Comment Tocqueville éclaire les grands westerns américains

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Comment Tocqueville éclaire les grands westerns américains

J’ai évoqué déjà dans Dedefensa.org la vision poétique qu’a Tocqueville des peaux-rouges, magnifiquement célébrés par Frithjof Schuon. Et je compte publier un livre sur la dimension initiatique et traditionnelle du western classique, y compris dans leur fonction eschatologique.

Voici ce que Tocqueville écrit sur le Nord et le Sud trente ans avant la Grande Guerre :

« L'homme du Nord n'a pas seulement de l'expérience, mais du savoir; cependant il ne prise point la science comme un plaisir, il l'estime comme un moyen, et il n'en saisit avec avidité que les applications utiles.

L'Américain du Sud est plus spontané, plus spirituel, plus ouvert, plus généreux, plus intellectuel et plus brillant.

L'Américain du Nord est plus actif, plus raisonnable, plus éclairé et plus habile.

L'un a les goûts, les préjugés, les faiblesses et la grandeur de toutes les aristocraties.

L'autre, les qualités et les défauts qui caractérisent la classe moyenne. »

Et la conclusion telle qu’elle ressort des meilleurs films de maîtres (the undefeated, bunch of angels, par exemple) :

« Réunissez deux hommes en société, donnez à ces deux hommes les mêmes intérêts et en partie les mêmes opinions;si leur caractère, leurs lumières et leur civilisation diffèrent, il y a beaucoup de chances pour qu’ils ne s’entendent pas. »

Au passage on recommandera la redécouverte de Shenandoahde MacLaglen, splendeur sudiste avec James Stewart.

La guerre de sécession a des origines eschatologiques :

« Il (le sudiste) tourne avec chagrin ses regards sur lui-même; interrogeant le passé, il se demande chaque jour s'il n'est point opprimé. Vient-il à découvrir qu'une loi de l'Union ne lui est pas évidemment favorable, il s'écrie qu'on abuse à son égard de la force; il réclame avec ardeur, et si sa voix n'est point écoutée, il s'indigne et menace de se retirer d'une société dont il a les charges sans avoir les profits. »

Sur la nouvelle sauvagerie de l’ouest, si bien dépeinte par Anthony Mann dans ses westerns avec James Stewart (Bend of the river, les affameurs, Winchester 73) :

« Les Américains qui s'éloignent des bords de l'océan Atlantique pour s'enfoncer dans l'Ouest sont des aventuriers impatients de toute espèce de joug, avides de richesses, souvent rejetés par les États qui les ont vus naître. Ils arrivent au milieu du désert sans se connaître les uns les autres. Ils n'y trouvent pour les contenir ni traditions, ni esprit de famille, ni exemples. Parmi eux, l'empire des lois est faible, et celui des mœurs plus faible encore. »

Mais ces barbares blancs ont le droit de vote et d’envoyer au congrès un représentant. C’est le sujet de l’Homme qui tua Liberty Valance (relisez Daniel Boorstyn et son admirable chapitre sur les hôtels comme centres de vie démocratique pour comprendre ce film - ou revoyez Rio Bravo) :

« Les hommes qui peuplent chaque jour les vallées du Mississipi sont donc inférieurs, à tous égards, aux Américains qui habitent dans les anciennes limites de l'Union. Cependant ils exercent déjà une grande influence dans ses conseils, et ils arrivent au gouvernement des affaires communes avant d'avoir appris à se diriger eux-mêmes. »

Dans Danse avec loups(no comment bien sûr !), le malheureux chef sioux demande combien de blancs (wachisus) vont venir. Beaucoup, infiniment, répond l’andouille… Sur ces sujets lisez Black Elk speaks (archive.org).

Tocqueville :

« Depuis que les colonies anglaises sont fondées, le nombre des habitants y double tous les vingt-deux ans à peu près; je n'aperçois pas de causes qui doivent d'ici à un siècle arrêter ce mouvement progressif de la population anglo-américaine. Avant que cent ans se soient écoules, je pense que le territoire occupé ou réclamé par les États-Unis sera couvert par plus de cent millions d'habitants et divisé en quarante États. »

Ce qui coulera/caractérisera l’Amérique c’est la rapacité (Greed) et le nombre, ces deux conditions du règne de la quantité. Voyez le juge Roy Bean célébré par Wyler (superbe conversation entre Gary Cooper et le légendaire Brennan sur Lily Langtry), sans oublier la Rivière d’argentde Walsh.

