“Philosophie” de crise(s)

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“Philosophie” de crise(s)

17 août 2007 — «Il y a trop de crises en cours pour que nous portions toute notre attention sur l’une d’elles», commentait hier une source européenne à propos des réactions assez discrètes de la Commission par rapport à la crise boursière. Aux USA, pays de l’argent et de la spéculation boursière, la crise boursière fait parfois les gros titres mais nullement d’une façon que le spectaculaire d’un tel événement aurait fait attendre. Ces détails caractérisent un phénomène intéressant. La crise boursière, qui prend une allure de crise sérieuse, ne mobilise pas toutes les attentions comme elle devrait le faire en “temps normal”. Une crise boursière a toujours été un événement spectaculaire, mobilisant une attention spectaculaire, marquée par la panique qui caractérise, à un moment ou l’autre, cette sorte de crise. Quelle est la cause de cette situation inédite ?

Une première explication s’impose. La crise boursière est “en concurrence” avec d’autres crises qui ont elles-mêmes leurs publics. (Il y a la crise irakienne, la crise iranienne, la crise de l’énergie, la crise climatique, la crise européenne avec la question des anti-missiles, la crise de la globalisation, la crise du pouvoir aux USA et l’état de crise de cette super-puissance, etc.) Nous comprenons, — sans étonnement particulier, — qu’il s’agit là de l’habituelle dictature de la communication mais c’est sommaire et un peu vite dit; il y a aussi et surtout l’active participation de ceux qui en sont prétendument les victimes et qui sont en réalité des complices, — dito, leur “servilité volontaire”…

Ce cloisonnement et cette parcellisation des crises, c’est une situation inédite qui témoigne sans aucun doute que nous nous trouvons dans un temps historique lui-même inédit. D’une façon logique, ces observations conduisent à des constats eux-mêmes inédits, et dont on découvre qu’ils sont marqués par le paradoxe.

• D’une part, le système s’est organisé d’une façon extraordinairement cloisonnée, où des événements sortant du courant, — des “crises”, — peuvent se dérouler en ayant un écho essentiellement dans le domaine concerné, et fort peu en-dehors. D’autre part, les personnes et les milieux concernés par une crise spécifique font très peu référence aux autres crises. Que l’essentiel des commentaires sur la crise boursière, dont la dimension psychologique est archi-connue, ne fassent quasiment pas d’allusions dans leurs explications aux autres crises, aux diverses instabilités politiques, militaires, sociales, politiques, psychologiques bien sûr, en cours actuellement dans le vaste monde est caractéristique. Que si peu de commentaires fassent allusion, à propos de cette crise boursière essentiellement américaniste, à la situation économique américaniste flottant sur un océan de dettes et une situation chronique de quasi banqueroute, à une organisation US totalement gangrenée par la toute-puissance du secteur privé et de ses mœurs, aux folies budgétaires alimentant les expéditions mercenaires outre-mer concoctées par des esprits illuminés, cela devrait être pour un esprit doté d’un peu de bon sens un motif de stupéfaction sans fin.

• Bien sûr, dans les faits ce cloisonnement est une simple disposition d’apparence qui ne doit tromper personne. Ce cloisonnement est une réaction de défense du système et les réactions humaines s’y réfugient pour ne pas avoir à soulever le pansement de la véritable et gigantesque blessure et devoir humer le fumet de la toute proche gangrène qui s’en dégage. L’évidence d’un observateur prenant un peu de champ est que toutes ces crises sont liées à un malaise général, un ébranlement universel, qui font sentir leurs effets dans tous les domaines, et donc qu’elles sont toutes liées entre elles. Chaque crise spécifique, à côté de l’explication technique qu’on s’empresse d’avancer comme si elle expliquait tout, fait partie d’un ensemble mondial totalement déstabilisé.

• Le signe le plus convaincant de cette situation de cloisonnement et d’aveuglement volontaires devant la connexion générale de toutes les crises, c’est le peu d’effets, de réactions, de commentaires qu’ont suscités les déclarations explosives du Comptroller General des USA David Walker, faisant un parallèle entre les USA et la situation de l’empire romain en train de s’effondrer. Toujours la même réaction de la crainte de soulever le pansement, — parce que Walker, lui, ne recule pas devant l’assimilation intime de toutes les crises en cours, dans ce cas pour les USA, comme signes divers d’un même mal : «The Roman Republic fell for many reasons, but three reasons are worth remembering: declining moral values and political civility at home, an overconfident and overextended military in foreign lands, and fiscal irresponsibility by the central government. Sound familiar? In my view, it’s time to learn from history and take steps to ensure the American Republic is the first to stand the test of time.»

