La privatisation de la grande politique

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La privatisation de la grande politique


1er août 2007 — Plusieurs nouvelles, par ailleurs détaillées pour la plupart dans notre Bloc-Notes, nourrissent ce F&C du jour. Il concerne l’évolution des USA, ou plus précisément du “système”, dans le sens de sa privatisation accélérée, — selon une nouvelle phase du processus, démarrée à l’occasion de la situation d’urgence développée avec et après l’attaque du 11 septembre 2001.

• Les informations sur la façon dont la guerre en Irak a été privatisée sont nombreuses, mais celles qui sont rassemblées dans l’article du Guardian dont nous nous faisons doublement l’écho sont exceptionnelles par leur ampleur et le spectacle général qu’elles nous offrent.

• Dans une des références que nous signalons ci-dessus, il y a celle qui concerne Rumsfeld et ses intentions d’alors de privatiser le Pentagone, ses forces armées, etc., selon l’interprétation que l’auteur Jonathan Scahill donne du discours du 10 septembre 2001 du secrétaire à la défense.

• Ce jour encore, nous signalons un article d’un très grand intérêt, détaillant l’implication considérable du secteur privé dans le renseignement américaniste.

• On y ajoutera les ventes d’armements avancés, qui sont là pour “acheter” les pays arabes modérés et pour constituer une sorte de “Ligne Maginot” anti-iranienne, — selon l’image de Justin Raimundo. C’est également une intrusion délibérée du secteur privé et de ses méthodes dans une politique importante de et pour l’administration, et une intrusion directe puisqu’il y a d’une façon pratiquement délibérée l’offre de ces livraisons (ventes, certes) d’armements contre des positions politiques précises qui sont demandées à ces pays. Il faut aussitôt noter que le résultat ne semble guère plaider en faveur de la méthode, selon le Times de ce jour, — ce qui implique surtout un jugement très critique des pays arabes pour la politique (la “non-politique”) suivie par Washington:

«Condoleezza Rice arrives in Israel today hoping to breathe new life into the stalled peace process after offering Arab leaders $20 billion (£10 billion) in arms in return for promises to help to stabilise Iraq and counter the growing influence in the region of Iran.

»But the weapons package failed to win any fresh guarantees from the leaders at a meeting in the Egyptian Red Sea resort of Sharm el-Sheikh yesterday, falling well short of Washington’s hopes for a dramatic show of support. Instead, they reiterated past pledges, promising continued financial and political support for Iraq and echoing vows to fight terrorism — goals that they admitted have not yet been met.

»“The commitment was always to help a united Iraq to reach that point of full stability, and that we have been trying to do over the last four years,” said Ahmed Aboul Gheit, the Egyptian Foreign Minister, after a meeting with Dr Rice and Robert Gates, the US Defence Secretary, who are on a rare joint tour of the region to rally support for the faltering US-backed Government in Baghdad.»

La dégénérescence du système

Cette privatisation massive de l’administration et du gouvernement des Etats-Unis, autant que des instruments d’action du gouvernement des Etats-Unis, renforce un débat dont nous avons eu des échos dans ces colonnes. Certains disent d’une part que le gouvernement US, en privatisant et/ou en servant ainsi directement les intérêts privés comme il le fait, fait un “bon travail de gouvernement”, du point de vue américaniste s’entend. Une autre remarque est une variation sur le même thème: les dirigeants du gouvernement US ne sont pas nécessairement des imbéciles, ce sont des créatures du système et ils agissent de ce point de vue avec habileté. Ces deux remarques tendent à donner une autre appréciation que celle que nous donnons nous-mêmes du phénomène.

(Bien entendu, toutes ces remarques sont faites sans impliquer ni modifier notre jugement fondamental sur le système — dont on connaît la sévérité. Nous nous plaçons du point de vue du système.)

Nous renvoyons ainsi nos lecteurs à deux récents commentaires, — du même F&C du 30 juillet.

• “Stéphane”, le 30 juillet : «J’ai du mal à vous suivre. — Ne feriez vous pas une lecture un peu trop française des attributions du gouvernement américain ?...»

• Philippe Le Baleur, le 31 juillet : «La puissance de qui? — Il y a peut-être un défaut dans votre impeccable démonstration – et du reste dans beaucoup de vos démonstrations. Soit dans le but plus ou moins avoué de rester crédible, soit par refus de l'évidence, vous tendez à prendre les dirigeants états-uniens pour des idiots...»

Nous ne sommes pas de l’avis de nos critiques, leurs arguments ne nous convainquent pas du tout. Cette privatisation à outrance de la politique de sécurité nationale, cette manipulation obscène des produits de la privatisation considérée comme une politique “en soi” constituent une grave dégénérescence du système, un pourrissement, voire un effondrement de ses “valeurs”, y compris celle de l’efficacité au bout du compte. Par ailleurs, oui, et selon une appréciation logique, nous confirmons notre jugement de l’extrême sottise, par étroitesse d’esprit, pauvreté de caractère, manque d’ampleur de vue, etc., des dirigeants US. Nous ne parlerions pas nécessairement d’“idiots”, car il se dit qu’on trouve chez l’“idiot du village”, parfois, beaucoup de bon sens. Nous parlerions d’une faiblesse psychologique considérable, qui est le produit direct de la dégénérescence du système exerçant ses effets sur les psychologies de ses “élites”.