Tocqueville toujours sur les winners et les losers à venir :

« Ainsi le plus grand danger qui menace les États-Unis naît de leur prospérité même; elle tend à créer chez plusieurs des confédérés l'enivrement qui accompagne l'augmentation rapide de la fortune, et, chez les autres, l'envie, la méfiance et les regrets qui en suivent le plus souvent la perte. »

C’est la ruée vers l’or avant même la Californie de 1849 (lisez l’Or de Cendrars sur ce sinistre sujet) :

« La richesse, la puissance et la gloire ne peuvent leur manquer un jour, et ils se précipitent vers cette immense fortune comme s'il ne leur restait qu'un moment pour s'en saisir. »

Mais la folie juridique, qui donnera la prohibition, est déjà là (découvrez Wichita de notre Tourneur avec Joël McRea) :

« Dans d'autres endroits, le législateur, oubliant complètement les grands principes de liberté religieuse réclamés par lui-même en Europe, force, par la crainte des amendes, à assister au service divin, et il va jusqu'à frapper de peines sévères et souvent de mort les chrétiens qui veulent adorer Dieu sous une autre formule que la sienne. Quelquefois, enfin, l'ardeur réglementaire qui le possède le porte à s'occuper des soins les plus indignes de lui. C'est ainsi qu'on trouve dans le même Code une loi qui prohibe l'usage du tabac. »

Tocqueville rappelle le démentiel passé puritain du pays (dans certains comtés peine de mort en cas de double non-présence à la messe !) :

« Il ne faut pas, au reste, perdre de vue que ces lois bizarres ou tyranniques n'étaient point imposées; qu'elles étaient votées par le libre concours de tous les intéressés eux-mêmes, et que les mœurs étaient encore plus austères et plus puritaines que les lois. »

La petite république fordienne est quand même là (remarquez qu’on la sent mieux en Irlande qu’en Amérique – dans l’homme tranquille bien sûr) :

« …l'intervention du peuple dans les affaires publiques, le vote libre de l'impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, la liberté individuelle et le jugement par jury, y sont établis sans discussion et en fait. »

Le maître admire la petite société fordienne pas encore soumise au Deep Stateet aux trusts. On sait que dans les westerns ces trusts sont bien figurés par les grands éleveurs qui ignorent les barrières des classes moyennes– les fermiers ont été depuis écrabouillés comme les fermiers) :

« La commune nomme ses magistrats de tout genre; elle se taxe; elle répartit et lève l'impôt sur elle-même. Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre, la loi de la représentation n'est point admise. C'est sur la place publique et dans le sein de l'assemblée générale des citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui touchent à l'intérêt de tous. »

L’historien libertarien Joseph Stromberg (lisez son texte sur la guerre hispano-américaine) nie la notion de Wild wild west, inventée pour justifier l’interventionnisme étatique. Tocqueville confirme :

« Lorsqu'on étudie avec attention les lois qui ont été promulguées durant ce premier âge des républiques américaines, on est frappé de l'intelligence gouvernementale et des théories avancées du législateur… Les magistrats municipaux doivent veiller à ce que les parents envoient leurs enfants dans les écoles; ils ont le droit de prononcer des amendes contre ceux qui s'y refusent; et si la résistance continue, la société, se mettant alors à la place de la famille, s'empare de l'enfant et enlève aux pères les droits que la nature leur avait donnés, mais dont ils savaient si mal user… »

Rien de nouveau sous le soleil encore.

Petite phrase très fordienne (pensez à la construction de l’église dans la Darling Clémentine ou dans le wagon master, un beau classique trop ignoré car sans star) :

« J'en ai déjà dit assez pour mettre en son vrai jour le caractère de la civilisation anglo-américaine. Elle est le produit (et ce point de départ doit sans cesse être présent à la pensée) de deux éléments parfaitement distincts, qui ailleurs se sont fait souvent la guerre, mais qu'on est parvenu, en Amérique, à incorporer en quelque sorte l'un dans l'autre, et à combiner merveilleusement. Je veux parler de l'esprit de religion et de l'esprit de liberté. »

Il n’y a plus ni l’un ni l’autre.

