Accélération

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Accélération

L’historienne américaine Joyce Appleby montre combien le capitalisme est de naissance et d’essence révolutionnaire. Il mit à bas les habitudes et structures ancestrales, bouleversa la répartition traditionnelle des richesses en même temps que la hiérarchie sociale (1). « Le capitalisme n’est pas un chapitre prédestiné dans l’histoire de l’humanité, mais plutôt un étonnant écart par rapport aux normes qui prévalaient depuis quatre mille ans […] L’énigme de l’ascendant du capitalisme n’est pas seulement économique mais aussi politique et morale, constate Joyce Appleby. Comment les chefs d’entreprise ont-ils pu se dégager de cette camisole de force qu’était la coutume, et acquérir la force et le respect qui leur permirent de transformer les normes de leur société au lieu de s’y conformer ? » (2). De fait, le Prix Nobel d’économie Milton Friedman voyait dans la liberté d’entreprendre une dimension essentielle de la liberté, le capitalisme étant pour lui « le meilleur moyen d’intégrer les exclus, d’enrichir les pauvres et de tolérer les originaux » (3) : « C’est un fait historique frappant qu’en même temps que se développait le capitalisme les groupes religieux, raciaux ou sociaux particuliers subissaient une discrimination sans cesse décroissante dans le domaine économique » (4). Le capitalisme serait donc indissociable du libéralisme, la réforme sociétale initiée au XVIIe siècle en Angleterre se poursuivant aujourd’hui à l’échelle mondiale. Selon le philosophe Roger-Pol Droit, on peut dire en simplifiant que le libéralisme est également pour l’Histoire contemporaine un modèle de « révolution », qui « donne la priorité aux droits des individus, aux initiatives personnelles, et génère des systèmes ouverts. […] Après l’effondrement du bloc soviétique, le retour du libéralisme s’est présenté comme une révolution, la mondialisation » (5). Emmanuel Faber, directeur général du groupe Danone, voit dans celle-ci « au fond un processus dont la fonction sociale est de partager les richesses naturelles et les savoir-faire de la planète. Elle a vocation à combler des inégalités entre les peuples qui n’auraient d’autre issue que la violence politique, guerrière ou migratoire » (6). Capitalisme et socialisme trouveraient donc dans la mondialisation des points de convergence. Et l’anthropologue Marc Augé de s’interroger : ne serions-nous pas à la fin de la préhistoire de l’humanité en tant que société planétaire ? Selon lui, « les cultures ont toutes, à des degrés divers, une dimension contraignante et peuvent porter atteinte aux droits des individus. Or les droits de l’homme ne sont pas une particularité européenne. Tels qu’ils ont été d’abord formulés au XVIIIe siècle, ils concernent l’espèce humaine et transcendent les différences culturelles » (7). Une certaine espérance chrétienne va dans le même sens : « Il paraîtra peut-être insolent d’affirmer que le mondialisme est un humanisme. C’est que nous pensons qu’au prix de pénibles efforts l’humanité s’acheminera, en fin de processus, vers une nouvelle civilisation englobant les différentes cultures, embrassant les différentes sociétés […] une profonde réconciliation de l’humanité avec elle-même : la fin de la malédiction, symbolisée par la destruction de la tour de Babel […] Le mondialisme sera un humanisme, mais l’humanisme est un combat, un dur combat » (8). Sublimation d’une ancienne pulsion civilisatrice dans la convergence des luttes idéologiques. Depuis leurs origines respectives, le christianisme, l’islam et les droits de l’homme mènent un combat universaliste contre les cultures enracinées. A ses débuts, la construction européenne fut d’abord et avant tout l’œuvre politique d’une démocratie chrétienne, soucieuse d’opposer l’universalisme du christianisme aux dangers du nationalisme autant qu’à l’Internationale communiste (9). Aujourd’hui, les élites continentales, conscientes de leur rôle planétaire dans le sillage américain, s’emploient à lever tous les obstacles culturels au libre commerce. Ce dernier a entre autres mérites celui de conduire à la ruine les sociétés réfractaires à la liberté d’entreprendre, la possession d’importantes ressources en matières premières reculant seulement l’échéance (10). L’Angleterre du XVIIe siècle offrait les droits individuels les plus avancés de son temps ; le capitalisme contemporain use le cas échéant des droits de l’homme comme d’un brise-glace. Le propre d’une idéologie est de viser un objectif précis, qu’elle atteint d’autant mieux qu’elle parvient à en dissimuler la véritable nature (11). La dissimulation des élites européennes masque leur évolution, du christianisme à la « religion des droits de l’homme », de la lutte contre le nationalisme à la dissolution des nations, de l’anticommunisme libéral à l’Internationalisme néolibéral, du Marché Commun à la mondialisation dérégulée.

