L’irrémédiable fragilité du système

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L’irrémédiable fragilité du système

Nous sommes dans un système continu et absolu. Nous ne l’avons pas voulu, ni même choisi d’ailleurs, — nous nous sommes convaincus que nous y sommes. C’est la force et la fragilité à la fois de ce formidable phénomène qu’est notre système de se présenter comme nécessaire, par conséquent sans alternative possible. Cette absence de choix est toute sa vertu, — car il faut qu’il soit vertueux ou nous n’y résisterions pas (voir la politique de la morale), — mais c’est aussi, pour l’esprit humain prétendument libéré de toute contrainte, sa malédiction. La liberté sans un choix n’en est pas une ; on peut dissimuler un temps le pot aux roses mais il dépasse trop de sous les rideaux.

C’est ce qui est en train de survenir en Europe, au système libéral. Il est incontestable que Sarkozy, dans la sorte d’inconscience que donne le vertige de l’action qui ne s’embarrasse pas de trop penser, y est pour beaucoup. Cette “rupture”-là confronte l’Europe à son destin, dont les racines sont l’Histoire même de la civilisation occidentale.

En Amérique, c’est différent. La crise y est bien plus profonde qu’en Europe, parce que l’“île-continent” (Raymond Aron) est refermée sur elle-même, — parce que, tout simplement, c’est l’Amérique elle-même qui joue son existence. Tocqueville notait en 1830 que la seule chose qui unit les Américains c’est l’argent ; que leur caractère, soumis au mouvement continuel qui seul produit la fortune rapide, est l’inquiétude ; d’où un système qui, pour soigner l’inquiétude, recherche la fortune, donc le mouvement, donc l’inquiétude. S’il s’agit d’un cercle vicieux, l’Amérique en est psychologiquement la prisonnière. Elle ne saurait souffrir la mise en cause parce que cette mise en cause la concerne elle-même. L’Amérique est inscrite dans ce système comme la Table des Lois dans le marbre. Si le système craque, le marbre est pulvérisé et les lois deviennent illisibles, — incohérentes, chaotiques et sans légitimité. Les Américains sont confrontés à l’alternative de la psychologie malade de l’acceptation du système devenu fou (GW, neo-cons, les chantres du système, les extrémistes de l’américanisme) et de la psychologie désespérément révoltée devant la folie révélée du système.

Le libéralisme, notre prison sans barreaux

Le paradoxe de ces dernières années, qui est aussi notre tragédie, est que nous nous sommes enfermés nous-mêmes dans une prison sans barreaux. Nous nous sommes convaincus, — certains avec enthousiasme, certains avec résignation, certains dans la plus complète ignorance — que le système représentait l’inéluctable destin du monde. Nous nous sommes institués nos propres gardes-chiourmes. La particularité extraordinaire de cette situation, depuis la fin de la Guerre froide, est qu’il nous semblait inutile de discuter de la nécessité, de la justesse et de la réalité de la dictature du libéralisme.

(Le même Tocqueville, lors de ce même voyage de 1830 dont le but officiel était l’étude du système pénitentiaire américaniste [déjà “américaniste” plus qu’américain…], discutait avec ses interlocuteurs de méthodes où l’on pourrait emprisonner les prisonniers plus sûrement dans un mur de silence hors la communication officielle plus sûrement que derrière des barreaux.)

Le cas français est le plus étonnant. Le cartésianisme français fit, dans ce cas, des ravages. Puisqu’il en était ainsi, puisque la nécessité de la situation était évidente, il fallait la justifier par la raison. De là, cet argument évident, ou plutôt absurdement cartésien, qu’il fallait que la France s’adaptât, “entrât” dans la globalisation comme si elle s’en était tenue écartée jusqu’alors. Cette idée est complètement absurde, d’une absurdité chaque jour démontrée par tous les chiffres disponibles d’une part, par ce qu’il en est de la globalisation du point de vue de son orthodoxie idéologique. Cette idée montre que trop de raison tue la raison en la transformant en déraison. Elle prit corps au lendemain du référendum de Maastricht (le “oui” in extremis de 1992) et s’acheva sur son double négatif, le “non” de mai 2005. Depuis, l’argument de la nécessité d’“entrer dans la globalisation” a sonné comme le chant du cygne d’une école de pensée complètement totalitaire, — celle qui considère que le libéralisme est une nouvelle façon de respirer, rien de moins, — celle qui installe le totalitarisme au cœur de la pensée libérale, soi-disant libératrice.

