De Poutine à Hillary : la guerre devient une “option”

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De Poutine à Hillary : la guerre devient une “option”

Nous avons fait le choix assez rare pour nous, et pour nos capacités de travail, de proposer une traduction française d’une interview (en anglais), celle de Fédor Loukianov par Max Fisher, jeune journaliste US de The Atlantic passé à la direction de The Vox. L’article initial est du 5 mai 2016, mais mis à jour le 6 mai 2015, alors que Russia Insider l’avait repris le 5 mai 2015.

Il y a peu de choses nouvelles dans la version updated de Vox, et certainement pas dans l’interview. C’est dans l’introduction qu’on trouve des nouveautés, et l’une citation ou l’autre, et notamment cette citation de Loukianov mise en exergue par la mise en page : «The atmosphere [in Moscow] is a feeling that war is not something that’s impossible anymore» (“L’atmosphère à Moscou se résume à un sentiment que la guerre est désormais quelque chose qui n’est plus impossible”). Cette phrase est aussi de Loukianov et elle devrait tout de même soulever bien des préoccupations chez nos dirigeants, si ce genre de choses (“nos dirigeants”) existe encore à l’état opérationnel, sinon intellectuel. Loukianov, – que nous avons déjà souvent cité, – homme d’influence et connaisseur impeccable des milieux politiques moscovites, est le genre d’expert de très grand calibre qui a pris l’habitude de tenir une position centrale, de se garder de toute exaltation, de juger les choses froidement. Qui plus est, ses connaissances des réseaux du bloc BAO en connexion avec Moscou valent aussi bien ses connaissances du monde moscovite ... Un observateur juste, froid, influent ; c’est certainement la première fois qu’on recueille chez lui une vision si sombre du climat politique à Moscou.

Or, jusqu’ici, Moscou était la température de la raison et de la retenue. Dans le bloc BAO, il y a deux catégories : les hystériques pour lesquels rien de sérieux ne peut être fait, qui ne rêvent que plaies et bosses et une offensive aussi rapide que possible dans les plaines menant à Moscou ; et les réservés, les esprits incertains et qui doutent, en plein désarroi, qui tenteraient bien quelque chose pour améliorer la situation mais n’osent pas, n’osent jamais, et finalement se diluent dans les imprécations bellicistes de leurs compagnons paranoïaques. Il n’y avait donc que Moscou pour tenir une attitude calme et raisonnable et argumenter qu’on pouvait en venir finalement à une entente ... Ce que nous fait comprendre Loukianov, c’est que ce climat moscovite est en train de changer, sans excès ni remous, sans emportement, d’une manière rationnelle, jusqu’à un durcissement constant face à un bloc BAO avec lequel rien, décidément ne peut être fait ; et Moscou allant peu à peu vers l’option “la guerre n’est peut être pas impossible“ jusqu’au jour où l’on découvrira, à Moscou toujours, et raisonnablement, rationnellement, que rien ne peut être fait contre le bloc BAO, sinon la menace ultime et, si nécessaire, la guerre.

C’est ainsi qu’évolue Moscou en arrière-plan de l’interview de Loukianov. Ce que les Russes pensent d’Hilary Clinton, par exemple, de cette femme que tout nous invite à envisager qu’elle sera la 45ème présidente des USA, conduit à croire qu’avec une telle direction de l’américanisme la guerre deviendrait l’issue la plus probable. Dans des conditions aussi extrêmes, penser que cette femme dont on a vu plus d’une décision conduite par l’excès du sentiment, arriverait au pouvoir avec comme sentiment vis-à-vis du président russe simplement ceci, – “Je pense que c’est une impression très largement partagée que, personnellement, elle hait Poutine” (Loukianov) ; penser cela, n’est-ce pas déjà penser des conditions qui rendraient la guerre probable sinon inéluctable et impossible à éviter ? Comment ne pas être conduit à en juger ainsi lorsque, en face, un homme déterminé, qui se sait haï par son interlocutrice, sait également, selon sa conviction profonde qui ne cesse d’être confirmée par les évènements, qu’elle dirige une puissance dont l’action est devenue comme par système (le Système, certes !), productrice quasiment exclusive de la destruction, du chaos. Dans de telles conditions, un esprit raisonnable serait presque conduit à concevoir que l’issue d’un affrontement serait presque une issue raisonnable, au regard de l’alternative qui est un cortège sans fin de destruction et de chaos... (Sans compter que la perspective réelle d’un affrontement soumettrait les adversaires à de telles tensions préliminaires que l’équilibre du Système, du côté du bloc BAO, risquerait de se rompre au profit de son propre effondrement, avant même la réalisation de cet affrontement.)

