Le rôle du facteur militaire dans l'évolution de la tension ouest-ouest (Europe-USA)

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Le rôle du facteur militaire dans l'évolution de la tension ouest-ouest (Europe-USA)

On rappelle ici plusieurs événements remarquables, la conférence de la Wehrkunde de Munich, des interventions récentes très critiques des USA (celle du ministre français Védrine et celle du Commissaire européen Patten les 6 et 9 février), un climat général de plus en plus alourdi, surtout depuis le discours du président Bush sur l'État de l'Union du 29 janvier. Ces événements confirment la possibilité désormais très sérieuse de l'apparition d'un phénomène politique qu'on aurait du avoir la prudence d'envisager depuis un temps appréciable de plusieurs années et qu'on aurait du également avoir la prudence d'analyser pour mieux en comprendre la substance. Il s'agit de l'idée que le grand champ des antagonismes de demain pourrait être l'ouest versus l'ouest, Europe contre USA, dans tous les cas au niveau de la concurrence des forces diplomatiques et des pressions politiques. Peu importe ici Blair et sa politique complexe, les Allemands et leur allégeance à l'OTAN, les Français et leur main tendue “en toute indépendance” aux amis américains. Tout cela pourrait bien ressortir de considérations tactiques et d'appréciations de circonstance et tendre à apparaître comme anecdotique et renvoyant à une époque passée au regard des possibles grandes tendances stratégiques et fondamentales nouvelles. Le constat proposé ici est que ces grandes tendances semblent de plus en plus pressantes et qu'elles tendent à se découvrir.

Il y a eu un texte de commentaire intéressant sur la Wehrkunde, publié le 7 février sur le site WSWS qui est le site de la IVe Internationale (trostskiste). Les gens de WSWS produisent d'excellentes analyses. Ils ont aussi leur engagements idéologique, qui est marqué et marquant à la fois. On voit dans ce texte, mise en évidence de façon lumineuse, la perversion que l'intervention de l'idéologie exerce sur l'esprit d'analyse. L'auteur Peter Schwarz, après une excellente analyse sur les tensions ouest-ouest, termine en développant, sur le dernier quart de son travail, l'analyse de la position des Européens. Il avance que les Européens sont très inférieurs en puissance militaire par rapport aux Américains, ce qui est faux si l'on examine la question des moyens, des modes et des possibilités d'action militaire relativement aux situations réelles, et ce qui revient à accepter sans appréciation critique la propagande qu'on pourrait qualifier de “militaro-bourgeoise” (termes trostkistes) du Pentagone et consort ; il avance que ces mêmes Européens sont sous la pression américaine pour renforcer cette puissance militaire, ce qui est vrai mais qui mérite une explication particulièrement approfondie ; enfin il avance que les dirigeants européens ne peuvent pas augmenter massivement leurs dépenses militaires mais qu'ils le voudraient. Il est rare d'écrire une telle inexactitude.

Voici le passage qui développe ces affirmations (en gras, souligné par nous, le point incriminé) :

« Europe is being placed under enormous pressure to increase military spending. Here can be no doubt that the entire political elite is prepared to follow this course. Political parties, which in the past professed their adherence to non-violence and pacifist (the best example is the German Green Party) have in the meantime embraced militarism.

» The attempt to recoup the American military advantage, however, poses considerable problems for the European ruling class. The future of the common European currency is tied to strict stability criteria laid down at the Maastricht conference, which means that military budgets cannot be increased through new indebtedness, and must be drawn from other sources, e.g., drastic slashing of social spending. The pressure is on for Europe to achieve parity with the US in this respect. America invests just 30 percent of its GNP on state expenditure; the corresponding figure in Europe is 46 percent. Such a dramatic reversal of budget priorities cannot be achieved without violent social explosions. »

Il y a une contradiction intéressante de l'ordre de l'état d'esprit dans cet extrait. D'une part, « Europe is being placed under enormous pressure to increase military spending » (pressions exercées par les USA, naturellement). D'autre part, « The attempt to recoup the American military advantage, however, poses considerable problems for the European ruling class » Le premier extrait nous décrit les Américains faisant pression sur les Européens pour que ceux-ci renforcent leur puissance militaire tandis que le deuxième extrait nous laisse clairement entendre qu'il s'agit pour les Européens de « tenter de réduire l'avantage » de la puissance militaire américaine : coopération dans le premier cas, compétition dans le second. Contradiction certes, mais pas injustifiée et par conséquent significative : cette contradiction existe dans la réalité et elle définit toute l'actuelle ambiguïté explosive des rapports Ouest-Ouest, et la contradiction ontologique de l'attitude américaine (et le désarroi européen qui lui répond).

