opposa le Secrétaire d’État Kissinger au Congrès, en 1975-1976, à propos de l’aide à apporter ou pas aux mouvements de guérilla angolais pro-occidentaux FNLA et UNITA. Elle fut effective en diverses occasions mais ne fut jamais si décisives qu’elle parut le devenir dans le cas afghan. L’aide de l’administration Reagan aux Contra nicaraguayens, – aide officielle ou non, – n’a jusqu’ici pas amené de conséquences favorables à ce mouvement sur le terrain.

Il y a eu diverses entreprises d’aide américaine à la résistance afghane par des canaux parallèles (CIA ou d’autres) ou des filières indirectes (armes saoudiennes, égyptiennes, chinoises, par le biais du Pakistan). C’est en 1986 que furent effectuées les premières livraisons officielles, conformément à une autorisation du Congrès à partir de fonds votés par les Chambres dans le but spécifique d’aider la résistance afghane. Deux éléments peuvent avoir joué un rôle pour parvenir à cette situation :

• la pression très accrue des Soviétiques sur la résistance pendant l’année 1984, renforçant l’argument d’une aide nécessaire, et ;

• en sens inverse, avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, les premières rumeurs de désengagement soviétique alimentant l’argument qu’une pression accrue de la résistance sur le terrain pourrait aider à ce désengagement.

Pour ce qui concerne les missiles sol-air portables d’origine occidentale, les premières livraisons furent d’origine britannique, suite à une décision du gouvernement Thatcher : 50 Short Blowpipe en septembre 1986. En octobre, les États-Unis commencèrent une livraison de 200 Stinger, qui s’échelonna jusqu’en janvier 1987. Depuis, selon des estimations diverses faites de sources informelles occidentales, les livraisons ont été constituées de 300 Blowpipe à l’été 1987 et de 600 Stinger au printemps et à l’été 1987. Il faut ajouter que ces systèmes transitèrent par le Pakistan et que certains d’entre eux furent “confisqués” par les Pakistanais : approximativement 90 Blowpipe et 200 Stinger.

Les conséquences

Il est incontestable que l’introduction des missiles sol-air, – et surtout du Stinger, – a eu lieu alors que les conditions de la guerre en Afghanistan changeaient substantiellement, non d’une manière accidentelle mais d’une manière structurelle. Cela ne tient pas en premier lieu au missile lui-même ou à l’emploi qui en est fait. Les conditions de la guerre elles-mêmes en sont la cause. La principale forme d’intervention des forces soviétiques, même pour la préparation immédiate des interventions terrestres, ayant évolué vers le domaine aérien, c’est évidemment là qu’un effet très grand pouvait être attendu. (Par exemple, si les Soviétiques avaient beaucoup utilisé leurs forces blindées dans les contacts offensifs avec la résistance, l’introduction d’une ou de plusieurs armes antichars simplement efficace[s] eut été un point capital.)

Un autre fait à considérer pour apprécier l’action du Stinger est certainement que l’efficacité de l’arme concerne un des aspects les plus sophistiqués de l’intervention soviétique contre la résistance, alors que l’on sait que les qualités de la sophistication sont compensées par des faiblesses telles que la fragilité et la vulnérabilité dans des conditions données. L’action du Stinger est très forte dans ce cadre extrêmement spécifique. Car elle l’est, sans aucun doute…

Cette efficacité accrue de la résistance contre les forces aériennes soviétiques ne doit pas être exactement liée à l’apparition du Stinger (ou du Blowpipe) dans le conflit. Des sources diverses généralement recoupées, et les sources mêmes de la résistance qui s’avèrent extrêmement dégagées de toute exagération de propagande lorsqu’il s’agit des pertes adverses, évaluent à 500-600 avions et hélicoptères (aéronefs) les pertes soviétiques entre décembre 1979 et décembre 1984. (Ces évaluations apparaissent très mesurées, des estimations de sources soviétiques indépendantes du pouvoir donnant, par exemple, la perte de «près de 250 (aéronefs)» abattus par la résistance entre janvier 1980 et août 1981.) Le rythme des pertes s’est notablement accéléré, – toujours selon les mêmes sources et recoupements, donc selon une appréciation relative acceptable, – en 1985, avec entre 165 et 220 aéronefs abattus pour cette période. Trois facteurs, avant l’apparition des missiles Blowpipe et Stinger, peuvent être identifiés comme explications  :

