La France qui flotte

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La France qui flotte

La politique iranienne de la France est une chose étrange. Ses effets sont étranges. On peut sans aucun doute y retrouver certains aspects contradictoires de ce que nous nommions, dans un autre texte, le 22 septembre, “la quadrature de Sarkozy”. Le seul aspect de cette politique qu’on peut juger compréhensible, — ce qui ne signifie pas nécessairement justifiée, ni avisée, — c’est la logique qui l’a conduite, qui est une logique bien française (bien cartésienne).

On peut la résumer en trois points, — un essentiel, deux complémentaires ou accessoires.

• Résumé des trois points

• Le durcissement de la France à l’encontre de l’Iran semble rencontrer une vision très légaliste de la crise. Pas de bombe pour l’Iran à cause du traité de non-prolifération. Cette affirmation est peut-être un peu courte si l’on juge des multiples cas où le traité est traité lestement; alors, on l’appuie par l’argument différent, plus “réaliste”, de la stabilité. (Mais là aussi au nom d’une vision un peu courte de la stabilité, — car qui peut avancer avec certitude qu’une bombe iranienne conduirait à l’instabilité dans la région? Où est la “stabilité” que menace la bombe iranienne? Dans quelle mesure les deux possesseurs effectifs de bombes nucléaires illégales de la zone, Israël et le Pakistan, participent-ils à la “stabilité” en question? Grâce à leurs bombes?) Tout cela s’appuie implicitement, même si on ne l’a pas voulu expressément ainsi, sur la conviction que les Iraniens veulent la bombe. (Le ministre Kouchner est allé jusqu’à nous informer, le 22 septembre, que «[c]ertains experts affirment que huit à neuf mois seulement sont nécessaires (à l’Iran) pour avoir une bombe atomique»; c’est montrer une singulière expertise en cédant un peu vite aux vapeurs de l’American Dream; mais Kouchner se trouvait à Washington et sans doute venait-il d’être “briefé” par les “experts” néo-conservateurs type Michael Ledeen, qui ont la spécialité de telles prévisions très futuristes; ils les avancent depuis à peu près quatre ans, ce qui, en faisant les comptes, signifierait que l’Iran en est au moins à sa quatrième ou cinquième bombe.) L’alacrité des Français s’explique peut-être parce qu’ils ont l’impression de revivre l’avant-guerre d’Irak de l’autre côté, — du bon côté. Cette fois les armes de destruction massive existent, on ne les a pas encore rencontrées mais c’est une question de mois selon le ministre; l’Iran est en contravention au regard du Droit si vénéré et respecté, et si la France se réfère au Droit elle est surtout aux côtés des USA. Bonheur au Quai.

• Le deuxième point du raisonnement, et le premier des deux points accessoires, c’est l’évolution des relations avec les USA grâce à cette politique iranienne de la France. La chose paraît logique mais aussi évidente. Les relations avec les USA ne peuvent que s’améliorer si la France durcit sa position contre l’Iran. Rien à redire à cela, ou au principe de cela. Pour la réalité, c’est autre chose (voir plus loin).

• Le troisième point du raisonnement, c’est l’Europe. Autant la France avait paru isolée en Europe lors de l'avant-guerre de l’Irak, autant elle reprendrait la main cette fois, en affirmant son durcissement face à l’Iran. Car, pense-t-on (à Paris) en bons réalistes, tous les pays européens sont pro-US ; par conséquent, une France pro-US à cette occasion, avec en plus sa vocation à diriger l’Europe, la dirigera complètement après cette fine manœuvre. (Cela rencontre les raisonnement à la hache des commentateurs américaniste tels qu’on les cite par ailleurs dans notre Bloc-Notes du 4 octobre; lorsqu’on nous annonce que, grâce à sa position pro-US, Sarko va emporter la mise: «With Sarkozy seeking to establish himself as the new leader of Europe, challenging the position of the German chancellor, Angela Merkel, Poland in particular wants to use the visit Monday to establish much closer contact with Paris.»)

• Premier point, sur l’essentiel (l’Iran)

La tactique française ajouterait l’avantage de l’efficacité à la superbe de la raison si le partenaire principal avec lequel elle se développe (les USA) était un partenaire stable et rationnel. On sait que ce n’est absolument pas le cas. Le problème, aujourd’hui pour les Français, est que Washington est en train de passer, – si ce n’est fait, – de l’argument du nucléaire à l’argument du “droit de suite” à partir de l’Irak pour justifier l’attaque. C’est ce que confirme Seymour Hersh dans son récent article (daté du 8 octobre).