Max Fisher et Amanda Taub se sont rendus à Moscou discuter avec Fédor Loukianov, éditeur et rédacteur-en-chef de Russia in Global Affairs, que Fisher désigne comme un correspondant moscovite de Foreign Affairs, du CFR. Pour le prestige peut-être, pour l’orientation cela reste à voir... Pour nous, il reste à lire, en se répétant encore que Loukianov, homme d’influence, qui sait tout et qui les connaît tous, est à même plus qu’aucun autre de nous rapporter ce que pense aujourd’hui la capitale de la Russie.

dedefensa.org

 

 

“Hillary est la pire option”

Max Fisher: «Nous avons parlé précédemment du désaccord au sein de l’establishment de politique extérieure russe à propos de l’accord avec l’Iran. Etant donné que les USA veulent voir aboutir cet accord et qu’il y a actuellement tant de tension entre les USA et la Russie, est-ce que cela influe sur l’appréciation qu’on a à Moscou de l’accord iranien ? Peut-être certains s’opposent à l’accord iranien parce qu’il bénéficie aux USA, ou bien d’autres soutiennent l’accord pace qu’il permettrait d’ouvrir la voie vers un apaisement des relations avec les USA ?»

Fédor Loukianov: «On ne discute pas du tout de cela, de réduire la tension avec les USA. Ce n’est pas une question du jour. L’opinion publique est très mobilisée à cause de l’Ukraine. La plupart des hommes politiques, y compris parmi ceux qui ont appris à rechercher une sorte de rapprochement avec l’Ouest, sont excédés par les sanctions et tout le reste, alors ce n’est pas un sujet de discussion.

»Aussi, lorsque la Russie fait quelque chose, il n’est pas nécessaire ni même approprié de tenter d’expliquer la chose par une volonté d’apaiser la tension avec l’Ouest. Cela pourrait être une conséquence mais ce n’est en aucune façon un but.»

Max Fisher: «Il y a certainement l’impression qu’il n’y a aucun goût à Moscou pour un rapprochement avec l’Ouest. Est-ce que cette position est complètement partagée par la communauté de la politique étrangère? Ou bien y a-t-il une faction qui présente des arguments pour un rapprochement?

Fédor Loukianov: «Il y a une telle faction mais elle est plus réduite qu’elle ne fut en général. Et même, nombre de ceux qui en font partie estiment, d’une façon réaliste, qu’il n’y a aucune option pour cette perspective dans le futur. Cela vient du fait que, du côté américain, il y a une très forte polarisation dans le monde politique. Avec la campagne présidentielle qui est sur le point de commencer, c’est encore pire, c’est le plus mauvais moment qu’on puisse imaginer pour tenter quelque chose.

»Aucun politicien américain ne gagnera quoi que ce soit en étant plus conciliant avec la Russie. Ce n’est pas un dossier central chez eux, les relations avec la Russie, mais peut-être des candidats pourraient l’utiliser dans les États les plus contestés, où vivent des communautés est-européennes [généralement hostiles à la Russie].»

