“La ‘Liberté’ est devenue notre prison”

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“La ‘Liberté’ est devenue notre prison”


12 octobre 2007 — James Carroll, qui est connu de nos lecteurs, a écrit un texte qui apparaîtra ambigu (Boston Globe du 10 octobre, repris le 12 octobre 2007 dans l’International Herald Tribune); le terme extrême de cette ambiguïté concerne in fine le problème évidemment fondamental du sort/de la fin de l’Amérique. Nous disons in fine car la chose est plutôt évoquée d’une manière presque secondaire mais assez claire, “secondaire” parce que sans être explicitée après avoir été mentionnée.

Le titre n’est pas sensationnel mais dramatique. Sa signification profonde est bouleversante: «A troubling turn in American history.»

Carroll commence par énumérer certains cas d’erreurs et de fausses orientations de l’histoire US, constatant qu’à chaque fois il y eut reconnaissance de l’erreur, tentative de correction, plus ou moins réussie, etc. En un sens, il y avait conscience de l’histoire en train de se faire, et appréciation relative des événements, avec intervention pour tenter de les corriger. Il constate que ce n’est plus le cas. L’Irak, en un sens, c’est bien cela, et pour cette raison ce n’est pas le Vietnam. Dans le cas du Vietnam, à partir d’un moment-clef (disons l’offensive du Têt de février 1968), il fut reconnu qu’une victoire était impossible, que le Vietnam était une erreur et qu’il fallait désormais songer à s’en désengager; que le désengagement ait été cruel, raté, hypocrite, etc., — certes, mais il y avait eu reconnaissance de la faute ou de l’erreur, et la réaction. Avec l’Irak, rien de semblable.

Voici le passage où Carroll, à l’aide d’exemples précis, expose le problème qu’il identifie :

«…That brings us to today. If this nation followed the pattern of its own historic reckoning with the ever unfinished work of public morality, political discourse would be defined by the dual-project of eliminating nuclear weapons and building international structures of peace. Instead, we are paralyzed by a war that no one wants, unable to change what matters most.

»Last week, this story reached a climax of sorts, with developments like these:

»War Cost. With new budget requests, the Iraq war price tag jumped over the $600 billion mark — enough, extrapolating from figures of the National Priorities Project, to add 9 million teachers to public schools for a year. Where would American education be if that happened instead? And where Iraq?

»Mercenaries. We learned that the United States government has surrendered to “private contractor” hit squads the primal function of protecting its own diplomats in Iraq. Such unaccountable and profit-driven forces betray the foundational American military ethic. Hessians at last.

»Abolition. Barack Obama made a major speech calling for a return to the long-abandoned goal of nuclear elimination. “We need to change our nuclear policy and our posture, which is still focused on deterring the Soviet Union — a country that doesn't exist.” The major news media ignored this important declaration, obsessing instead with horse-race polls and fund-raising totals. Nuclear reform (antidote to proliferation and terrorism both) is not a campaign issue.

»Torture. The Bush administration was revealed to have again secretly approved “enhanced” interrogation methods at restored CIA “black sites,” where prisoners are once more held without treaty protections — measures that Congress and the Supreme Court have already rejected. Despite scandals, U.S. torture continues.

»These developments would be disturbing enough, but what they point to is an interruption in this nation's most important public tradition — the movement from recognition of a problem to its attempted resolution. From ill treatment of native peoples, to enslavement of Africans, to temptations to empire, to a religious embrace of violence, to Red Scare paranoia, to an insane arms race — we Americans have had our failings. But we have faced them. The capacity for self-criticism and change has defined our history. But that is not happening today. We are in an arms race with ourselves, and will not stop. Our unjust war is just unending. Our politics and media, meanwhile, form a feedback loop of banality. “Freedom” has become our prison.»

Nous avons volontairement souligné la dernière phrase, — “La ‘Liberté’ est devenue notre prison”, que nous jugeons ambiguë, qui est l’illustration de cette ambiguïté générale signalée plus haut. Cette ambiguïté n’est pas le fait d’un esprit confus, qui distingue mal les choses et lance l’une ou l’autre phrase, pour prendre date mais sans y rien comprendre. Cette ambiguïté serait plutôt de la prudence et de la réticence à aller jusqu’au bout d’un raisonnement né des constats que nous offre Carroll. La cause en est qu’on devine bien quelle bouleversante conclusion nous attendrait, — qui ne serait rien de moins que la mort de l’idée américaine et de l’Amérique aussi bien en tant que nation (fausse nation à notre sens, et tout est là) qu’en tant qu’idée historique révolutionnaire.

Le dernier paragraphe forme la conclusion. Elle suit immédiatement la phrase ambiguë à laquelle nous nous sommes attachée (“La ‘Liberté’ est devenue notre prison”). Elle est elle-même marquée par ce trait de l’ambiguïté — suggérer mais ne pas affirmer la vraie conclusion à laquelle aboutit Carroll. «Does all of this reveal a deeper flaw in our moral narrative itself? After all, we say today that our story began with Columbus. But what about the ones who welcomed him?»

La conclusion résume l’histoire même de l’Amérique, et suggère son échec désormais irrémédiable et inéluctable. Il ne reste plus qu’à attendre que les événements sanctionnent cette irrémédiabilité et cette inéluctabilité. Ce n’est pas rien pour Carroll, auteur extrêmement critique du système mais qui a (jusqu’ici?) gardé l’espoir d’une réforme radicale qui renverserait le cours des choses et tuerait le monstre qui dévore l’Amérique.