« Accélération » fut en URSS un mot-slogan lancé d’abord par Andropov en 1982, puis popularisé par Mikhaïl Gorbatchev lors du plenum d’avril 1985, dans le contexte des réformes entamées après son arrivée au pouvoir. Notion centrale pour « le développement socio-économique de la société soviétique », vaste programme élaboré lors du XXVIIe Congrès (février-mars 1986), elle s’inspirait des méthodes de travail du secteur de la défense. Pour Gorbatchev, il s’agissait de triompher de la récession économique dans laquelle était plongée l’URSS depuis les années 70, en investissant massivement dans les machines-outils et, en général, les nouvelles technologies, talon d’Achille de l’économie soviétique (12). Pour Nicolas Baverez, l’époque contemporaine « est placée sous le signe d’une menace de démondialisation. Le commerce mondial progresse moins vite (2.4%) que la croissance mondiale, qui montre une inquiétante atonie (2.9%) » (13). La relocalisation à l’œuvre dans les pays industrialisés, la robotisation, la production d’énergie renouvelable à la place d’hydrocarbures, l’orientation de la Chine vers un modèle de croissance plus tirée par la consommation intérieure que par les exportations sont autant de facteurs qui vont dans le sens d’une contraction durable du commerce mondial (14). L’élite mondialiste s’efforce donc à son tour d’accélérer, sur plusieurs plans à la fois.

La technologie est l’un des chevaux de bataille historiques de l’Occident. Guy Sorman voit dans les brevets triadiques – inventions enregistrées aux Etats-Unis, en Union Européenne et au Japon – une bonne mesure de l’innovation réelle, quand les brevets déposés dans un seul pays ne recouvreraient que des améliorations locales, non essentielles. « Deux tendances fortes se dessinent en ce moment, analyse-t-il, qui débouchent déjà sur des applications pratiques : l’Internet des choses (tout sera connecté, notre corps inclus) et la fabrication industrielle par des imprimantes en 3D. Qui trouve-t-on en tête de distribution ? Sans surprise, les Etats-Unis, avec un tiers (35 %) des brevets mondiaux chaque année, suivis par l’Union Européenne, Suisse incluse (31 %), puis le Japon (25 %), dont le déclin est donc très exagéré » (15). Ces brevets ont un potentiel de transformation, donc de déstabilisation, infiniment supérieur à ce que pouvait offrir l’industrie de défense soviétique. Il y a bien sûr des résistances de la part des Etats, qui cherchent à reprendre en main les marchés et secteurs en multipliant les règlementations et les taxes (16). Mais l’emballement est manifeste, les révolutions en cours étant aussi riches en surprises qu’en promesses. On crut par exemple jusqu’à très récemment qu’il suffisait de collecter ou d’accumuler toujours plus d’informations, au fond de tout savoir ou presque sur un objet d’étude, pour comprendre et résoudre le problème qu’il posait. Or un triomphe technologique n’induit pas forcément un progrès scientifique, car collecter et comprendre sont des activités de natures très différentes (17). Sur le plan militaire, la supériorité technologique permet de l’emporter plus facilement au niveau tactique, mais elle ne suffit pas au niveau stratégique (18). Comme l’explique le prix Nobel d’économie Jean Tirole, l’innovation brevetée esquisse un remplacement du travail tel qu’on l’a connu depuis la révolution industrielle, par des microentreprises et des emplois multiples (19). L’intelligence humaine prime donc toujours, avec de beaux défis à relever en matière de formation.

