Julien Benda et la dérive intellectuelle des modernes

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Julien Benda et la dérive intellectuelle des modernes

Dans un livre célèbre, et recensé en son temps par René Guénon (il lui reprocha de confondre clerc et intellectuel), la Trahison des clercs, l’intellectuel juif peu orthodoxe Julien Benda tordait le cou justement à l’intelligentsia  moderniste. La lèpre nationaliste, pour reprendre l’expression de Stefan Zweig dans son émouvant Monde d’hier, devait en effet emporter la vieille Europe libérale-élitiste d’Ortega et son cadre traditionnel d’avant quatorze (comme disait Bernanos on traversait l’Europe avec une carte de visite). Conditionné depuis Napoléon par un siècle de programmation et de bourrage de crâne social-chauvin, l’européen acceptera la boucherie héroïquedont se moque déjà Voltaire dans Candide. Mais on le reprogrammera après la guerre : internationaliste socialiste, antiraciste industriel, sociétal-féministe, ce qu’on voudra, car l’européen moderne est cette bête assoupie jamais lassée de se faire conditionner. 

Benda parle du bloc de hainedont font partie alors nationalisme, antisémitisme mais aussi socialisme et anticléricalisme…

Notre antimoderne ajoute sur les responsabilités allemandes :

« Il convient de reconnaître que, dans cette adhésion du clerc moderne au fanatisme patriotique, ce sont les clercs allemands qui ont commencé. Les clercs français étaient — et devaient rester longtemps encore — animés de la plus parfaite justice à l’égard des cultures étrangères (qu’on songe au cosmopolitisme des romantiques) quand déjà les Lessing, les Schlegel, les Fichte, les Guerres organisaient dans leur cœur l’adoration violente de « tout ce qui est allemand », le mépris de tout ce qui ne l’est pas. Le clerc nationaliste est essentiellement une invention allemande. C’est d’ailleurs un thème qui reviendra souvent dans cet ouvrage : que la plupart des attitudes morales et politiques adoptées depuis cinquante ans par les clercs en Europe sont d’origine allemande et que, sous le mode du spirituel, la victoire de l’Allemagne dans le monde est présentement complète. »

L’exemple allemand avait déteint sur les voisins :

« On peut dire que l’Allemagne, en créant chez elle le clerc nationaliste et tirant de là le surcroît de force qu’on sait, a rendu cette espèce nécessaire chez tous les autres pays. »

Face au nationalisme offensif des tudesques, Benda reconnaissait le nationalisme défensif des Français (il ne lui reproche pas comme BHL et autres ilotes d’avoir été le fourrier du nazisme) :

« Tout Français attaché au maintien de sa nation doit se réjouir qu’elle ait eu en ce dernier demi-siècle une littérature fanatiquement nationaliste. »

Il note même après la Guerre que le modèle allemand perdure en France (demandez au duo Macron-Hollande pour voir) :

« Combien plus vrai encore aujourd’hui. Avec nos poètes (surréalistes) dont les maîtres brandis sont Novalis et Hölderlin, nos philosophes (existentialistes) qui se réclament de Husserl et Heidegger, avec le nietzschéisme dont le triomphe est proprement mondial. (Note de l’édition de1946.) »

Benda défendait ce qu’il nomme l’humanisme. Je laisse de côté la polémique guénonienne, trop digressive pour ce présent texte, et j’en viens à l’autre point de sa passionnante et courageuse démonstration : Julien Benda nous met aussi en garde contre l’internationalisme (ah, ces mots en isthme !) :

« L’humanisme, tel que je viens de le définir, n’a rien à voir non plus avec l’internationalisme. Celui-ci est une protestation contre l’égoïsme national, non pas au profit d’une passion spirituelle, mais d’un autre égoïsme, d’une autre passion terrestre ; c’est le mouvement d’une catégorie d’hommes — ouvriers, banquiers, industriels — qui s’unit par-dessus les frontières au nom de ses intérêts pratiques et particuliers, et ne s’élève contre l’esprit de nation que parce qu’il la gêne dans la satisfaction de ces intérêts. »

Le syndicalisme marxiste fut remplacés par les lobbies sociétaux (féministes, antiracistes, etc. qui promeuvent la même dictature du prolétarien) mais les autres sont restés avec la même demande matérielle cancéreuse.

Et Benda ajoute :

« Auprès de tels mouvements, la passion nationale semble un mouvement idéaliste et désintéressé. — Enfin, l’humanisme est aussi quelque chose d’entièrement différent du cosmopolitisme, simple désir de jouir des avantages de toutes les nations et de toutes leurs cultures, et généralement exempt de tout dogmatisme moral. »

Benda ne proposait pas un « modèle juif cosmopolite de réflexion », contrairement à ce que pensent les antisémites de tout bord, mais un modèle chrétien, supranational et de réflexion métaphysique, en fait d’inspiration médiévale (il déteste Machiavel et les concepteurs du nationalisme moderne, et on se doute de ce qu’il aurait écrit de Léo Strauss) qui sera celui de l’Europe de l’après-guerre avant qu’elle ne devienne une dictature sociétal-libérale aux ordres de banquiers et de maniaques (voyez les changements de sexe imposés à des milliers d’enfants un peu partout maintenant) :

« C’est ce qu’a si bien compris l’Église, et avec le corollaire de cette vérité : qu’on ne peut créer l’amour entre les hommes qu’en développant chez eux la sensibilité à l’homme abstrait, en y combattant l’intérêt pour l’homme concret ; en les tournant vers la méditation métaphysique, en les détournant de l’étude de l’histoire (voir Malebranche). Direction exactement contraire à celle des clercs modernes ; mais ceux-ci, encore une fois, ne tiennent nullement à créer l’amour entre les hommes. »

Benda ajoute :

« L’Europe du moyen âge, avec les valeurs que lui imposaient ses clercs, faisait le mal mais honorait le bien. On peut dire que l’Europe moderne, avec ses docteurs qui lui disent la beauté de ses instincts réalistes, fait le mal et honore le mal. »

Méditez le groupe nominal « bloc de haine » qui résume le monde moderne. Je vous laisse découvrir ce classique moderne souvent cité et jamais lu par les élites du savoir postmoderne…

 

Sources

Julien Benda – La trahison des clercs (classiques.uqac.ca)

Stefan Zweig – Le monde d’hier

Nicolas Bonnal - Céline