C’est le même Hersh, comme nous le signalions le 3 octobre, qui signale la position embarrassée des Français: «The French actually are not interested in bombing but they're very worried about the nuclear issue. They think Washington by walking away from the nuclear issue is making a mistake. That may be — I don't know. Sarkozy is off the wall with...»

Effectivement, cette dérive US n’est pas agréable à la raison des Français. L’hostilité à la bombe est appuyée sur des principes. Une attaque US à partir de l’Irak est appuyée sur des estimations qui viennent du bouillonnement et du brouillement des évaluations américanistes dont on sait ce qu’il faut penser; elle est faite à partir d’un pays dont l’invasion est toujours considérée comme une “faute” par les Français. Il s’agit dans ce cas d’une attaque dont on sait qu’elle a d’abord pour justification le désir des USA de ne pas perdre, face aux Iraniens, la prépondérance hégémonique sur la région. L’aventure devient beaucoup plus incertaine, beaucoup plus injustifiable. Il faut donc s’attendre à des lendemains qui déchantent et qui peuvent conduire à des remises en cause d’une politique (rapprochement avec les USA) à peine entamée.

Ces développements sont par ailleurs curieux parce qu’ils caractérisent une politique iranienne de la France qui n’est pas vraiment différente dans ces fondements, de ce qu’elle fut jusqu’alors. Kouchner, homme bien connu pour sa logique et sa rigueur, n’a pas tort lorsqu’il dit que la France n’a pas vraiment changé, donc pas vraiment “durci” sa politique contre l’Iran ; elle a “durci” l’application d’une politique inchangée. Cela rend d’autant plus consternants les effets de cette politique.

Ceci, du Daily Star de Beyrouth, du 6 octobre: «Speaking in Ankara Kouchner denied that France had changed its position toward the Islamic Republic.

»“France has not hardened its position on Iran. Iran is a great country that we respect and with which we speak constantly and will continue to speak,” Kouchner told a joint news conference with his Turkish counterpart, Ali Babacan, on Friday. “This great country must respect international rules ... France will do all it can in its relations with this great country to ensure that the crisis is resolved.”»

• Deuxième point, sur la première question pas vraiment accessoire (relations avec les USA)

L’habile manœuvre ne l’est pas tant que ça. Nous avons déjà indiqué, dans le même Bloc-Notes du 3 octobre, les péripéties et manœuvres diverses qui accompagnent l’intronisation officieuse et assez cocasse de Sarkozy comme nouveau “meilleur allié de Washington en Europe”.

Pour les Américains, l’image pro-US de Sarkozy est d’abord utilisée, dans le temps courant, dans un but précis: empêcher le Britannique Brown, en suscitant la crainte d’un éloignement des USA par substitution avec le Français, d’avoir “une politique trop “indépendante” des USA. Tout cela est cocasse (suite). Brown n’a aucune velléité de réelle indépendance mais la paranoïa US risque de le mettre en mauvaise posture à cet égard. Tout le monde devrait savoir que la France ne peut remplacer le Royaume-Uni parce que la France n’a, malgré son actuel et habile ministre des affaires étrangères, aucune expérience en matière de servilité et que sa position fondamentale d’indépendance et de souveraineté, quasiment du point de vue psychologique jusqu’au niveau technique, empêche ce remplacement. On a déjà des signes de l’impossibilité pour les Français de s’aligner comme font les Britanniques.

Le “rapprochement” français des USA est donc d’abord une affaire de faux-nez, chacun jouant double jeu dans un jeu qui se fait à trois (France-USA-UK) et non à deux. L’affaire iranienne ne peut qu’ajouter à cette confusion parce que, comme on l’a vu précédemment, les motifs fondamentaux sont différents. Les Français ne savent pas cacher cette sorte de différence, au contraire ils seront conduits à la proclamer si elle devient impérative comme signe qu’“entre amis on peut tout se dire”. Les Français n’ont toujours pas compris, et sans doute ne comprendront-ils jamais, que les USA veulent en Europe un allié soumis et non un allié privilégié. La vertu totalement involontaire des Français, qui est plutôt une vertu de la France elle-même, est que, même lorsqu’ils veulent le faire ils ne savent pas faire, — nous voulons dire : être un allié soumis. Cela demande des dons qu’ils n’ont pas et que les Britanniques ont, au contraire, puisqu’ils ont la capacité de se faire croire à eux-mêmes que leur soumission c’est de l’habileté et c’est presque leur honneur.