Parallèlement, l’impératif d’accélération s’applique également à la politique de peuplement conduite par les élites européennes. Dans une perspective mondialiste, au nom de quoi encourager la natalité continentale, quand l’ONU prône un strict contrôle des naissances mondiales, et que des multitudes sont prêtes à émigrer pour fonder une nouvelle société ? Les Etats-Unis ne se sont pas faits en un jour. La Commission et l’Allemagne appuient la levée des visas demandés aux citoyens turcs pour les séjours de moins de trois mois dans l’espace Schengen, ainsi que la réouverture des négociations d’entrée de la Turquie dans l’Union (20). Hormis certains pays d’Europe Centrale et Orientale, les pays membres ne semblent plus en mesure de défendre les frontières de l’Union, c’est-à-dire maîtriser les flux entrants de personnes et de biens, sans cet appui extérieur. La communauté turque compte déjà cinq millions de membres en Europe. Elle présente un profil très particulier, notamment décrit par la dernière étude INSEE / INED, « Trajectoires et origines », publiée fin 2015 mais réalisée en 2008-2009. Seuls 44 % des Franco-Turcs se disent « tout à fait d’accord » lorsqu’on leur demande s’ils se sentent français, le taux le plus bas parmi les populations immigrées. La télévision et la langue parlée à la maison restent très largement turques. Les chiffres sont mauvais pour le redoublement des classes (42 % en sixième), l’obtention du brevet des collèges et du bac, l’accès à l’université. Les Franco-Turcs ont le plus fort taux de redoublement en primaire (21). En Allemagne, 80 % des réfugiés n’ont pas la formation d’un simple OS. Ils ne parlent pas la langue, ne connaissent pas l’alphabet latin (22). Si la partition du président turc Erdogan est aujourd’hui connue de tous (23), celle des élites européennes reste plus difficile à interpréter. C’est que l’Europe est « le laboratoire du monde », explique le jésuite Benoît Vermander : « un processus de laboratoire connaît nécessairement des échecs, et l’analyse de ces échecs fait partie intégrante de la démarche qu’on y poursuit. L’Europe […] ne s’est pas engagée à réussir à tous les coups, mais bien plutôt à explorer les chemins par lesquels la compétition économique deviendrait coopération, l’identité nationale richesse partagée, la différence culturelle facteur de créativité » (24). L’humanisme est un sport de combat, notamment en Seine-Saint-Denis, à Vaulx-en-Velin, Molenbeek, etc.

Le tout début des années 80 vit une singulière accélération de la mondialisation du fait de la combinaison de deux facteurs : d’une part l’invention et la généralisation du conteneur, qui réduisit à presque rien l’avantage comparatif découlant de la proximité du producteur par rapport au consommateur, d’autre part la conversion de la Chine aux méthodes capitalistes. Le mouvement fut entretenu par l’éclatement de l’URSS en 1990 (25). Aujourd’hui, le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) et son pendant transpacifique sont le cœur vibrant de l’accélération en cours. Le grand marché transatlantique créerait en effet un espace économique rassemblant les 820 millions de consommateurs les plus riches, couvrant près de 40 % du PIB et le tiers du commerce de la planète (26). Le psychodrame autour du TTIP révèle combien le cœur idéologique du mondialisme est verrouillé. Nicolas Baverez écrit ainsi : « Dès lors qu’elle traite moins de droits de douane que de protection du consommateur, de barrières aux échanges que de gestion des risques, de production que de régulation, de commerce que de justice, la négociation du traité ne peut rester le monopole des diplomates ; elle doit s’ouvrir aux acteurs économiques et sociaux » (27). Mais dans le contexte actuel, une ouverture tactique, même partielle, risque de dégénérer en mise en cause des fondements.