Destruction et reconstruction

La réalité, on la connaît, ou l’on devrait en apprendre là-dessus. Elle est qu’après un triomphe dans les années 1990 concocté par le charmant Clinton au service des experts de Wall Street, la globalisation a commencé à péricliter au tournant du siècle, après les catastrophes massives du Sud-Est asiatique, de la Russie, de l’Argentine, etc.

Une réaction s’est organisée d’une façon naturelle et presque mécanique dirait-on, contre cette dévastation. Elle a constitué assez naturellement, sans théorie ni plan préconçus, sans publicité non plus (sans “communication”), une sorte d’antidote improvisée. Elle s’est surtout développée dans les pays d’Asie, notamment et en partie à partir du modèle initial de la structure japonaise. Elle a ainsi pris à contre-pied toutes les théories capitalistes qui annonçaient, après les crises de 1997-98 (Thaïlande, Corée du Sud notamment), que les pays d’Asie étaient désormais conduits à épouser le capitalisme libéral et globalisé sans aucun frein.

Le politologue norvégien Johan Galtung définit ainsi cette alternative, dans son intervention du 12 juin 2007, «What Comes After The U.S. Empire?»:

«The two antidotes to the market mechanism that have been effective have been, on the one hand, a welfare state, and on the other hand, protectionism. Microcredit, you can forget about it, these are small drops in the bucket, giving relief to some small groups. The countries that practice it most, Bangladesh and Bolivia, are still at the bottom, economically speaking. The combination of selective protectionism and welfare state, that is the real stuff. The way Japan did it, the way Taiwan did it, the way South Korea did it, the way Hong Kong did it, the way Singapore did it, the way Malaysia did it, with considerable success. You find in the whole of the East Asia/South East Asia conglomerate countries that have been doing exactly this. That is important, and the neo-liberal free market syndrome is of course against that.»

Le modèle américain

Une évolution similaire s’est produite, dans une deuxième phase d’organisation, ou de réorganisation, — voire même de reconstruction, — dans des pays plus puissants, plus nationalement affirmés et plus idéologiquement handicapés par leur passé. De ce point de vue, on peut estimer que la Russie et la Chine ont suivi, par des voies et dans des circonstances différentes, un chemin parallèle. A la subversion du capitalisme que représente le modèle asiatique classique, ils ont ajouté la puissance.

Après les dévastations de leur sortie du communisme intégral, y compris la phase eltsinienne de “capitalisme sauvage” de la Russie complétant la destruction de la Russie par le communisme en un temps remarquablement plus court, la Russie s’est adaptée au capitalisme. Il serait plus précis de dire qu’elle a adapté le capitalisme à ses structures et à ses traditions. La Chine faisait de même, d’une autre façon, parce qu’elle a conservé du communisme une structure politique centralisée. Le résultat fut la création d’entreprises capitalistiques à capitaux publics, ou sous forte influence publique. Ce fut le capitalisme “cul par-dessus tête”, une trahison absolument inimaginable de l’esprit de la chose.

C’est contre cette traîtrise que les plus fervents pratiquants extérieurs du catéchisme libéral sont conduits à envisager de créer des mesures “néo-protectionnistes”. Merkel en appelle à l’exemple américaniste, la trop peu fameuse commission CFIUS (Commission on Foreign Investment in the US), sorte de “chien de garde” de première ligne face aux investissements étrangers aux USA. La Commission européenne répond instantanément “présent”.

Apprécions l’ironie. Le 4 juillet 2007, le Financial Times publie l’interview du chancelier de l’Echiquie Alistair Darling, qui dénonce la ligne protectionniste, notamment en ces termes : «Or you can put the barriers up and, you know, whether it’s stopping Dubai Ports taking over docks in the United States, or saying that Vietnam can’t bring its shoes into Europe, or saying that I will stand behind my tub of yoghurt, I just don’t think that that is a long-term strategy…» Le premier exemple cité (l’affaire DPW en mars 2006 et la gestion des ports US) implique évidemment la logique de l’action de la CFIUS : Darling la dénonce le 4 juillet et Merkel la réclame le 18.