»Aussi, je n’entends absolument aucune hypothèse dans le sens d’une amélioration des relations, et encore plus depuis qu’il y a une grande chance pour qu’Hillary Clinton devienne la candidate démocrate. Je crois qu’il y a une opinion largement majoritaire selon laquelle il n’y a aucune chance avec Hillary. Pour elle et son équipe, depuis les années 1990, la Russie est un échec. Un des plus grands échecs de Bill Clinton a été sa tentative de transformer la Russie. Il était très sincère dans sa position, dans la façon dont il voulait aider la Russie à se transformer; alors, sur la fin de son mandat, ce fut un terrible désappointement.

»Psychologiquement, pour des gens comme Hillary et Strobe Talbott [adjoint au secrétaire d’État du temps de Clinton], et d’autres, la Russie est un chantier qui n’est pas fini.»

Max Fisher: «Que voudraient-ils que cela devienne?»

Fédor Loukianov: «Beaucoup de gens ici croient que les Américains essaieront d’en revenir à la situation du début des années 1990, pour encourager la Russie à entreprendre sa véritable transformation interne.»

Max Fisher: «Cela signifie “regime change”?»

Fédor Loukianov: «Sur le long terme, oui. Pas par la force, bien sûr, mais en encourageant une certaine évolution sociale qui ferait pression sur le système actuel et qui promouvrait un nouveau système.»

Max Fisher: «Ainsi, on s’attend à ce que Clinton ait une approche hostile de la Russie?»

Fédor Loukianov: «Oui, une approche très hostile. Hillary est la pire option de nombre de candidats [du point de vue russe], peut-être pire que n’importe quel républicain.»

 

Max Fisher: «Malgré qu’elle ait conduit le “redémarrage” ["reset”] des relations USA-Russie comme secrétaire d’État?»

Fédor Loukianov: «Elle a conduit le redémarrage mais c’est Obama qui l’a conçu et qui l’a voulu. Elle était disciplinée et elle a fait ce que la Maison-Blanche avait décidé. D’un pont de vue formel, c’est elle qui était la responsable, mais sur le fond elle n’a jamais été partisane de cela. C’était un projet direct d’Obama et de [l’ancien ambassadeur de Russie] Michael McFaul. Hillary a poussé sur le bouton mais c’était juste un geste symbolique, et elle ne fut jamais active dans cette affaire.

»A la fin de son mandat au département d’État, quand elle eut annoncé qu’elle s’en allait elle fit quelques déclarations où elle ne s’embarrassait plus de diplomatie. Des déclarations à propos de Poutine, de la soviétisation de l’ex-espace post-URSS, tout cela qui montra clairement ses véritables sentiments.

»Je pense que c’est une impression très largement partagée que, personnellement, elle hait Poutine et que, tout aussi personnellement, elle n’a aucune sympathie pour [le ministre russe des affaires étrangères] Lavrov. Alors bon, si elle est élue, il est clair qu’il n’y aura pas beaucoup d’atomes crochus entre eux.»

Max Fisher: «Diverses personnes avec qui j’ai parlé disent qu’il y a quelque chose de similaire avec Obama, qu’Obama n’aime pas Poutine, qu’il est conduit par un sentiment personnel, et que dès qu’il quittera la présidence les sanctions seront adoucies parce qu’elles sont poussées personnellement par Obama.»

Fédor Loukianov: «Il y a une opinion générale selon laquelle Obama n’aime pas beaucoup Poutine. C’est évident qu’il ne s’aime pas beaucoup l’un l’autre.

»Je pense qu’Obama, en fait, n’est pas du tout une personnalité émotive. Il semble être très humain, très ouvert, mais il ne l’est pas du tout. C’est un personnage très froid et très calculateur, sans beaucoup d’émotions et de sentiments. Je ne crois pas que sa perception personnelle de Poutine joue un très grand rôle. Il a fait une très grosse erreur parce qu’il semblait bien que lui et McFaul croyaient vraiment que [l’actuel Premier ministre et ancien président] Medvedev resterait président pour un second mandat, ce qui était une prévision fausse. [Obama] n’a même pas cherché à cacher son désappointement quand Medvedev a annoncé qu’il ne briguerait pas un second mandat.