Dans un registre proche, l’exemple des autres pays développés suggère que la Loi Travail actuellement « discutée » en France aurait, dans sa première mouture, renforcé l’insertion du pays dans l’actuelle mondialisation. Pour autant, la législation du travail est-elle une source majeure et durable de compétitivité mondiale ? L’augmentation de 25 % sur un an du nombre de travailleurs détachés enregistrés en France en 2015 (28), ainsi que l’avenir du travail esquissé par Jean Tirole, mettent la puce à l’oreille. Le sort de la classe ouvrière des Etats-Unis raconte une toute autre histoire, ainsi contée par le philosophe Carlo Strenger : « [Les Américains blancs de la classe moyenne inférieure ayant peu d’instruction] se sont retrouvés sur le carreau pour deux grandes raisons : d’une part, la mondialisation, qui a permis aux multinationales américaines de délocaliser leur production vers des pays où la main-d’œuvre est moins chère, principalement en Asie. D’autre part, la production qui est restée sur le territoire américain a bénéficié des progrès de l’informatique et de la robotique, qui ont entraîné l’automatisation des taches au détriment de la classe ouvrière » (29). Selon l’essayiste libéral Nicolas Bouzou, le mouvement de rétrécissement des classes moyennes et d’appauvrissement d’une partie d’entre elles a bien des causes qui débordent le cadre d’action des politiques nationales : la mondialisation et le progrès technique (30). Mondialisation, informatique et robotique sont indissolublement liées. Leur articulation interroge de nos jours l’avenir du travail de toutes les catégories socio-professionnelles ; c’est elle qu’il faut penser avant de se lancer tête baissée dans l’actuelle mondialisation. Idéalement, la réflexion devrait être menée avec la Chine et l’Inde, qui forment certes plus d’ingénieurs que l’Occident et comblent à grands pas leur retard technologique (31), mais dont la part des emplois aisément automatisables à brève échéance reste très élevée (32). Au-delà de l’instauration d’un revenu minimum universel, quelles pourraient être les conséquences politiques et économiques d’une dissociation radicale du capital et du travail ?