Logique d’Etat

Ce qui n’était au départ qu’une attitude économique structurelle et défensive de pays confrontés aux attaques déstructurantes de la globalisation est devenu, principalement avec la Chine et la Russie, une attitude politique de renforcement et d’affirmation de puissance, — une contre-attaque massive si l’on veut. Cette transformation s’est faite à mesure du redressement économique de ces pays. Le constat historique selon lequel l’économie n’est qu’un outil au service de la puissance politique nationale s’est trouvé confirmé. En l’espace de cinq ans, la Russie a retrouvé une puissance stratégique qui s’exprime en termes politiques à cause du développement de sa puissance économique. Gazprom est aujourd’hui un outil de la politique russe, de sa stratégie, de sa géopolitique.

Ainsi découvre-t-on que l’outil économique est maniée par le projet politique de la nation. Vieille méthode parfaitement affûtée avec un capitalisme qui sert admirablement les structures politiques régénérées, — mais dont le principe apparaît brutalement, en pleine lumière, comme la “trahison” du capitalisme. Du coup, les aventures capitalistes habituelles (investissements, rachat de sociétés étrangères, etc.) deviennent des offensives d’investissement au profit de puissances politiques dénoncées par les chantres occidentaux du capitalisme (sauf les Britanniques, certes) jusqu’à réclamer l’installation d’un néo-protectionnisme.

Les multiples visages de la trahison

La question est de savoir si l’on peut vraiment user du mot “trahison” (du capitalisme/du libéralisme) lorsque l’on parle de cette évolution (russo-chinoise notamment). Nous-mêmes, pouvons-nous avancer que la globalisation ait jamais été une machine objective, qui serve également et d’une façon équitable tous les acteurs concernés, qui soit exempte d’interventions gouvernementales de la part des pays (du pays, si l’on parle des USA) qui l’ont initiée. L’affaire DPW et le jugement que nous en donne le chancelier de l’Echiquier Darling suffit comme réponse pour décrire l’attitude des USA lorsque la “sécurité nationale” (ce concept si élargi pour l’occasion) est en jeu.

D’une façon plus générale, l’activisme de n’importe quelle administration US pour ses entreprises, les connexions de personnes et d’intérêts entre ces entreprises et le gouvernement, enfin la forme même du système américaniste, tout cela vaut bien toutes les participations publiques du monde dans le capital d’une société. Dans ce cas l’“Etat” (c’est-à-dire le gouvernement) n’est pas dans les entreprises, il est le rabatteur des entreprises. Nul n’ignore que ces entreprises US n’ont qu’une seule préoccupation partagée, où leur solidarité est évidente. Aucune société US, que ce soit Exxon, Coca Cola, MacDonald ou Lockheed Martin ne dissimule que sont but évident et suprême est l’américanisation du monde, ou l’expansion de l’américanisme.

Dans ce cas, qui est le cas fondamental du système, la globalisation n’est qu’un masque, un faux-nez pour l’américanisation.

La logique de Sarko et le viol de l’Europe

Dans ce cadre général où soudain les polémiques ont été ranimées autour des rôles respectifs de l’Etat et du capitalisme alors qu’on croyait l’Etat enterré par le capitalisme, l’intervention de Sarkozy vient à son heure. Ce qu’il trouve, c’est une situation de l’Etat paradoxalement régénérée, du point de vue de la perception. A partir du moment où des puissances nouvelles (Russie surtout, Chine) montrent que l’Etat peut tenir un rôle dans une évolution du capitalisme, cela signifie que l’Etat n’est pas une vieille chose déassée. Certes, son rôle est l’objet de polémique, — mais polémiques non tranchées après tout, — et qui peut dire qui a raison des Russes, victimes dans les années 1990 du “capitalisme sauvage” anglo-saxon, ou des Anglo-Saxons, qui manipulent le capitalisme à leur avantage par la corruption et un Etats-rabatteur à la place d’un Etat-participant?

Quoi qu’il en soit, Sarko vient à son heure parce qu’il a dans sa gibecière une rhétorique flambant neuve parce que restaurée. La partition est de Henri Guenot et elle est magistralement interprétée durant la campagne électorale. Il s’agit de la réhabilitation de la nation et de son Etat, pour les électeurs français. La partition marche si bien qu’elle est resservie à Bruxelles, et avec quel succès. Mais le plus grand succès de Sarko à Bruxelles est certainement involontaire. C’est la mise à nu d’une réalité jusqu’alors ignorée. C’est, lorsque Blair se retrouve seul capitulant devant Sarko pour la suppression de l’idée de concurrence libre dans les objectifs de l’UE, de montrer que le libéralisme est loin, bien loin de faire l’unanimité, — si loin qu’il est en fait minoritaire dans cette assemblée, lorsqu’on l’on va au fond des choses.