• l’amélioration des capacités d’organisation de la résistance au niveau des armes avancées et de la technologie, ainsi qu’au niveau des tactiques ;

• l’emploi dans certains cas, encore assez rares, de missiles sol-air SA-7 portables ;

• l’augmentation de l’activité aérienne soviétique à deux niveaux : (1) augmentation des sorties d’appui tactique, allant de l’appui rapproché (Su-25 Frogfoot, hélicoptères Mi-24 Hind) à l’appui à haute altitude, “pré-stratégique” (Tu-16 Badger) ; (2) l’accélération du rythme de la guerre aéromobile, avec héliportages de commandos et de troupes spécialisées, à l’image des tactiques employées par l’armée française en Algérie.

Il semble qu’en 1984, organisant de grandes offensives proches de la guerre conventionnelle, l’armée soviétique ait cherché à réduire décisivement la résistance en tentant de couper ses axes de ravitaillement. C’est au cours de cette phase que l’activité aérienne a augmenté, et depuis ce volume d’opérations a subsisté. La tactique de 1984 a échoué mais les conditions générales d’emploi de la guerre aérienne ont subsisté dans la mesure où celles-ci ne sont nullement le résultat d’un choix mais plutôt la nécessité par absence d’alternative tactique (échec du quadrillage, échec de la “soviétisation”, etc.). La résistance, elle, s’est adaptée à l’augmentation des interventions aériennes.

Ces conditions spécifiques doivent être considérées impérativement. Ce n’est pas le Stinger (et d’une façon générale, les missiles sol-air) qui a créé les conditions qui pourraient éventuellement participer à une modification du cours de la guerre. Les Soviétiques eux-mêmes ont fabriqué le piège où ils se sont retrouvés pris dans le courant de 1986. Ils ont mis en place des conditions trop spécifiques de la guerre, qui ont fait qu’un élément d’assez bonne qualité (le missile sol-air) intervenant contre ces conditions semble pouvoir handicaper gravement le fonctionnement de la machine soviétique.

Il y a là un aspect essentiel de l’évolution de la guerre en Afghanistan. Ce n’est pas un choix tactique, moins encore un choix stratégique, donc nullement une démarche de simple caractère militaire. Il s’agit d’une nécessité née de l’idéologie et des structures mêmes du marxisme-léninisme (dans le cas appliqué de l’armée soviétique). Le très mauvais moral de l’armée, l’absence d’initiative, l’hyper-centralisation, le carriérisme du corps des officiers, la lourdeur bureaucratique sont des tares nées de l’application de l’idéologie au fonctionnement de l’armée rouge. Dans cette situation, celle-ci ne pouvait envisager qu’une tactique, celle qui met le moins possible ses forces au contact de l’adversaire, comme de la population (ceci rapprochant évidemment la population de l’adversaire) ; celle qui fait une part essentielle à l’intervention aérienne et à l’usage de forces d’élite pour des opérations ponctuelles.

On a vu que l’armée soviétique suivait en ce sens la tactique développée par l’armée française qui eut des résultats exceptionnels en Algérie (en 1959-1960, la rébellion FLN était militairement vaincue). Mais il y avait un autre volet, essentiel dans l’action française : la “pacification”. Les SAS (Sections Administratives Spécialisées) vivaient dans les douars et les campagnes algériennes comme des “poissons dans l’eau” et le nombre de supplétifs musulmans de l’armée française (les “harkis”, le plus souvent des rebelles ralliés), évalués à 150.000, témoigne de l’efficacité de cette implantation. Ainsi était anéanti à sa base le réseau de complicité générale qui, en Afghanistan, permet l’opération impunie des résistants et, de là, l’emploi efficace des Stinger (tout comme leur livraison à la résistance, d’ailleurs). [La défaite française en Algérie vint, à partir de 1960, de décisions politiques spécifiques voulues et prises à Paris, non en raison d’une situation sur le terrain mais à partir d’une analyse politique et économique plus globale.]