Il est vrai que dans bien des domaines les perceptions sont aussi des réalités. Existe-t-il un vecteur d’influence des masses plus efficace que la combinaison de l’image et du son ? Or 69 % des films projetés sur les écrans européens viennent des Etats-Unis (33) ! Il n’y a pas si longtemps, les fiançailles de l’Europe et de l’Amérique auraient été claironnées dès le début des négociations sur le TTIP (en 2013). C’est après tout la continuation logique de la politique libre-échangiste menée par Bruxelles depuis 1974. Mais la montée du « populisme » impose aujourd’hui la dissimulation (34), voire peut-être des restrictions accrues à la liberté d’expression. Pour Carlo Strenger, « il faudrait envisager une législation qui limite ce que les politiciens sont autorisés à dire ». Elle permettrait de poursuivre en justice « la diffusion de mensonges », définis comme des « affirmations en contradiction avec des faits scientifiques établis » (35). Cruel constat d’échec pour des sociétés démocratiques biberonnées à la bien-pensance, au niveau d’éducation inégalé dans l’Histoire. Mesure en théorie d’une portée très limitée car, comme le rappelle l’économiste Jean Sérisé, « le doute a un bel avenir. D’abord dans les sciences dures où, comme chacun sait, la remise en question est la règle. […] Mais surtout, le doute demeurera dans toutes les disciplines où l’expérience est impossible ou non probante – c’est-à-dire l’essentiel de ce qui fait la vie en société » (36). Mais opportunité peut-être de déterminer enfin si l’économie est un art ou une science. Quel sort réserverait alors la justice à Ha-Joon Chang ? « Etoile montante de l’économie hétérodoxe anglo-saxonne », il démolit dans un livre récent ce qu’il définit comme vingt-trois contre-vérités économiques continuellement diffusées par le discours dominant et les médias. On découvre ainsi que : les marchés libres n’existent nulle-part ; les politiques de libre-échange n’ont jamais sorti un pays de la pauvreté ; la firme globale apatride est une légende ; l’invention du lave-linge a bien davantage changé le monde que celle d’Internet ; il nous faudrait des marchés financiers moins efficients et non pas davantage ; on a pas besoin de bons économistes pour mener de bonnes politiques économiques ; nous ne sommes pas dans une économie post-industrielle ; enrichir les riches n’enrichit pas les autres ; etc. (37) Le philosophe Michel Foucault, convaincu qu’il n’existe aujourd’hui d’autre vérité que celle produite par le pouvoir, revendiquait l’importance de la pensée critique, seule capable de changer les choses et de conquérir la liberté (38). Les tribunaux ont pour objet premier le maintien ou l’émergence d’un ordre social, non l’établissement de la vérité.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Gérard Chaliand explique que la guérilla changea la donne des conflits, suscitant de la part des militaires une réflexion sur la contre-insurrection menée en France par Gallieni et Lyautey. Pour ceux-ci, la bataille se gagnait aussi sur le plan administratif et économique. A défaut de séduire les esprits, il fallait remplir les estomacs, faire régner l’ordre et la justice (39). La plupart des pays occidentaux appliquèrent les principes de la contre-insurrection aux politiques destinées à les insérer dans la mondialisation. Leur endettement massif, aux Etats-Unis comme en Europe à l’exception de l’Allemagne, ne peut s’analyser que comme un déséquilibre structurel, profond et durable entre l’offre et la demande. Du côté de la demande, l’Occident a choisi de privilégier la consommation comme moteur de la croissance, au lieu de fonder aussi celle-ci sur l’investissement ou l’exportation. Le résultat ne s’est pas fait attendre : un gouffre prodigieux s’est ouvert entre les demandes d’une consommation frénétiquement dopée par le crédit et les capacités de l’économie à y répondre, d’où l’appel à l’étranger, avec un déficit commercial chronique, provoquant un endettement massif. Du côté de l’offre, les dérives de la doctrine libérale ont imposé contre vents et marées une mondialisation tous azimuts, qui a eu pour conséquence la multiplication des délocalisations à l’étranger, la Chine et l’Inde en étant les principaux bénéficiaires. D’où une profonde désindustrialisation aux États-Unis comme en Europe – sauf en Allemagne qui a su rester capable de produire les biens d’équipement dont les pays émergents sont gourmands (40). Les comptes publics et l’économie de la France portent aujourd’hui les stigmates d’une tradition étatiste devenue folle, car mise au service d’une cause parfaitement antinomique. Alors qu’en 1973, le poids de l’État dans le PIB n’était que de 27 % et la dette quasiment nulle, il contrôle aujourd’hui plus de 56 % de la richesse nationale produite chaque année et est endetté à hauteur du PIB (41). Ces politiques contribuent à expliquer comment l’Occident est devenu, selon le philosophe Giorgio Agamben, « le corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité » (42).

Si les élites mondialistes nous engagent résolument dans une seule et même direction depuis plus de quarante ans, il ne faut pas croire pour autant qu’elles aient une vision claire de l’avenir souhaité. Ce qu’était réellement le communisme, objectif ultime de la « Glorieuse Révolution d’Octobre », les Soviétiques ne le savaient pas vraiment non plus. L’idée principale était qu’ils devaient travailler dur pour permettre aux générations futures d’y vivre. Lénine parlait aux jeunes du Komsomol en 1920 de l’avènement du communisme dans les années 1930-1940, pas avant. A son tour, Khrouchtchev se risqua à une prédiction en 1961, situant l’avènement du communisme au début des années 80, après avoir « rattrapé et dépassé les Etats-Unis ». Crise économique et pénuries chroniques aidant, ses successeurs se montrèrent plus prudents et n’évoquèrent plus le « communisme », qui ne suscitait désormais que le silence gêné ou l’histoire drôle (43). « Une société inconsciente de l’ordre de ses fins devient, par réflexe, une société d’indifférence et d’autodestruction », écrivit le poète Pierre Emmanuel (44). Sirènes mondialistes, lendemains qui chantent et gueule de bois. Dans leur grande majorité, nos élites soutiennent un système qui les gratifie d’une position sociale valorisante et d’une bonne conscience, sans s’interroger outre mesure sur les buts ultimes de leurs actions. Tout au moins publiquement. Car, comme le dit si bien la philosophe Cynthia Fleury, « si on est dans une société de l’ultraperformance, mieux vaut ne pas penser, cela crée du frottement » (45). L’ancien Premier Ministre Alain Juppé ne dit pas autre chose dans sa célèbre adresse aux militaires, lourde de défaites à venir : « Un militaire, c’est comme un ministre : ça ferme sa gueule ou ça s’en va » (46). Les pressions exercées par la société, pour être réelles, sont filtrées et le plus souvent déformées par le micro-environnement du monde intellectuel (47) ; il en va à l’évidence de même pour les mondes médiatique et politique.