• Mais là où le cloisonnement est mis à rude épreuve avec cette crise boursière, c’est que toutes les analogies avec les crises antérieures présentées par les spécialistes pour nous rassurer (avec la crise de l’automne 2001, avec celle de la “bulle Internet”, avec celle de 1998) pèchent par un seul détail, — qui est le détail fondamental. Cette fois, la crise boursière mondiale est née d’une situation spécifiquement et exclusivement américaniste, sans intervention extérieure (comme celle de l’automne 2001 suite à l’attaque 9/11). Il s’agit d’une crise de la situation américaniste per se, ses mœurs, ses us et coutumes, ses croyances, ses conceptions idéologiques, — la situation américaniste normale. Quelque forme qu’elle ait prise et qu’elle prenne, la crise boursière est partie du centre de tout, du centre de la crise systémique mondiale. C’est une originalité qui peut peser de tout son poids. Dans certaines circonstances, cette origine peut se révéler comme un moment de vérité impliquant toutes les autres crises que génère l’empire qui se prend pour la Rome moderne.

Terra incognita

Terra incognita, c’est le titre et le thème de ce “bloc-notes” du jour sur l’incertitude qu’il faut entretenir dans le jugement qu’on doit porter sur la crise boursière. Cette même attitude devrait gouverner notre jugement de la situation que nous décrivons ci-dessus, où le “génie” humain s’est donné les moyens, notamment ceux de la communication où il s’endoctrine lui-même dans le sens qui convient à ses faiblesses psychologiques, d’ignorer ce qu’il lui convient d’ignorer pour répondre à son besoin de conformisme et à la nécessité d’aveuglement que lui dicte ce conformisme.

Terra incognita plus que jamais. Nous sommes dans une “crise systémique”, on le dit assez ; mais il s’agit en fait d’une addition de crises systémiques, si l’on veut, toutes enfantées d’une façon ou l’autre, en plus de leurs spécificités, par un effet général de la crise systémique essentielle, — c’est-à-dire, la crise du système occidental dans son ensemble suscitée par la crise de l’américanisme. Pour cette raison structurelle centrale, toutes les crises sont liées et le fait que nous évitions soigneusement de les lier entre elles en est le signe indubitable. Notre psychologie panique absolument à l’évocation que nous nous trouvions désormais, non seulement dans un système en crise, mais dans un “système de crises” dans le sens d’un système qui n’est plus générateur que de crises.

Il s’agit d’un système si complètement perverti qu’il ne peut plus générer que des crises. Aucune de ses activités, directes ou indirectes, ne peut se manifester par autre chose qu’une activité de crise, — une addition de tensions paroxystiques, de déséquilibres antagonistes, de contraintes arbitraires, pour alimenter une évolution dont le résultat naturel est évidemment l’explosion. Toutes les vertus objectives de la mécanique de système sont mises au service de la production de crises.

La cause fondamentale de cette étrange situation est la perte irrémédiable de rapports entre le système et la réalité du monde. Il n’est même plus question d’appréciations de valeur telles que justice-injustice, paix-guerre, égalité-inégalité, etc. Toutes ces mesures d’une civilisation n’existent plus, elles sont devenues “irrelevant”. Nous nous situons au-delà.

Terra incognita, c’est le cas ou jamais de l’écrire pour décrire la situation du monde. Face à cela, notre réaction est celle de la “philosophie” de l’aveuglement raffiné, — quoique grotesque et retombant dans la grossièreté à force de s’imposer d’une façon forcenée. Le contraire du sens du mot “philosophie”, puisque notre philosophie est celle du refus de la connaissance. La civilisation est entrée dans son double sombre comme un crépuscule et nous en avons l’humeur noire comme de l’encre. Notre sourire, conservé malgré tout, a quelque chose d’une ironie sardonique.

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