• Troisième point, sur la deuxième question pas si accessoire que ça (l’Europe)

Les Français extrêmement intelligents n’ont toujours rien compris à l’Europe. Ils croient être seuls, isolés en Europe, avec 26 petits diables, le drapeau yankee peints sur la figure, dansant une ronde satanique autour d’eux. Pauvre France, encerclée, menacée… Sarko, tacticien hors pair, a eu cette idée géniale: à l’occasion de l’affaire iranienne, il se peint lui-même un drapeau yankee sur le visage et il remporte la timbale en chocolat en devenant “roi d’Europe”. Moralité: “Bruxelles vaut bien un ‘Stars and Stripes’”.

Tout cela est cocasse (suite et re-suite). Là aussi, les Français n’ont pas compris grand’chose. Ils n’ont pas compris que le pro-américanisme des autres pays de l’UE n’est pas une politique mais une soumission, qu’elle n’engendre aucune initiative mais simplement l’acquiescement quand les pressions sont trop fortes, qu’elle ne constitue en rien la partie dynamique de leur politique, que cette partie dynamique, par contre, si étique qu’elle soit, répond à quelques références nécessaires. De ce point de vue, la politique indépendante de la France est une référence fondamentale pour les Européens, d’abord pour la raison évidente qu’ils (les Français) sont les seuls à avoir cette politique. Cela ne signifie pas que les Européens suivent la France mais que, souvent, ils se réfèrent implicitement à la politique française pour certaines impulsions de leurs propres politiques. Ce ne sont pas des choses qui se disent officiellement mais qui se vivent au jour le jour, — “qui se vivaient” pour ce qui concerne l’Iran, puisque la politique française est devenue ce que l’on sait.

D’une façon générale, les partenaires de la France ne cessent d’être stupéfaits par le maximalime français dans la crise iranienne, notamment pour obtenir de nouvelles sanctions de l’UE contre l’Iran. Lors d’une réunion des ministres UE fin septembre, il avait été conclu que, pour de nouvelles sanctions, on en resterait dans le cadre de l’ONU, c’est-à-dire qu’on attendrait novembre pour savoir ce que déciderait l’ONU. Une semaine plus tard, les partenaires de la France reçoivent une lettre de Kouchner revenant sur l’idée de sanctions UE décidées d’une façon autonome par l’UE. Stupeur à nouveau, puis colère. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche notamment ont dit leur opposition résolue et de plus en plus impatiente à ces pressions françaises. A la Commission, pourtant diablement pro-US, on est consterné parce que la France brouille le jeu d’une politique UE commune. Au niveau pratique, celui qui sort renforcé jusqu’ici c’est Solana, qui a une position moyenne, qui parle aux Iraniens et à qui les Européens déçus par la France tendent à faire de plus en plus confiance. Est-ce là “le jeu de la France”?

Dans cette affaire, la France a complètement perdu sa position médiane, sa position de référence d’une politique indépendante, éventuellement d’une politique française indépendante devenant une politique européenne indépendante. C’est l’Allemagne qui l’a remplacée, contrainte et forcée. L’Allemagne n’est pas taillée pour cela parce que, ce qui donne (donnait?) à la France sa puissance de référence, c’est l’indépendance de sa politique, par conséquent sa force d’être une mesure des choses. Dans le cas iranien, la France est perçue comme maximaliste, alignée sur les USA, donc plutôt dans la position britannique traditionnelle qui est, dans l’UE, nécessairement une position marginale. Nous pensons, et nous croyons que les autres pays UE pensent que la France ne peut avoir en général la position britannique parce que sa structure politique et technique souveraine, sa psychologie l’empêchent d’adopter une telle politique. Dans le cas iranien, la politique française est forcée et contrainte et elle perd sa position centrale et référentielle. Les autres Européens sont surpris, incrédules et furieux. Belle opération.