Une légende veut que les religieux byzantins, dans la Constantinople assiégée par les Turcs en 1453, aient dilapidé leur énergie dans de furieuses discussions sur le sexe des anges, au lieu de préparer la défense de la ville (48). Dans sa version caricaturale, le « populisme » n’est que l’image inversée de l’idéologie mondialiste : elle expose à la concurrence internationale dérégulée, il est protectionniste sans nuance ; elle combat les identités constituées, il les exalte ; elle est élitiste sur le fond si ce n’est sur la forme, il est démagogue. Pas de deux délétère ; les radicaux font trop souvent l’Histoire et le malheur des peuples. Nombre des critiques les plus convaincants du néolibéralisme furent des libéraux-conservateurs : dans les années 50, Raymond Aron, Bertrand de Jouvenel et Michael Oakeshott critiquèrent tous l’idéologie immanente au néolibéralisme. Aron, par exemple, était particulièrement inquiet des éléments antilibéraux et utopistes du libéralisme de Hayek. Dans l’Introduction à la philosophie politique, il affirma ouvertement que, pour que le libéralisme économique de Hayek pût s’imposer, « il faudrait la dictature politique » (49). Notons que pour les vrais geeks, Google est l’ennemi et la smart city un cauchemar totalitaire. Ce que nous jugeons encore disruptif leur semble déjà répressif, car sans une part d’ombre et de secret la liberté n’est qu’un vain mot (50). Et gardons à l’esprit que la « patrie des Droits de l’Homme » fut aussi celle de la Terreur, du génocide vendéen, des guerres napoléoniennes et coloniales. Si des millions de morts ne disqualifient pas un concept, ils invitent à la prudence dans ses déclinaisons politiques.

En URSS, l’accélération demeura un mot creux jusqu’en 1987, lorsque la direction du pays prit conscience de la nécessité d’entreprendre des réformes en profondeur, et pas seulement des mesures-chocs souvent nuisibles. Dès lors, l’accent fut moins mis sur l’accélération que sur la pérestroïka (51). Aujourd’hui, la Banque Centrale Européenne multiplie les initiatives comme l’achat d’obligations sur les marchés financiers et la mise en œuvre de taux d’intérêt négatifs, avec de faibles résultats. Par rapport aux projections faites après la crise financière, le PIB français accuse un retard de 15%, le PIB italien de 23% et celui de l’Espagne, l’un des pays où les réformes ont pourtant été les plus ambitieuses, de 30% (52). La chute du prix des matières premières fut de 55% entre 2014 et 2016, soit les mêmes proportions que lors de la crise de 2008-2009 (53). Le caractère néfaste de certaines mesures-chocs de l’accélération mondialiste est de plus en plus perceptible. Certes, « il n’y a que le changement qui soit éternel » (54). Mais, face aux ultras des partis de la révolution institutionnelle, trop enclins à jeter le bébé avec l’eau du bain, Albert Camus est aussi source d’inspiration : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » (55). En démocratie, il est dangereux qu’une minorité dicte trop longtemps la nature et le rythme de l’évolution commune. L’Internationale néolibérale pourra-t-elle encore longtemps faire l’économie d’une pérestroïka ?

Sébastien Holué

 

Notes

(1) DELHOMMAIS Pierre-Antoine, « L’énigme du capitalisme », Le Point, n°2280, 19 mai 2016, pp.14-15

(2) APPLEBY Joyce, Capitalisme, histoire d’une révolution permanente, Piranha, Paris, 2016

(3) Citation de Gaspard Kœnig dans LE FOL Sébastien, « Le grand retour de Milton Friedman », Le Point, n°2279, 12 mai 2016, pp.131-133

(4) FRIEDMAN Milton, Capitalisme et liberté, Champs, Flammarion, Paris, 2016. 1ère édition : 1962.