Evidemment il y a la face obscure du rêve ; il y a Gustave de Beaumont, qui voyage avec Tocqueville et déteste la civilisation américaine (il est cité par Marx). Il parle ici du duel :

« Il n'en est point ainsi dans tous les États du Sud et de l'Ouest ; là le duel se retrouve, ou du moins quelque chose qui lui ressemble.

Ce n'est plus ce combat élégant, aux armes courtoises et chevaleresques, où l'on voit, moins avides de sang que d'honneur, deux champions intrépides qui craignent presque autant d'être vainqueurs que vaincus ; et qui, rivaux plutôt qu'ennemis, plus esclaves d'un préjugé que d'une passion, aspirent moins à triompher l'un de l'autre par la force et l'adresse, qu'à se vaincre en générosité. »

Dans l’Esclave blanche (bunch of angels), Clark Gable casse aigrement les reins au duel. Beaumont explique :

« En Amérique, le duel a toujours une cause grave, et le plus souvent une issue funeste ; on envoie ou l'on accepte un cartel, non pour être agréable au monde, mais afin de complaire à son ressentiment. Le duel n'est pas une mode, un préjugé, c'est un moyen de prendre la vie de son ennemi. Chez nous, le duel le plus sérieux s'arrête en général au premier sang ; rarement il cesse en Amérique autrement que par la mort de l'un des combattants. »

Après on tombe sur Liberty Valance qui cherche un duel facile (you have been hiding behind his gun too long):

« Il y a dans le caractère de l'Américain un mélange de violence et de froideur qui sur ses passions une teinte sombre et cruelle ; il ne cède point, quand il se bat en duel, à l'entraînement d'un premier mouvement ; il calcule sa haine, il délibère ses inimitiés, et réfléchit ses vengeances. »

Beaumont conclue dans Marie :

« On trouve, dans l'Ouest, des États demi-sauvages où le duel, par ses formes barbares, se rapproche de l'assassinat ; et même dans les États du Sud, où les mœurs sont plus polies, on se bat bien moins pour l'honneur que pour se tuer. »

Mais Tocqueville y va fort aussi :

« Dans les nouveaux États du Sud-Ouest, les citoyens se font presque toujours justice à eux-mêmes, et les meurtres s'y renouvellent sans cesse. Cela vient de ce que les habitudes du peuple sont trop rudes, et les lumières trop peu répandues dans ces déserts, pour qu'on sente l'utilité d'y donner force à la loi: on y préfère encore les duels aux procès. »

Beaumont et Tocqueville diffèrent sur la condition féminine. Le second admire la liberté et la sécurité de la femme (la Vera Miles de John Ford), mais Beaumont annonce l’avènement de l’instatisfait féminisme américain.

Tocqueville parle de l’alcool (dans Silver river, Errol Flynn ne boit que du lait ; pensons aussi à l’admirable scène de Fort Apache où Henry Fonda, physiquement sosie de notre Richelieu, tente de mettre fin à l’alcoolisation des indiens) :

« Quelqu'un me disait un jour, à Philadelphie, que presque tous les crimes, en Amérique, étaient causés par l'abus des liqueurs fortes, dont le bas peuple pouvait user à volonté, parce qu'on les lui vendait à vil prix. »

Tocqueville demande alors pourquoi il n’y a pas prohibition :

 « D'où vient, demandai-je, que vous ne mettez pas un droit sur l'eau-de-vie ? -Nos législateurs y ont bien souvent pensé, répliqua-t-il, mais l'entreprise est difficile. On craint une révolte; et d'ailleurs, les membres qui voteraient une pareille loi seraient bien sûrs de n'être pas réélus. - Ainsi donc, repris-je, chez vous les buveurs sont en majorité, et la tempérance est impopulaire. »

C’est le sujet de plein de bons films et ce serait aussi une bonne devise pour la société moderne/américaine : la tempérance y est impopulaire.