Le libéralisme (la globalisation) n’est plus qu’une option minoritaire

…En effet, le “message” le plus important — et involontaire, lui aussi, — que les Britanniques nous présentent ces derniers temps, c’est certainement que rien n’est fait, que le libéralisme est si loin d’être installée qu’il est en réalité dans une situation de complète déroute. Constat involontaire, là aussi, et bien surprenant par rapport à ce qui se disait il y a quelques mois encore. (Rappelez-vous les échos de la France en campagne, obligeamment relayés par le FT, qui disaient en substance ceci : la France, évidemment isolée et retardataire, doit enfin entrer dans l’Europe libéralisée et dans la globalisation. L’effectif sera alors au complet.)

On découvre ce constat caractéristique dans cet extrait de l’interview du Chancelier de l’Echiquier Darling déjà cité.

«…I think Europe has got a huge choice to make, you know, if it doesn’t become more flexible, if its economy doesn’t liberalise, it’s going, big though it may be, sooner or later it is going to lose out, and, you know, you can’t just make direct comparisons with the United States which is an equally big economy. The United States is one economy, you know, Europe is not in that happy state. Maybe a single market but you don’t have to go too far to discover that some markets are more global than others and energy and values is a case in point where we all signed up to it in March and three months later you can see already that half of them are saying of course we must liberalise but not yet. So, I think there is an ideological battle there and I think Europe has got to, unless we make the reforms and, you know, some relation to labour market reforms, in relation to people’s ability to trade, to open the process up, then, you know, we’re going to get overtaken by these markets. It won’t happen tomorrow, it won’t happen next week, but it will happen.»

Ainsi, l’Europe a “un choix fondamental à faire” … “si son économie ne se libéralise pas”… “on signe un accord en mars (sur l’énergie) et six mois plus tard vous découvrez que la moitié des signataires disent que nous devons bien sûr libéraliser mais pas tout de suite” … “Il y a une bataille idéologique en cours”… “Cela ne se fera pas demain, cela ne se fera pas la semaine prochaine mais cela se fera”… Nous avons compris: l’Europe libéralisée n’est plus une réalité qui attend impatiemment que le dernier réfractaire (la France) se soumette mais “une bataille idéologique en cours” où la victoire n’est pas pour demain, dont le Chancelier Darling attend l’issue heureuse comme les croyants attendent le Messie, pour le jour du Jugement Dernier.

Les Britanniques jusqu’au bout…

Le croyant, le Croisé du libéralisme est sur la défensive, ce qu’il nous fait bien involontairement sentir avec sa rhétorique churchillienne, circa 1940 en attendant les amis d’outre-Atlantique («It won’t happen tomorrow, it won’t happen next week, but it will happen.»). Il continue à se battre, courageux comme la chèvre de monsieur Séguin, le brave Alistair Darling. Le problème est que, cette fois, les cousins d’outre-Atlantique ne seront pas au rende-vous. Eux qui sont d’habitude la prétendue solution aux problèmes britanniques, cette fois ils sont une partie importante du problème. (Darling le dit explicitement — mais s’est-il avisé de la signification de la chose ? — lorsqu’il cite parmi les sacrilèges du néo-protectionnisme l’attitude US vis-à-vis de DPW dans l’affaire des ports US : «Or you can put the barriers up and, you know, whether it’s stopping Dubai Ports taking over docks in the United States, or saying that Vietnam can’t bring its shoes into Europe…»)

Le paradoxe de ce temps étrange est que la propagande britannique clame en général que le monde entier (et l’UE-sauf-la-France) est libéralisée alors qu’il semble bien aujourd’hui qu’il n’y ait plus que le gouvernement britannique travailliste (avec la Commission européenne en déroute) pour l’être vraiment. Les Britanniques, dans leurs convulsions soi-disant machiavéliques et dans leur étonnante conversion à une attitude totalement idéologique, représentent les derniers représentants d’une époque en voie très rapide d’extinction. Ils sont désormais les représentants solitaires de l’extrême fragilité d’un système qui s’abîme dans d’horribles contradictions.