(5) DROIT Roger-Pol, « Les origines philosophiques du libéralisme », propos recueillis par Christophe Ono-Dit-Biot, Le Point, n°2281, 26 mai 2016, pp.50-52

(6) FABER Emmanuel, « De la fracture sociale à la fracture générationnelle », France Forum (revue trimestrielle de l’Institut Jean Lecanuet), n°44, décembre 2011, pp.33-36. Consulté le 13 juin 2016. Jean Lecanuet (1920-1993) était démocrate-chrétien.

(7) AUGE Marc, « On a beaucoup perdu avec la fin du paganisme », propos recueillis par Catherine Golliau, Le Point, n°2280, 19 mai 2016, pp.148-149

(8) « Editorial – Le mondialisme : un humanisme », France Forum, n°44, décembre 2011, p.2. 

(9) PASCAL Camille, « L’Europe déracinée ? », Valeurs Actuelles, n°4147, 19 mai 2016, p.8

(10) BAVEREZ Nicolas, « Ce qui se joue en Arabie saoudite », Le Point, n°2281, 26 mai 2016, pp.13-14. « Pour se libérer de sa dépendance au pétrole, le royaume devrait renoncer au wahhabisme ».

(11) GIRARD René, « Le surhomme dans le souterrain – Les stratégies de la folie : Nietzsche, Wagner et Dostoïevski », Esprit, juin 1995, pp.5-28

(12) KOZOVOÏ Andreï, Russie – Dictionnaire d’histoire et de civilisation, entrée « Accélération », Ellipses, Paris, 2010, pp.7-8

(13) BAVEREZ Nicolas, « Il faut sauver la mondialisation ! », Le Point, n°2280, 19 mai 2016, pp.15-16. Le pourcentage des exportations dans la production totale du monde représentait 1 % en 1820, 9 % en 1913 (fin de la première mondialisation), 7 % en 1950, 25 % en 2011. Source : « Editorial – Le mondialisme : un humanisme », op.cit.

(14) DELHOMMAIS Pierre-Antoine, « Mondialisation, mode d’emploi », Le Point, n°2283, 9 juin 2016, pp.16-17

(15) SORMAN Guy, « Non, l’Occident n’est pas en déclin ! », Le Point, n°2283, 9 juin 2016, pp.144-145. L’Office Européen des brevets emploie environ 7 000 personnes.

(16) BAVEREZ Nicolas, « Il faut sauver la mondialisation ! », op.cit.

(17) RAUFER Xavier, « Criminologie, biologie, high-tech », Sécurité globale, n°2, Hiver 2015, pp.59-66

(18) DURIEUX Benoît, « Il est urgent de repenser la guerre », propos recueillis par Yves Roucaute et Anne-Laure Debaecker, Valeurs Actuelles, n°4149, 2 juin 2016, pp.86-87

(19) SORMAN Guy, op.cit.

(20) COLONNA Antoine, « La Turquie à l’assaut de l’Europe », Valeurs Actuelles, n°4147, 19 mai 2016, pp.38-40. La Turquie présenta une demande d’association à la CEE dès 1959.

(21) COLONNA Antoine, « Une diaspora sous influence », Valeurs Actuelles, n°4147, 19 mai 2016, p.43

(22) HUGUES Pascale, « Réfugiés : comment fait l’Allemagne », Le Point, n°2283, 9 juin 2016, pp.48-52

(23) FOLCH Arnaud, « Erdogan, l’ogre d’Ankara », Valeurs Actuelles, n°4147, 19 mai 2016, pp.41-42

(24) VERMANDER Benoît, « La globalisation, la Chine et l’avenir du système mondial », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.64-76

(25) DELAMARE Charles, « Le refus de la mondialisation », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.3-13

(26) BAVEREZ Nicolas, « Il faut sauver le soldat TTIP », Le Point, n°2279, 12 mai 2016, pp.15-16

(27) BAVEREZ Nicolas, « Il faut sauver le soldat TTIP », op.cit.