La Liberté est-elle liberticide?

A quoi se résume le constat de Carroll, si l’on écarte l’ambiguïté née de la réticence qu’on a décrite? La phrase signalée est ambiguë dans son contexte mais elle se découvre clairement en elle-même. “La ‘Liberté’ est devenue notre prison” affirme une chose bien précise, indiscutable selon la forme proposée. L’Amérique a succombé à l’exercice de ce qui était apprécié comme sa vertu absolument fondamentale: la liberté. Ce constat nous autorise à pousser le raisonnement à son terme, — malgré les guillemets et la majuscule pour le mot “Freedom”, — ou plutôt à cause d’eux, car alors c’est bien le principe suprême qui est désigné, les guillemets suggérant combien ce principe a donné son contraire.

Si la liberté est devenue notre prison, quel espoir reste-t-il? En bonne logique, cet espoir devrait passer par la liquidation de cette liberté devenue monstre qui nous emprisonne. Il ne s’agit pas du constat que la liberté a été bafouée, déformée, trahie ; non, c’est la liberté elle-même qui nous a trahis. La liberté n’est donc pas la libération de l’homme mais, au contraire, son emprisonnement. On comprend que Carroll hésite à affirmer cela, même si l’on peut juger critiquable qu’il ne le fasse pas. Vis-à-vis de lui-même, ce jugement serait terrible et bouleversant.

Les exemples qu’il offre dans l’extrait choisi là-dessus ne sont pas des accidents mais l’illustration d’une tendance désormais assez systématique pour qu’on la juge structurelle et par conséquent irrémédiable. Son affirmation n’est pas un jeu de l’esprit, une proposition théorique, une hypothèse, c’est bien le constat d’une situation de fait. La spéculation n’est plus de mise. Nous en venons au simple réalisme de nous incliner devant la réalité.

Les situations qu’il décrit sont les résultats d’une évolution générale paradoxalement caractérisée par la liberté. Les divers processus ayant conduit à ces situations se sont déroulés sans entraves, “en toute liberté” justement. La liberté a conduit à des situations diverses toutes caractérisées par l’emprisonnement, — par le contraire de la liberté. Le rappel des origines est le motif final d’absence d’espoir d’un renversement. A l’origine de l’établissement des colons au nom de la liberté, il y a une “trahison de la liberté”: «But what about the ones who welcomed him?» (Ceux-là, les Indiens, ou “Native Americans”, que nous avons privés de leur liberté jusqu’à leur extermination?) … Mais non, justement, si ce n’était pas “la trahison de la liberté” mais l’acte de la liberté tout court, découvert comme paradoxal et vicieux irrémédiablement, une “trahison de la liberté par la liberté”? La liberté acquise par les colons se forme et s'affirme en emprisonnant les autres, les Indiens, en les privant de leur liberté, en les détruisant. La liberté détruit la liberté. La “narrative”, mot qui va mieux pour l’Amérique qu’Histoire, a détourné tout cela par la dissimulation, le mensonge, la falsification.

(Si l’on fait l’objection de l’injustice, ou l’inégalité des forces en présence, notamment économiques, qui conduisent l’évolution en toute liberté à des triomphes qui ménagent le contraire de la liberté, on n’a rien résolu. Lutter contre cette injustice ou cette inégalité suppose une action “arbitraire”, en général d’un pouvoir public, qui est, selon la conception américaniste et sans contredire la logique, l’antithèse de la liberté, et par conséquent une attaque mortelle contre la liberté.)

Voilà l’arrêt de mort de l’Amérique. Cette nation qui n’en est pas une, qui n’a aucune transcendance pour la soutenir au-delà de ses avatars terrestres, s’est construite totalement sur la liberté. (Contrairement à nombre d’analyses, notre appréciation est effectivement que le régime américaniste n’est pas oppressif, — même s'il est “policier”. Il est à la fois conformiste, régulé, niveleur et, plus récemment, virtualiste. Mais, dans ce cadre qui n’impose rien de politiquement contraint, la liberté occupe la place centrale. Elle est essentielle notamment parce qu’elle est la condition de l’économie capitaliste, — liberté vis-à-vis de toute entrave régulatrice de la puissance publique.) La liberté se révélant tromperie et contraire d’elle-même, et liberticide par conséquent, détruisant d’abord celle des autres puis, en phase finale, se détruisant elle-même. Ainsi en est-il pour l’Amérique.

Il ne fait aucun doute que, s’il est confirmé et accepté, ce constat dramatique pour l’Amérique vaudrait également pour nous, Européens, qui plaçons cette valeur au-dessus de toutes selon les conceptions de la modernité. Mais notre situation est différente parce que nous avons une tradition et une légitimité historiques qui ne dépendent pas de la seule liberté; dans certaines conditions, on peut concevoir que cette situation pourrait en théorie préserver la liberté sans en devenir prisonniers, en contenant son paradoxal caractère liberticide; le vice fondamental de l’Amérique serait alors d’avoir choisi la seule liberté pour se construire, et d’avoir rejeté les structures historiques qui pourraient conduire à une autre issue que l’auto-destruction. Quoi qu’il en soit, le débat abordé par ces quelques remarques de Carroll est bouleversant.


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