Ce n’est pas irréversible car, en un sens (et dans le bon sens), la France est prisonnière de ses structures et fondements souverains. A un moment ou l’autre, elle sera obligée d’y revenir en radicalisant son affirmation d’indépendance et de souveraineté, comme Morin est obligé de revenir sur la question de la Georgie et de l’OTAN, parce que la logique des positions artificielles actuellement proclamées l’entraîne trop loin. Ces positions artificielles sont conceptuellement trop faibles pour entraîner un changement de substance, et trop contraintes pour ne pas amener à un moment ou l’autre une réaction brutale dans l’autre sens.

• De la France qui flotte

En attendant, et toujours en restant dans ce contexte iranien (dans d’autres domaines, on sait que la France reste elle-même, illustrant “la quadrature de Sarkozy”), “la France flotte”, c’est-à-dire qu’elle est inutile. Sa “politique” n’est pas fondée sur une trahison, elle est fondée sur la prise en compte de l’accessoire et sur l’ignorance indifférente de la substance. Il est vrai que la substance, ce n’est pas très “fun”, pas vraiment “people”. En ce sens, il n’y a pas de surprise: cette fatigue et cette ignorance de la substance sont à l’image de la vigueur intellectuelle du monde politique. Une des façons les plus sûres aujourd’hui de maintenir la position politique de la France, c’est celle de Chirac dans ses trois dernières années: ne rien faire et rester appuyé sur les fondements comme dans un divan profond et moelleux. (Dès qu’il faisait quelque chose, Chirac, l’événement devenait douteux: voir le Liban dans l’affaire de l’assassinat d’Hariri, où une analyse grossière de la situation se mariant à des considérations personnelles du Président, — on sait lesquelles, — conduisirent la France aux côtés des USA dans une aventure sans lendemain, comme sont aujourd’hui toutes les initiatives politiques d’une élite politique absolument privée de toute capacité d’analyse profonde. Cela n’a pas changé la politique française, ni l’image de la France. Cela a été du temps perdu et l’exposition de la vanité des initiatives du monde politique.) Une méthode un peu plus constructive et créatrice serait d’agir en s’appuyant constamment sur les fondements, comme Sarko le fait avec l’Europe lorsqu’il force pour imposer les vues françaises en faveur de l’“Europe-puissance”, — que ce soit l’économie aujourd’hui, la défense demain.

Dans le temps historique actuel, la France ne peut être un acteur actif de la grande politique générale en cours car cela la conduit nécessairement à une position de complicité temporaire de cette grande politique générale dont elle ne peut être l’initiatrice et dont les fondements lui sont étrangers. Elle ne peut être qu’une référence, tenant ferme ses positions, appuyée sur ses principes fondamentaux,— une référence à la fois de mesure et de résistance, — lançant des contre-offensives là où l’opportunité s’en présente. Tout le reste n’est que vanité qui passe, éventuellement qui pourrait passer avec une certaine brutalité, — car, comme certains le disent, les “scélérats” sont au service des grandes forces qui les dépassent ou bien ils “tombent ignoblement”. Il n’est pas sûr que Sarko sache qui est ce type, ce Maistre.

Bien entendu, tout cela est d’autant plus vain qu’on sait bien que la politique iranienne française, à part quelques imbéciles égarés sur la scène, est d’abord le produit de ce que les Français imaginent être l’intelligence à la fois intransigeante et manœuvrière de la diplomatie française. Elle sera donc conduite à manœuvrer encore, la diplomatie française, toujours au nom de sa vision intransigeante, quand sera venu le temps de l’intransigeance pour d’autres références. La manœuvre sera alors de revenir aux “fondamentaux” (comme Morin). Du temps perdu, tout ça, — mais, vraiment, rien à voir avec un “réalignement fondamental”. Il faut avoir les épaules autrement plus larges que nos zombis politiques actuels (voir Pfaff) pour entreprendre cette sorte de tâche (s’aligner sur les USA). Du temps perdu, mais un temps bien futile. L’Histoire, de son côté, continue sa marche majestueuse.

Aujourd’hui comme hier et encore plus qu'hier, un grand politique doit être absolument humble. Sarko n’est pas doué pour ça. La force des choses l’éduquera ou bien il “tombera ignoblement”. Avec sa pratique du jogging, on imagine qu’il n’aime pas tomber. C’est là son problème. (Mais qui t'a fait Président?)