(28) LEXPRESS.fr avec AFP, « Le recours aux travailleurs détachés a explosé en France en 2015 », 28 mai 2016. Pour un temps de travail effectif équivalent à environ 46 500 équivalents temps plein.

(29) STRENGER Carlo, « Donald Trump et le déclin de la démocratie », Le Point, n°2279, 12 mai 2016, pp.136-137

(30) BOUZOU Nicolas, « Répondre au chagrin des classes moyennes », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.25-28

(31) EL KAROUI Hakim, « L’Europe dans un monde désoccidentalisé », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.14-17

(32) L’Angle Eco, « Les robots vont-ils voler nos boulots ? », France 2, 8 juin 2015

(33) ROUCAUTE Yves, « Vive l’exception culturelle française ! », Valeurs Actuelles, n°4147, 19 mai 2016, p.86

(34) GREEF-MADELIN Marie (de), PAYA Frédéric, « Le Tafta froisse l’Europe », Valeurs Actuelles, n°4146, 12 mai 2016, pp.48-51

(35) STRENGER Carlo, op.cit.

(36) SERISE Jean, « Non, l’homme n’a pas arrêté de penser », propos recueillis par Marc Foucault, France Forum, n°44, décembre 2011, pp.91-98

(37) CHANG Ha-Joon, Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Seuil, Paris, 2012

(38) Foucault, Le Monde, collection Apprendre à philosopher, volume 11, 2016

(39) BRUCKNER Pascal, « L’Occident est-il en train de perdre la guerre ? », Le Point, n°2279, 12 mai 2016, pp.134-135

(40) LAULAN Yves-Marie, « Sortir de l’euro : et après ? », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.77-84

(41) FONTANET Xavier, « La sphère publique en concurrence », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.21-24

(42) AGAMBEN Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, Paris, 2014. Cité dans TESSON Sylvain, « Journal du moi », Le Point, n°2280, 19 mai 2016, pp.146-147. Giorgio Agamben « appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». Cela va du téléphone portable à la télévision, de l’ordinateur à l’automobile.

(43) KOZOVOÏ Andreï, op.cit., entrée « Communisme », pp.72-73

(44) Cité dans CAMOUS Paul, « Demain, la nouvelle société européenne et marchande », France Forum, n°261-262, mai-juin 1990

(45) Citée dans CORDELIER Jérôme, « Viva EcoRévolutions ! », Le Point, n°2280, 19 mai 2016, pp.80-81

(46) Cité dans DESPORTES Vincent, « Vous avez tort, Monsieur Juppé ! », Le Monde, 4 mai 2016

(47) GIRARD René, op.cit.

(48) BRUCKNER Pascal, op.cit.

(49) COUTURIER Brice, « Pourquoi il faut avoir raison avec Raymond Aron », Le Point, n°2282, 2 juin 2016, pp.128-129. Extrait de STEINMETZ-JENKINS Daniel, « La critique de l’idéologie américaine », in Raymond Aron et la défense de la liberté, collectif, Editions de Fallois, Paris, 2016.

(50) Kœnig Gaspard, « Les aventuriers de la liberté – Candide chez les hackeurs », Le Point, n°2283, 9 juin 2016, pp.139-143

(51) KOZOVOÏ Andreï, op.cit., entrée « Accélération »

(52) LENGLET François, « Les Shadocks font de l’hélicoptère », Le Point, n°2273, 31 mars 2016, pp.12-13

(53) COLONNA Antoine, « Décryptage – Au G7, Shinzo Abe ne plaisante pas », Valeurs Actuelles, n°4149, 2 juin 2016, p.45

(54) Proverbe chinois cité dans FALLETTI Sébastien, « Cette femme détient les clés de la Chine », Le Point, n°2282, 2 juin 2016, pp.70-73

(55) Cité dans DELHOMMAIS Pierre-Antoine, « Le carnaval des charlatans », Le Point, n°2281, 26 mai 2016, pp.12-13

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