[Un détail confirme bien cette contradiction qui, dans le cas de Schwartz, est due à l'approche idéologique qui pervertit le bon sens. Schwartz a bien tort lorsqu'il affirme que, puisque les Verts sont devenus militaristes, ils sont favorables aux dépenses militaires. Le “militarisme” des Verts (vraiment, essentiellement les Verts allemands) est une autre manifestation, une manifestation nouvelle, adaptée aux circonstances, de l'irresponsabilité de ce groupe et de la forme de pensée qu'il représente lorsqu'il s'agit des matières de défense et de sécurité. Le “militarisme” des Verts est cantonné à des décisions bien spécifiques : il revient à soutenir l'action de l'OTAN (des USA) contre le Kosovo comme l'a fait Joska Fisher, sans restriction aucune, mais, par conséquent, en “se lavant les mains” de la responsabilité de l'action militaire qui incombe à l'OTAN/aux USA (ce qui permettait de se garder les mains propres, si l'on veut). A côté de cela, les Verts (allemands, toujours, vraiment les plus significatifs) s'opposent à la commande allemande de l'avion de transport européen A400M, par pur électoralisme et selon une analyse politique marquée évidemment par l'irresponsabilité la plus entière, qui rejette des dépenses militaires européennes en s'appuyant sur des arguments pacifistes. Le soi-disant militarisme des Verts est en réalité une politique de refus des responsabilités européennes fondamentales.]

Le contresens de Schwartz est fondamental à la lumière de l'évolution actuelle, lorsqu'il présente d'éventuelles augmentations de dépenses militaires européennes comme un acte qui serait in fine une façon de faire de l'Europe plus forte militairement un supplétif de la puissance militaire américaine. C'est bien l'idéologue qui parle, qui identifie automatiquement la puissance militaire au capitalisme mondial, qui identifie automatiquement la cause de la direction américaine à celle des directions européennes. La pression des événements conduit à des évolutions complètement différentes et qu'il est doublement justifié d'apprécier peut-être comme radicalement contraires. Aujourd'hui, à cause de la réalisation de plus en plus marquée de la forme de la politique belliciste américaine, l'idée de dépenses militaires européennes supplémentaires commence à prendre une tout autre signification. Un journaliste britannique disait très récemment que ces augmentations de dépenses militaires sont nécessaires si l'Europe veut devenir « a global player » dans la politique mondiale, et cela parce que les Américains ont imposé cette règle que l'affirmation internationale passe aujourd'hui par l'affirmation militaire. « Global player », qu'est-ce que cela signifie aujourd'hui, pour un Européen, en fonction du climat qu'on connaît et qu'on a rapidement rappelé ? Cela signifie la capacité d'influer sur la politique américaine, de la freiner, de la forcer à une réorientation, de proposer une alternative à cette politique, etc. Et le constat est de plus en plus réalisé que cela ne sera possible qu'au travers de la puissance militaire et au poids qu'elle donne. Le commentateur Roy Denman, ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne, suggère cette approche, mais en se concentrant sur la problématique britannique, dans son texte « Blair Should Fold His Flying Circus », publié dans l'Internationald Herald Tribune du 9 février. Denman écrit notamment :

« Yet if Tony Blair were to give up believing his spin doctors, there are two considerable services he could perform for Britain in Europe and Britain in the world. The first is to take the lead in persuading Britain's European partners that unless they spend more on defense, a uniting Europe will not count in world affairs. It is no good Europeans grumbling about American unilateralism. Americans have paid for a military machine which has no equal in the world. They are not going to share it with a motley collection of divided Europeans who cannot afford more than the present day equivalent of the bow and arrow.

» The second is to end Britain's position as half in and half out of Europe. This depends on Britain adopting the Euro. Tony Blair's policy is to wait until an assessment is made of some economic tests. But the real question has already become a different one. Is Britain prepared to join the European federation now in the making? This will need a massive campaign to convince the British public. But unless Tony Blair shows the leadership to place Britain firmly in Europe and to move Europe to rearm, strutting round the world stage will avail him and Britain very little indeed. »

La question des moyens du “réarmement” de l'Europe, selon le terme employé par Denman, n'est nullement décisive, comme pourraient avancer les critiques techniciens d'une telle évolution, qui parlent en termes techniques de volumes et de quantités (c'est-à-dire, par exemple, le temps qu'il faudrait pour l'Europe pour arriver au niveau de l'Amérique). Quelques décisions européennes au niveau des matériels et des structures militaires, une orientation différente (vers la hausse, évidemment) des budgets de la défense, essentiellement des grands pays européens, suffiraient à amorcer un changement fondamental de l'état d'esprit qui détermine la perception de l'évolution d'une puissance, qui est l'essentiel ici.

C'est effectivement le point essentiel et, du coup, l'enjeu apparaît d'une force considérable. Il s'agit de la possibilité d'un changement fondamental d'approche, sous la poussée de la politique belliciste américaine, perçue comme de plus en plus insupportable par les Européens. On passerait, dans le cas de l'Europe, de la dialectique de l'alliance inconditionnelle à la dialectique de l'affirmation de puissance autonome, et on y passerait en insistant sur l'aspect militaire, selon les règles imposées par les Américains eux-mêmes. Cela conduirait nécessairement à une situation de concurrence forte avec la politique militariste d'hégémonie militariste américaine, confirmant évidemment que seule l'Europe a aujourd'hui l'organisation, la structure, et l'autorité que donne la tradition, pour jouer ce rôle contestataire. Notre appréciation est que les événements poussent aujourd'hui, et à une très grande vitesse, vers ce changement fondamental. Cela est d'autant plus le cas que l'alternative, pour l'Europe, est à l'image de la position des Verts telle que Schwartz la montre involontairement : une abdication de toute possibilité d'exister de manière autonome. Pour l'Europe, cela signifierait, à terme très rapide, la dissolution des structures européennes avec le désordre politique et la renaissance des antagonismes nationalistes ouest-européens comme perspective inéluctable.