Comment la guerre a changé

Cela admis, certes le cours de la guerre a changé. Il est statistiquement intéressant d’envisager les pertes que les résistants afghans infligent aux Soviétiques, fin 1986 et en 1987. Des sources ont donné aux Stinger un taux de succès de 77%, ce qui rapproche des tests effectués par l’U.S. Army et paraît notablement optimiste. Cela impliquerait des pertes de 438 à 547 aéronefs annuellement, au rythme d’emploi cité. Cette appréciation est manifestement et largement au-dessus de la réalité. Des statistiques plus mesurées, que ne contredisent nullement les sources proches de la résistance, situent le rythme des pertes depuis 1986 à 270-300 aéronefs par an, amenant à des pertes totales de 390-510 aéronefs si l’on ajoute les pertes d’attrition. Dans ce total sont comptées les pertes de la Force Aérienne Afghane, mais contrairement à certaines évaluations, nous ne lui donnerions pas une très grande place. Un mélange de défiance dans les combats et les moyens très faibles que lui fournit l’URSS (la FAA a 135 aéronefs tactiques) permet d’envisager que l’essentiel des opérations est assuré par l’URSS et donc le gros des pertes est essuyé par ces forces. Dans ce cas, on peut apprécier que le rythme des pertes aériennes en Afghanistan commence à être un facteur tactique et budgétaire qui joue un rôle non négligeable dans l’évaluation que fait le Kremlin de la guerre (de son effort de guerre).

D’un point de vue global, il est raisonnable d’estimer les pertes soviétiques en Afghanistan entre 1979 et 1987 à un chiffre situé quelque part entre 1.200 et 1.500 aéronefs. En volume et concernant l’armée soviétique dans son ensemble, il s’agit d’un dixième à un huitième de ses forces tactiques générales (aviation frontale et hélicoptères). En volume financier, – transcrit en langage occidental, pour avoir une référence sans prétendre décrire la réalité, – cela implique un peu plus de $10 milliards perdus. Dans la période très maigre de la perestroïka et des révisions déchirantes qu’on connaît au Kremlin, ces chiffres commencent à compter.

L’effet le plus évident des Stinger est décrit parfaitement par Olivier Roy, chercheur français au CNRS. Habitué des voyages en Afghanistan, spécialiste des problèmes ethniques et sociaux de ces régions, Roy suit toutes les évolutions de la guerre et a utilisé plusieurs filières pour atteindre l’Afghanistan, aussi bien par le Pakistan que par l’Iran. Après un voyage de dix semaines d’août à octobre dernier (1987), il a fait cette analyse : «Les pertes soviétiques ont cessé d’augmenter parce qu’ils ne risquent plus leurs avions et leurs hélicoptères dans des zones où se trouvent des Stinger. […] Les Stinger ont effectivement changé l’équation de la guerre en Afghanistan. Ils ont permis aux résistants d’établir de véritables sanctuaires. Les hélicoptères ont disparu du ciel afghan, à part pour l’escorte des convois et pour attaquer Massoud qui n’a pas de Stinger.» Roy n’a vu que des chasseurs à réaction durant ces dix semaines dans le pays et n’a dû prendre des précautions qu’en franchissant les routes goudronnées dans le Nord. Ce témoignage montre qu’est ainsi obtenu l’effet essentiel qu’on doit attendre d’une arme de défense : l’interdiction. Cet effet a été obtenu dans des conditions très particulières qui ont abouti à faire du missile sol-air (le Stinger et les autres) le maître de la guerre. Le Stinger (le missile sol-air portable) a ainsi rencontré :

• des conditions d’efficacité maximale : le tir sur n’importe quelle cible aérienne est bon, puisqu’aucun aéronef n’est utilisé par la résistance, écartant décisivement la plus grande faiblesse de ces engins (sa très grande difficulté à distinguer l’ami de l’ennemi) ;

• des conditions d’emploi minimales, sinon exclusives, dans la mesure où l’adversaire s’est lui-même lié les mains, ou plutôt s’est soumis à la loi des missiles sol-air…

Il s’agit donc de mesurer la relativité de la situation : le missile sol-air portable en Afghanistan n’amène pas une révolution. Il est le maître d’un instant de la guerre et le maître d’une condition tactique particulière. Les bruits persistants d’arrêt des livraisons de Stinger (certains résistants en ont livré aux Iraniens) font encore partie des analyses fausses de certains experts américains : croire que c’est le Stinger seul quoi a changé quelque chose en Afghanistan. Ce n’est pas le cas. Si demain les Stinger viennent à manquer, si la résistance trouve un autre fournisseur, – c’est facile, – lui livrant d’autres armes de la même catégorie, l’effet sera poursuivi. Le Stinger n’a rien démontré de fondamental en Afghanistan, qui concerne les missiles sol-air, et plus généralement la défense anti-aéronefs. Il a simplement profité avec une efficacité très grande d’une situation créée par ceux-là même qui en subissent les conséquences.

 

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