»Obama considère la Russie comme un gros problème qui lui prend beaucoup de son temps, alors qu’il voudrait se consacrer à d’autres questions. D’une façon générale, il aurait voulu prendre ses distances de la Russie, résoudre les questions les plus pressantes mais pour le reste il n’avait pas d’intérêt.

»Le redémarrage, ce n’était pas parce qu’il il voulait faire de la Russie la pièce centrale de sa politique extérieure mais parce qu’il avait échoué dans d’autres domaines. Il se trouva que la Russie était prête à coopérer et l’accord de redémarrage devint son plus grand succès avec le nouvel accord START [accord de réduction des armes nucléaires de 2010]. Mais le redémarrage donna tout ce qu’il avait avec cet accord START et l’entrée de la Russie dans l’OMC [organisation Mondiale du Commerce]. Ils n’avaient rien d’autre sur leur agenda. Ils auraient pu développer un nouvel agenda si la situation était restée favorable comme c’aurait pu être le cas si Medvedev avait gagné un second mandat, mais l’arrivée de Poutine régla tout cela.

»Pour Obama la Russie devint un prurit permanent. Et un prurit, cela irrite. Ce n’est pas un sentiment aussi fort que d’autres politiciens US ont vis-à-vis de la Russie, à l’encontre de la Russie.»

Max Fisher: «Voyons de l’autre côté. Comment croyez-vous que Poutine voit les USA aujourd’hui ?»

Fédor Loukianov: «Il est tout à fait anti-américain, profondément et sincèrement. Et cela n’a rien à voir avec Obama ou avec Clinton. C’est sa perception de l’Amérique en tant que puissance destructrice.

»La déclaration de politique étrangère la plus intéressante qu’il ait faite a été publiée une semaine avant que ne commence son troisième mandat, en 2012. L’article, “La Russie et un monde changeant”, était très intéressant et très substantiel. Il exprimait à peu près tout ce qui est en train de survenir aujourd’hui. Sa perception fondamentale est que est que États-Unis sont un pays qui fait mauvaise usage de sa force et crée encore plus de chaos dans le monde contemporain, qui est pourtant déjà bien assez chaotique et imprévisible. Les Américains, par ce qu’ils font, ne font qu’aggraver la situation.

»Son idée n’est pas de défier l’Amérique mais de protéger la Russie. C’est comme cela qu’il voir le monde, avec les États-Unis comme une puissance vraiment destructive et déstabilisante.»

Max Fisher: «Y a-t-il quelque chose des USA dont vous croyez que la direction russe comprend mal, ou même extrêmement mal, ou bien quelque chose qu’ils comprennent mieux?»

Fédor Loukianov: «La direction russe n’a pas la moindre idée de la façon dont le système américain marche, de la façon dont il peut être infiniment compliqué.

»Par exemple, après le décision de 2011de Poutine d’échanger avec Medvedev [durant lesquels les deux échangèrent leurs positions respectives de président et Premier ministre], il [Poutine] a dit “regardez les USA, Obama et Hillary concourraient également pour la présidence, mais à un moment ils se sont assis ensemble et décidèrent qui seraient président et Obama gagna...”

 

»Je croit que désormais, il y a une plus grande compréhension des différences entre votre président votre Congrès. Avant, il y avait la perception que le président pouvait faire ce qu’il voulait, et toutes ces références à un Congrès hostile semblaient être des sottises. Mais je crois maintenant qu’il y a une meilleure compréhension que le Congrès peut être extrêmement intrusif dans le processus d’action de l’administration. C’est devenu un argument de plus pour ceux qui jugent insensé de tenter de mettre en place un arrangement avec eux.»

Max Fisher: «Y-a-t-il un effort pour jouer le Congrès contre le président, ou le contraire?»

Fédor Loukianov: «Non, parce que, contrairement à l’Europe, où il existe diverses options possibles, la Russie n’a strictement aucune influence au Congrès. Nous n’avons aucun instrument de levier.»

Max Fisher & Fédor Loukianov