Même descendus dans la bassesse où ils se trouvent d’être un simple groupe de promotion de la puissance US au service de l’industrie US en général, ces dirigeants US montrent une incapacité peu ordinaire. Un grand dirigeant d’entreprise US disait récemment que, dans le monde de l’entreprise, une équipe de dirigeants qui aurait géré une grande entreprise comme cette administration a géré l’investissement de l’Irak depuis avril 2003 aurait été déjà licenciée avec pertes et fracas et sans “parachute doré”. Ils n’ont même pas été capables de verrouiller la production de pétrole, qui continue à stagner en-dessous de l’époque Saddam du temps des sanctions de l’ONU. Les analystes nous parlent-ils pompeusement et l’air finaud de l’importance stratégique de l’Irak du point de vue des réserves pétrolières ? Quelle importance si l’on est incapables de les exploiter, ni même d’imposer au parlement-fantôche qu’on a installé le vote d’une loi assurant l’exclusivité d’une exploitation hypothétique de ces réserves aux compagnies US?

(Ce n’est pas pour rien si GW Bush est resté, dans la mémoire de ceux qui l’ont côtoyé à l’époque où ils était “dans les affaires”, comme un homme d’une complète inutilité et d’une insignifiance si grande qu’elle en devenait significative. Voir par exemple, dans Progressive Review du 16 octobre 2004, «How Bush got bounced from Carlyle Board» de Suzan Mazur. On y lit les souvenirs de David Rubenstein, co-fondateur et directeur de la gestion du Carlyle Group, avec notamment cet extrait où Rubenstein décrit l’expérience des trois années de GW dans le Conseil de Direction :

«I said well we're not usually in that business. But okay, let me meet the guy. I met the guy. I said I don't think he adds that much value. We'll put him on the board because — you know — we'll do a favor for this guy; he's done a favor for us. We put him on the board and [he] spent three years. Came to all the meetings. Told a lot of jokes. Not that many clean ones. And after a while I kind of said to him, after about three years — you know, I'm not sure this is really for you. Maybe you should do something else. Because I don't think you're adding that much value to the board. You don't know that much about the company. He said, well I think I'm getting out of this business anyway. And I don't really like it that much. So I'm probably going to resign from the board. And I said, thanks — didn't think I'd ever see him again. His name is George W. Bush. He became President of the United States. So you know if you said to me, name 25 million people who would maybe be President of the United States, he wouldn't have been in that category. So you never know. Anyway, I haven't been invited to the White House for any things.»)

Le comble et le pot aux roses à la fois, c’est que ces dirigeants et ces cadres politiques se piquent d’être des idéologues du marché et, essentiellement, du “marché imposé par la guerre”. (Même les mercenaires sans loi de Blackwater ne sont pas sans foi, donc sans idéologie. Ce sont des chrétiens intégristes US.) Cela explique en partie leurs déboires de gestionnaire. La voie habituelle du système, c’est l’idéologie s’imposant par la démonstration de sa bonne marche, avec l’apparat promotionnel de communication qui va avec, la conviction morale affichée, l’utilisation bien tempérée de l’investissement généreux, etc. Le Plan Marshall, avec ses incontestables aspects constructifs, est un exemple de cette démarche. La sottise des dirigeants américanistes, aujourd’hui, est de tenter d’imposer par la force le résultat de l’idéologie (la démocratie de marché américaniste) avant de laisser faire sa démonstration victorieuse (en l’aidant discrètement par une politique et une diplomatie appropriées). Les impératifs de la politique et du gouvernement au service du système s’effacent devant les effets négatifs des déstructurations idéologiques, y compris contre soi-même. (La privatisation à outrance du gouvernement US est la perversion poussée à son terme. Ce que le système demande au gouvernement, c’est d’avoir assez de force pour être le prosélyte de lui-même [du système], non de se dépouiller de ses forces jusqu’à ne plus se distinguer du système.)

Le rôle du gouvernement qui fait la promotion de ce système, c’est donc de préparer les conditions générales qui permettront à la prédation de ce système de se réaliser sans briser le cadre où il intervient. Il lui faut donc faire de la diplomatie et non pas se transformer en médiocres soldats destructeurs ou en médiocres représentants de commerce qui se font moucher à cause des échecs de leur politique. (Voir ce que pensent les Arabes modérés, vassaux des US, de la situation en Irak et des propositions de livraison d’armes.)

Le système en soi n’a aucune légitimité et ne répond à aucun principe politique légitime. Il est une bataille pour conquérir le monde, pas une harmonie pour apaiser le monde. Il est l’aventurier révolutionnaire (déstructurant) contre le reconstructeur légitimiste (structurant). La sagesse des premières élites du système était de dissimuler ce caractère prédateur derrière un discours apaisant, une bonne éducation acceptable et un savoir-faire professionnel. Tout cela est abandonné au profit de la brutalité pure et du simplisme de la conquête. Les privatisations auxquelles on assiste parachèvent cette course nihiliste par la destruction de l’instrument de prospection du système.

Il faut lire les mémoires de David Rockefeller. Il raconte comment l’ancêtre, le grand John D., se consacra, à l’approche de la cinquantaine, à la gestion de ses seuls dons. Ce n’était pas tant le zèle caritatif que le souci de l’argent “bien” donnée, notamment dans ces fondations qui allaient servir à former les cadres de la Grande République moderne à l’assaut du monde. John D. savait qu’il fallait une grande diplomatie pour que ce système puisse espérer triompher. Ses fondations servirent à former des diplomates de la trempe d’un George Keenan. La génération de GW Bush est le monstre, l’avorton né de la dégénérescence de ce système, — et il suffit de lire ce qu’en pensait George Keenan pour être fixé là-dessus.