De l’inconvénient d’une psychologie binaire et manichéiste

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De l’inconvénient d’une psychologie binaire et manichéiste


16 septembre 2003 — Une déclaration du général Ricardo Sanchez, U.S. Army et chef du théâtre d’opération en Irak, doit faire sensation. En général, elle a été ignorée, ce qui est finalement normal par rapport à l’état des préoccupations des commentaires habituels.

Cette déclaration est faite au Los Angeles Times, qui la publie dans ses éditions du 14 septembre. Sanchez est interrogé sur la situation générale en Irak, qu’il détaille dans divers domaines. Il a surtout quelques appréciations générales, — et celle-ci, qui retient notre attention et fait qualifier de « High-Stakes Fight » la mission de Sanchez en Irak :

« Echoing President Bush's statements linking the war to topple Saddam Hussein to the war on terrorism, Sanchez said the stakes were too high to think of quitting. “We've got to realize that this is a critical battlefield for America itself. This is where we have to win I am absolutely convinced that if we don't win here, the next battleground will be the streets of America. We can't allow that to happen.” »

Sanchez situe ainsi l’importance de la bataille en Irak, mais il montre surtout une évolution psychologique qui est en train d’affecter toute la direction américaine, qui pourrait, qui devrait avoir des conséquences graves. La déclaration de Sanchez signifie :

• La bataille en Irak est incroyablement dure. Les réalités du combat quotidien sont très pesantes et déstabilisantes pour les forces US.

• La dureté de cette bataille est si grande qu’il faut la justifier par l’importance de l’enjeu. C’est le sens de la déclaration du 8 septembre de GW, où la bataille est présentée comme l’affrontement central entre le monde civilisé et le mal. Cette idée est d’ailleurs répandue dans les forces US, qui sont soumises à une constante mise en condition à cet égard, et qui jurent qu’elles se battent avec Dieu, évidemment, à leurs côtés. (Il ne nous semble pas qu’il faille voir là-dedans une manipulation, mais, au pire, une auto-manipulation. Le simple GI, comme GW lui-même, croit effectivement que Dieu est de la partie, qu’Il est où l’on sait, et que la partie est la bataille ultime [disons Armageddon].)

• En conséquence, il est impératif de faire des prévisions qui soient à la hauteur de cette situation telle qu’elle est peinte, selon les techniques virtualistes qui semblent avoir réellement modifié les psychologies. Comme ce virtualisme, qui n’est plus mensonge puisqu’il est une construction totale de l’esprit, ne constitue en aucun cas une tromperie mais qu’il s’agit d’une conviction fondée sur une réalité reconstruite, il n’y a aucune raison de croire que ces prévisions soient arrangées, qu’elles ne soient pas appréciées comme sérieuses par ceux qui les font et ceux qui les entendent. Par conséquent, oui, l’Irak est la bataille extérieure ultime qui, si elle est perdue, débouchera sur la bataille ultime pour l’existence de l’Amérique.

• Il faut noter que cette prévision du général Sanchez n’est pas isolée, ni exceptionnelle. Dans une très récente chronique, le 15 septembre, Patrick Buchanan rapporte, en passant, que c’est une thèse désormais courante à Washington, ces jours-ci. La logique que rapporte Buchanan est effectivement celle du “combat ultime”, du combat où, si l’Amérique devait céder, les “terroristes” vainqueurs courraient à leur poursuite jusque dans les rues des villes états-uniennes.

« In 1983, after 241 U.S. Marines were massacred in a truck bombing at the Beirut barracks, President Reagan pulled all the Marines out. In 1993, when 18 Army Rangers lost their lives in the ''Black Hawk Down'' firefight in Mogadishu, President Clinton pulled all U.S. forces out of Somalia.

» We cut and ran, say the president's men. These retreats convinced our enemies we cannot stand casualties and will cut and run if enough American blood can be spilled.

» Iraq is thus where we must stand and fight. For if we do not defeat the terrorists there, we will have to fight them in our cities... »

L’important dans cette situation est la formidable évolution psychologique qui s’est développée en quatre mois, d’une Amérique triomphante, arrogante, “sûre d’elle-même et dominatrice”, se transformant en une Amérique sonnant l’alarme de l’ultime bataille pour la survie, acculée au mur qu’elle a dressé elle-même, assurée désormais que cette bataille irakienne contient le poison fatal à sa sauvegarde si elle n’est pas gagnée. Cette évolution est stupéfiante, particulièrement sa vitesse.

Ce qui est également stupéfiant, d’autre part, c’est la révélation que le “maillon faible” (pour employer une expression au goût du jour) dans la puissance américaine, c’est moins la résolution du peuple américain que la psychologie de ses dirigeants. On croyait que les revers irakiens allaient conduire à une érosion du soutien populaire à l’action de GW Bush. Cette érosion a lieu, mais elle est étrangement précédée d’une tendance à l’effondrement, à la fragilisation extrême de la psychologie de la direction américaine. Ce fait est fondamental et porteur des menaces les plus graves contre la stabilité du régime US.

Lisez l’analyse de Buchanan, analyse rétrospective de la tactique de Ben Laden/Al Qaïda :

« But our enemies know us better than we know ourselves. We are reacting exactly as they anticipated and doing exactly what they want. Full of wounded pride and outraged patriotism, we lunged right into the trap baited for us on Sept. 11.

» The terrorists who drove those airliners into the Pentagon and World Trade Center did not expect to bring down the U.S. government or force the surrender of the United States. They are fanatics, not fools. The wanted to wound, bleed and provoke America into lashing out.

(...)

» By sending an American army to occupy Baghdad, the seat of the caliphate for 500 years, we played into al-Qaida's hands. We are where they want us. We are where they can get at us. We are where they can kill us on their timetable, on their own turf. »

... Pire encore. Ben Laden/Al Qaïda, en déclenchant cette chaîne d’événements qui conduit à l’Irak, a semé le plus terrible poison imaginable : le doute mortel au coeur des psychologies simples des dirigeants américains, des psychologies incapables de quitter le mode binaire de raisonnement. Au concept du “Bien contre le Mal”, à l’idée de “qui n’est pas avec nous est contre nous”, a succédé l’effrayante notion de “la victoire en Irak ou la défaite totale de l’Amérique”. Sanchez nous dit que l’Irak n’est pas le Viet-nâm. Bien d’accord, — c’est pire.


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